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mardi 21 février 2023

Insiang - Lino Brocka (1976)


 Insiang habite un bidonville de Manille avec sa mère, la tyrannique Tonya. Elle se démène corps et âme pour survivre dans ce quartier où chômage et alcoolisme font partie intégrante du quotidien. Un jour, Tonya ramène chez elles son nouvel amant, Dado, le caïd du quartier, en âge d’être son fils. Ce dernier tombe rapidement sous le charme de sa nouvelle « belle-fille »…

Insiang est une œuvre-clé, celle qui mettra en lumière le cinéma philippin au yeux du monde, et qui révèlera un de ses talents majeurs, Lino Brocka. C’est à un Pierre Rissient sidéré lors de sa découverte hasardeuse durant un voyage au Philippines que l’on doit la sélection du film à la Quinzaine des réalisateurs lors du Festival de Cannes 1978 où il fera sensation. Quand il réalise Insiang, Lino Brocka est un artiste solidement installé et hyperactif dans l’industrie locale dont il a gravit tous les échelons, débutant au théâtre, passant par la télévision avant de sauter le pas du cinéma – et il maintiendra constamment ses activités au sein de ces différents médias. Un peu à la manière de A Touch of Zen de King Hu (1975), autre découverte cinématographique asiatique majeure de Pierre Rissient à l’époque, Insiang connut un succès mitigé dans son pays avant cette reconnaissance internationale. Des œuvres précédentes comme Tinimbang ka ngunit kulang (1974) ou Manille (1975) avaient davantage rencontrés les faveurs du public, peut-être grâce à un mélange plus prononcé au cinéma de genre que maîtrisait parfaitement Lino Brocka.

On retrouve cependant dans lnsiang les mêmes qualités, c’est-à-dire un réalisme qui n’interdit pas une forme cinématographique stylisée, pas du tout sur le vif, dans le choix de cadrages, compositions de plan et travail sur la photo. Le récit est au contraire un piège qui se resserre lentement et subtilement pour la malheureuse Insiang (Hilda Koronel), maudite par sa seule condition féminine. La jeune fille vit dans un bidonville de Manille avec Tonya (Mona Lisa), sa mère tyrannique et toutes deux représentent de manière différente la soumission des femmes aux jougs des hommes. Pour Tonya, l’homme est synonyme de rancœur à travers le souvenir meurtri d’un époux qui l’a abandonnée, et cause de son comportement cruel envers son entourage et plus particulièrement sa fille dont la seule présence lui rappelle cette blessure narcissique profonde. L’homme est aussi le seul le seul facteur propre à adoucir son cœur, à délester son corps sec de sa raideur sévère, quand elle s’amourachera de Dado (Ruel Vernal), petite frappe ayant l’âge d’être son fils.

Insiang est tout autant dépendante de cette domination masculine, seule échappatoire de son enfer domestique mais son petit ami Bebo (Rez Cortez) est un lâche. Sans pour autant se montrer manichéen dans sa caractérisation, Lino Brocka nous montre cette gent masculine dans toute son abjection. L’arrière-plan du récit nous montre un groupe d’hommes anonymes et sans emploi passant leurs journées à boire et importuner les passantes, et ceux ayant un semblant de situation ne recherche que le plaisir physique et le confort matériel auprès des femmes. Dado soumet Tonya par sa vigueur de mâle alpha, et ne désespère pas de mettre la fille dans son lit, quand Bebo entretient le rêve d’un ailleurs et mariage pour Insiang dans le seul but de coucher avec elle. 

Insiang est ainsi une figure vulnérable et exposée, aux coups et invectives de sa mère, aux regards insistant de Dado ainsi qu’aux mains baladeuses de Bebo. Lino Brocka traduit cette place fragile dans la promiscuité des espaces où Insiang n’est destinée qu’à subir, que ce soit le cadre domestique où elle finira par subir le viol de Dado, l’obscurité de la salle de cinéma où Bebo la presse de son désir. Quant à l’extérieur, il traduit la réalité de son horizon restreint avec la répétitivité des environnements traversés et le même dispositif filmique pour capturer les trajets d’Insiang. Le seul moment où elle s’aventurera un peu plus loin que le bidonville sera tout aussi vain et la convaincra de revenir sur ses pas. La société entière est une prison, élément souligné implicitement par les multiples plan où le visage d'Insiang nous apparaît comme derrière des barreaux.

Dès lors Lino Brocka va s’appliquer à savamment retourner la situation au fil de la compréhension d’Insiang de la logique du monde qui l’entoure. Les hommes dominent par leur force, les femmes peuvent contourner cet écueil par ce qui constitue aussi leur faiblesse, l’attrait physique. Insiang agite suffisamment le désir de Dado pour que celui-ci préfère la posséder avec son consentement. Les différentes scènes où il descend dans sa chambre la rejoindre évoque presque dans sa composition de plan une imagerie de conte pervertie façon La Belle au bois dormant. Le « prince » Dado vient effectivement réveiller la princesse Insiang, mais dans une dimension intellectuelle qu’il ne soupçonne pas et où à chaque étreinte elle prend l’ascendant sur lui. Les cadrages et le travail sur la profondeur de champ place désormais Tonya à distance des amants, l’espace de la maison est progressivement dominé par Insiang jusqu’à l’explosion de violence finale qu’elle provoque sciemment pour briser ses chaînes. 

C’est brillamment amené et l’on est souvent sidéré par la manière purement formelle dont Lino Brocka fait passer certains sentiment, par exemple la manière dont la lumière rouge de la chambre d’hôtel éclaire le visage de Bebo et anticipe sa trahison envers Insiang après avoir couché avec elle. L’épilogue chargé d’amertume montre à l’image de ce qui a précédé une sororité impossible, où du moins ne pouvant s’affirmer tant que s’impose ce conditionnement des femmes au masculin. Tonya (qui après s'être fermée une ultime fois à sa fille nous apparait à son tour derrière les barreaux de sa prison, au propre comme au figuré) et Insiang partage une même détresse, mais ne l’extériorise que séparément dans les saisissantes dernières images les éloignant l’une de l’autre. 

Sorti en bluray chez Carlotta

2 commentaires:

  1. jean-sylvain Cabot21 février 2023 à 12:09

    Vu a sa sortie à Paris. Positif en avait parlé.

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    1. Positif toujours présent pour mettre en lumière les cinématographies méconnues !

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