L'heureuse famille
Freeling mène une vie tranquille et prospère dans la petite ville de Cuesta
Verde. Cependant, leur maison devient le théâtre d'étranges phénomènes quand
des objets commencent à se déplacer et que le sol se met à trembler. Une nuit,
la petite Carol Anne disparaît et se met à communiquer avec ses parents à
travers la télévision. Les Freeling font alors appel à un parapsychologue.
En cet été 1982, la schizophrénie de Steven Spielberg se
dévoilait au grand jour avec la sortie d’E.T.qu’il réalisait et de ce Poltergeist qu’il produisait (voir un
peu plus). Le cinéaste aura constamment hésité en ce début de carrière entre un
sens du merveilleux fascinant et touchant (E.T.,
Rencontre du troisième type (1977) et
un talent exceptionnel pour provoquer la terreur (Duel, Les Dents de la mer
(1975)). Une dualité voir un dilemme qui court tout au long de sa carrière et
qui donnera des œuvres bancales comme Jurassic
Park (film tout public aux écarts gore inattendus) et bien sûr Indiana Jones et le temple maudit (1984)
monument de sadisme qu’il reniera par la suite. Il faudra attendre les années
2000 pour qu’il parvienne à résoudre cette schizophrénie dans des films plus
équilibrés et cohérent. Sortis à une semaine d’intervalle, E.T. et Poltergeist sont
les revers d’une même pièce. Le cadre de banlieue pavillonnaire américaine qui
fera le charme des futures productions Amblin sert donc l’introduction d’un élément
surnaturel qui va bouleverser la vie d’une famille ordinaire.
D’un côté un
extraterrestre fragile, messianique et bienveillant, de l’autre des esprits
frappeurs malfaisant. Spielberg a écrit le scénario de Poltergeist et a signé l’histoire d’E.T. (remise en forme par Melissa Mathison pour le script) et les
deux films relèvent bien sûr du traumatisme que furent pour lui le divorce de
ces parents à l’adolescence. Chacun des films s’affirme comme une réponse à
cette douleur originelle. E.T. voyait un être venu d’ailleurs apaiser la
solitude du jeune Elliott dans sa famille séparée, à l’inverse Poltergeist et sa menace de l’au-delà
viendra se briser face à l’amour inconditionnel d’une famille soudée. E.T. est
un des chefs d’œuvres de Spielberg, Poltergeist
sera juste un efficace film fantastique à cause du manque de maîtrise de Tobe
Hooper pourtant largement dépossédé de son pouvoir de décision sur le tournage.
De curieux phénomènes vont se faire jour dans le quotidien
de la famille Freeling, vivant paisiblement dans la ville de Cuesta Verde, en
pleine expansion immobilière. De mystérieux interlocuteurs semblent s’adresser
à la cadette à travers un canal neigeux de la télévision, des objets se
déplacent… Tout cela se déroule dans l’ambiance lumineuse, bienveillante et
bleutée typique de Spielberg mais le malaise s’installe progressivement. Le
film est très représentatif de la transformation du cinéma américain avec l’avènement
des premiers blockbusters que sont Les Dents de la mer (1975) et Star Wars. Alors que sur des thèmes
voisins un Rosemary Baby ose l’ambiguïté et le malaise dans une longue montée d’angoisse
et que Friedkin ennuie volontairement dans sa première heure de mise en place avant
de déchaîner l’enfer dans L’Exorciste
(1973), Poltergeist pêche par sa peur
du vide.
Le script dégaine ses cartouches trop tôt à coup de péripéties
spectaculaires (l’attaque de l’arbre, l’enlèvement de Carol-Ann et les
multiples phénomènes physiques dû au poltergeist) et caractérise
superficiellement la famille, trop parfaite (même si attachante) et du coup
sans autre enjeu ni double lecture que celui du postulat de base. E.T. encore
amenait une plus grande profondeur justement par la longue caractérisation de
la famille meurtrie par le divorce et introduisait avec une grande finesse l’élément
perturbateur qu’était ET (dont les scènes qui précède l'apparition comporte plus de mystère). Ici la famille est idéale et sans aspérité et il faut
toute la conviction d’une excellente JoBeth Williams et la bouille attachante
de Heather O'Rourke pour que l’émotion fonctionne. On se raccrochera à la
critique sociale, rapprochant un peu l’ensemble à du Stephen King lissé quand
on connaîtra les origines sordides de la prospérité immobilière de la ville.
Même problème côté peur puisque l’on est asséné sans
interruption d’effet choc reposant plus sur les trucages que la mise en scène
pour faire monter l’angoisse. L'horreur plus graphique et impressionnante n'est pas un mal en soi mais le tout est de savoir doser ses effets comme Carpenter su le faire magistralement avec The Thing. La touche contemplative de Spielberg fait mouche
le temps de quelques apparitions spectrales mais dans l’ensemble c’est plus
impressionnant que réellement terrifiant (et pour le coup on est plus proche du
Tobe Hooper de Lifeforce (1985)) même
si le final n’hésite pas dans la touche macabre, usant de vrais squelettes
humains (un choix qu’on affirme être la cause de l’espèce de malédiction qui frappa
certains membre du casting disparus dans des circonstances tragiques).
Cet
aspect « horreur tous public » fera le succès du film (qui connaîtra
deux suites) et Spielberg sera le roi de cet été 1982 avec le triomphe de E.T. Un
petit classique du fantastique 80’s donc (auquel les récent Insidious etConjuring doivent tout) mais peut-être un peu surestimé, un
remake doit sortir en 2015 et avec l’outil numérique le côté fête foraine
risque d’être encore plus indigeste même si l’espoir est permis puis que le réalisateur
est Gil Kenan, responsable du plus bel hommage à Amblin (bien plus que Super 8)
avec le film d’animation Monster House
(2006).
Joe Reaves tient une boutique de
disques que le propriétaire veut revendre à une multinationale. Tous ses
employés se mettent de la partie pour éviter de se retrouver au
chômage...
Un film culte des 90's qui en ces temps de
piratage et mp3 nous renvoie presque à une époque révolue avec cet
évocation du quotidien d'un magasin de disque. Ces lieux incarne un
espace de liberté et d'amusement pour ses jeunes employés y travaillant
de longue date pour leur attachant et soupe au lait manager Joe (Anthony
LaPaglia). Pourtant la menace de rachat d'une grande chaîne de magasin
plane, avec une uniformisation qui provoquerait le renvoi assuré des
personnalités loufoques qui s'y trouvent. Le début du film est
particulièrement délirant avec Lucas (Rory Cochrane) le plus déjanté de
tous les vendeurs allant parier la recette du jour à Atlantic City pour
racheter la boutique. Il échoue bien sûr lamentablement et accélère le
sursis du magasin dans une intrigue se déroulant dans une unité de temps
et de lieux.
La boutique constituera un lieu de joyeuse
anarchie où l'on découvrira les personnalités d'une attachante bande de
personnages. L'excellente bande-son marquée rock indé 90's (The
Cranberries, Evan Dando, Edwyn Collins...) est prétexte aux happenings
les plus fous et inattendus auxquels participent gaiement les clients où
l'on trouvera également quelques allumés comme le jeune voleur paumé
Warren (Brendan Sexton). Pourtant la menace de fermeture et la
disparition de ce refuge va amener les héros à s'interroger sur leur
existence, à la morne vie et aux opportunités qu'ils fuient dans
l'enceinte du magasin.
Un sentiment d'urgence plus intime se fait jour
alors pour Cora (Liv Tyler) qui s'apprête à partir pour Harvard. Les
attentes en apparence futiles des héros révèleront ainsi leur mal-être
latent comme AJ (Johnny Whitworth) dessinateur en herbe qui a décidé sa
flamme à Cora avant 13h37, alors que cette dernière a décidé de perdre
sa virginité avec le rockeur bellâtre Rex Manning (Maxwell Caulfield en
sorte de simili Michael Bolton en pire, clip affreux à l'appui).
Gina
(Renée Zellweger) est une fille, facile, Debra (Robin Tunney
méconnaissable en look façon Sinead O' Connor) a des penchants
suicidaires et Joe rêve d'avoir son propre magasin. Le début du film en
fait des pantins sauteurs et rigolard mais ils se doteront tous d'une
profondeur plus intéressante au fil du récit qui délaisse son hystérie
pour des moments plus intimistes. On reste cependant dans un registre
léger et positif, les quelques éléments pouvant donner une tournure plus
dramatique (Cora accro au speed) était évacué et les circonstances
bienveillantes amenant une issue attendue.
Une œuvre attachante
cependant, surtout devenue culte (après le génial Pump up the volume
(1990) Allan Moyle est décidément un spécialiste) avec le temps en dépit de son
échec initial et dont la plupart du casting sera promis à de belles
choses par la suite. Avec High Fidelity, un des films qui donne le plus envie de travailler dans un magasin de disque, enfin quand il en existait encore.
Violette vit avec
François, un jeune homme instable. Ils volent dans les grands magasins, autant
pour assurer leur subsistance que par jeu antisocial...
Durant les années soixante-dix, le scénariste Jean-Loup
Dabadie triomphe en signant les scripts de grands succès populaires, en
particulier pour Yves Robert (Salut l’artiste
(1973), le diptyque Un éléphant ça trompeénormément/ Nous irons tous au paradis
(1976, 1977) et Courage fuyons
(1979)) et Claude Sautet (Les Choses de la vie (1970), César et Rosalie (1972),
Vincent, François, Paul... et les autres
(1974) et Une histoire simple
(1978)). Entre ces grosses machines, il décide de s’accorder une « parenthèse
enchantée » avecle scénario-roman de
Violette et François. Trop sérieux
pour Yves Robert et à l’inverse pas assez grave pour Sautet, Violette et
François recèle néanmoins une continuité avec les films que Dabadie écrivit
pour eux avec cette figure d l’adulte inadapté à la vie, mal dans son
quotidien. Pour faire court le romantisme joyeux et tourmenté de César et Rosalie côtoie le spleen de Vincent, François, Paul... et les autres.
Jacques Rouffiot dont c’est le troisième film sera un choix étonnant tant ces œuvres
précédente semblent éloignées de cet univers (L'Horizon (1967) et Sept
morts sur ordonnance (1976)) mais saura donner un résultat poignant.
Violette (Isabelle Adjani) et François (Jacques Dutronc)
sont deux jeunes gens qui s’aiment d’un amour passionné et orageux. La violence
des séparations est à la mesure de l’ardeur des retrouvailles, leur
environnement s’estompant alors y compris leur bébé. Sans vraie trame directrice,
le récit est hésitant à l’image du quotidien sans but des personnages. Leur
fougue juvénile et insouciance est progressivement rattrapé par les obligations
ordinaire de l’âge adulte : trouver un travail, un logement stable, se
nourrir au quotidien…
Notre couple n’y semble pas préparé mais pendant un temps
n’en a que faire, jusqu’à un éveil progressif et douloureux aux réalités.
Jacques Dutronc est excellent avec ce personnage reflet de sa propre
désinvolture goguenarde mais frappé d’une mélancolie et vulnérabilité qu’aura
toujours su dissimuler la star. C’est un vrai être romanesque qui dépérit peu à
peu face à l’insignifiance de la vie « normale » et des boulots
minables qu’il ne garde pas bien longtemps. Dès lors la seule aventure, la seule
adrénaline qu’il peut ressentir se déroulera lors de ses vols à l’étalage en
magasin. Isabelle Adjani est aussi expressive et tourmentée que Dutronc sera
secret et taiseux, une boule d’émotivité à vif. Dans cet élan passionné, elle
suivra un temps son compagnon dans ses larcins.
Jacques Rouffiot apporte une atmosphère et un tempo très
particulier au récit. Le ping pong verbal, les gags et la complicité charnelle
du couple rythme le début du film. Lorsque la médiocrité ordinaire s’installe
la présence de l’autre ne suffit plus et sa caméra suit avec une certaine
virtuosité et en instaurant une vraie tension les vols du couple, tout en
restant très ludique. Ce besoin d’artifice extérieur signe pourtant leur
éloignement inexorable tant cette exaltation n’est pas partagée, et surtout
dangereuse. Rouffiot par son montage inventif amène aussi une énergie très
inventive à son film. La scène d’ouverture donne le ton avec Violette quittant
avec fracas son travail, le découpage saccadé lorsque François est pour la
première fois près de se faire arrêter conforte ce côté ludique, ce sentiment d’ivresse
associé au couple (le quasi insert qui montre la rupture de Violette d’avec sa
famille nantie pour François).
Plus les vols se substituent à une vraie vie de
famille apaiser, moins leur mise en image se fait virtuose, avec pour le
dernier méfait une simple course poursuite en François et deux policiers en
magasin. Cela semble aussi signer le point de non-retour pour nos amoureux.
Sous la romance contrariée, le film fait un constat social assez visionnaire
sur la société de consommation. Si les premiers vols concerne l’alimentation et
une volonté de subsister, tous les autres seront totalement gratuit, « pour
le sport » en quelque sorte et visant des objets luxueux et ou à la mode :
parfums, premiers walkman du marché, diamant de platine vinyle.
Rien d’indispensable
donc mais le vol en lui-même permet de se sentir vivant et posséder ses divers
objets d’exister. Un destin peut viable sur la longueur et qui conduira le
couple dans le mur. Une œuvre délicate où l’on sent la filiation avec les
titres cités plus haut, mais qui par ses héros juvénile, son ton percutant et
son milieu modeste trouve sa propre voie avec brio.
En Italie, pendant la Seconde Guerre
mondiale, les nonnes d'un couvent aident des enfants juifs à s'échapper
d'un camp de concentration. Mais des soldats allemands vont prendre la
relève de la garnison italienne en charge du camp...
Conspiracy of Hearts
est une œuvre humaniste puissante célébrant l'héroïsme de religieuses
durant la Seconde Guerre Mondiale. L'histoire se déroule en Italie et
une introduction quasi documentaire se charge de nous illustrer le
contexte d'alors. Mussolini de plus en plus affaibli et soumis à son
allié Hitler se voit destitué par son peuple. L'Italie sous occupation
allemande se voit alors déchirée par le combat entre les anciens alliés,
les partisans italiens menant la vie dure aux allemands qui disposent
pourtant encore de l'allégeance d'une partie de l'armée italienne. Les
affrontements causeront des morts nombreuses décimant les familles et
créant de nombreux orphelins où parmi eux les juifs seront évidemment
envoyés en camp de concentration. L'un d'eux en campagne avoisine un
couvent où les nonnes menées par la Mère supérieure Catherine (Lili
Palmer) font régulièrement évader des enfants juifs qu’elles font sortir
du pays. Le chef de camp italien Spoletti (Ronald Lewis) les laisse
tacitement faire mais tous va basculer avec l'arrivée d'une garnison
allemande bien plus impitoyable.
L'ouverture aura servi à nous
dresser l'équilibre des forces en présence mais le reste s'avère
beaucoup plus flou et pas forcément réaliste quant à la région d'Italie
où se passe le récit, la topographie du camp de prisonnier à peine
esquissé et les méthodes d'évasions parfois un peu simples (même
l'accord tacite et la garde auprès d'enfant est sans doute supposé moins
étroite). Ce qui intéresse Ralph Thomas, c'est le questionnement
humaniste de ces nonnes qui risquent ainsi leurs vies. Pour certaines
comme Mère Catherine ou la novice Sœur Mitya (Sylvia Syms) ce devoir est
inné même si elles s'interrogent chacune à leur échelle : Catherine sur
sa responsabilité dans les risques qu’elle fait prendre à ses sœur et
Mitya sur les élans amoureux de son cœur car sa vocation n'est pas
totalement affirmée. D'autres enfermées dans le dogme religieux mais ne
sachant voir au-delà sont contrariées par cet héroïsme forcé tel Sœur
Gerta (Yvonne Mitchell).
Le propos est subtil et malgré leurs actions
louables le scénario n'en fait pas des saintes immaculées mais des
femmes qui s'interrogent et craignent pour leur vie. La même finesse
s'impose également dans la description de l'ennemi allemand. Si l'on a
un sous-fifre nazi sadique et typique avec le Lieutenant Schmidt (Peter
Arne détestable à souhait), le Colonel Horsten (Albert Lieven) s'avère
plus complexe. Guère porté sur le fanatisme et l'idéologie nazie, il
sera toujours pragmatique dans sa volonté d'exécuter le plus
efficacement les ordres mais le moment venu s'avérera aussi impitoyable
tout en semblant toujours regretter les exactions auxquelles il est
contraint.
Le film dresse ainsi ce portrait contrasté tout en
ménageant de sacré moments de suspense dans les stratagèmes qu'emploient
les nonnes pour faire sortir, cacher et évacuer les enfants au nez et à
la barbe des nazis. Là aussi les enfants ne sont pas de simple figure
angélique sans parole à sauver, le traumatisme, le reniement de soi et
la peur de ceux-ci étant longuement exposée dans des moments douloureux
(cette fillette qui a oublié son prénom et ne pense plus que mériter le
sobriquet de "saletés de juive"). La scène où les nonnes les autorisent à
célébrer le Yom Kippour et où ils fondent en larmes au moment d'écrire
le nom de leurs disparus est un vrai déchirement.
Malgré le danger, le
film garde presque un aspect ludique par l'ingéniosité de ces nonnes
mais une dernière demi-heure insoutenable voit la réalité les rattraper
et l'inhumanité nazie se faire jour, l'habit religieux ne constituant
plus un rempart suffisant à la barbarie. Captivant de bout en bout, fin
et poignant une grande réussite portée par une Lilli Palmer habitée (le
fait qu'elle ait dû fuir l'Allemagne nazie avec sa famille car ils
étaient juif contribue sans doute à la vérité de son interprétation). Le
public anglais plébiscitera le film, en faisant un des cinq plus gros
succès de l'année.
L'Indochine, dans les
années 1930. Une Française de 15 ans et demi vit avec sa mère, une institutrice
besogneuse, et ses deux frères, pour lesquels elle éprouve un étrange mélange
de tendresse et de mépris. Sur le bac qui la conduit vers Saïgon et son pensionnat,
elle fait la connaissance d'un élégant Chinois au physique de jeune premier.
L'homme a l'air sensible à son charme et le lui fait courtoisement savoir. Elle
accepte de le revoir régulièrement. Dans sa garçonnière, elle découvre le
vertige des sens. Il est follement épris, elle prétend n'en vouloir qu'à son
argent.
Le récit initiatique se sera toujours conjugué au vrai
dépaysement dans le cinéma de Jean-Jacques Annaud. Pour ce grand voyageur,
l’environnement constitue constamment un moteur de l’intrigue, que ce soit par
les contrées parcourues mais aussi leurs influences sur les émotions de ses
personnages. Du coup hormis Coup de tête
(1979) au cadre et sujet bien contemporain, chacun de ses films nous emmènera
dans un passé plus ou moins éloigné, nous fera visiter des lieux inédits et
saura nous faire adopter les points de vue les plus inattendus dans des œuvres
comme La Victoire en chantant (1976),
La Guerre du Feu (1981), Le Nom de la Rose (1986) ou L’Ours (1988) pour en rester à ses
premiers succès où il aura su y exprimer une sensibilité épique, ethnologique
et humaniste. Les quelques entorses à l’ouvrage d’Umberto Eco avait cependant
laissé deviner une fibre romanesque inexploitée avec l’évocation des premiers
émois du jeune moine joué par Christian Slater, que ce soit l’étreinte furtive
ou la dernière rencontre du personnage avec sa tentatrice – moments absents du
livre. Avec son cadre exotique et son évocation de la France coloniale déjà
abordé dans La Victoire en chantant, L’Amant de Marguerite Duras posait des
bases attrayantes pour le réalisateur tout en l’emmenant sur un terrain
inconnu. Dans ce roman autobiographique, Marguerite Duras narrait son
adolescence dans l’Indochine française et notamment sa découverte du sexe à
travers la liaison scandaleuse qu’elle entretiendra avec un riche chinois.
Claude Berri, connaissant l’envie d’Annaud de traiter d’un
récit au féminin va donc lui en proposer l’adaptation en 1987. Annaud va lire
l’ouvrage à cette occasion et bien que captivé il refusera l’offre dans un
premier temps. Après la collaboration idéale d’Umberto Eco pour Le Nom de la Rose, il sait bien qu’il ne
revivra pas une expérience aussi réussie avec un auteur et surtout pas – la
suite le confirmera – avec la réputée difficile Marguerite Duras. Finalement
l’attrait pour cette histoire sera trop fort et Annaud accepte le
projet. Entre les échanges instructifs mais orageux avec Marguerite Duras, la
longue quête des interprètes idéaux (la production recevra près de 1000 lettres
par jour pour le rôle remporté par Jane March) et la lourde logistique à mettre
en place pour le tournage au Vietnam, la production sera de longue haleine. Les
aveux et/ou points de blocage lors des discussions avec Duras ainsi que la
découverte du cadre vietnamien (où certains lieux de la véritable histoire
existent toujours dans ce Vietnam pas entré dans la modernité, ainsi que des
survivants qui apporteront leurs points de vue) permettront à Annaud d’acquérir
une vision personnelle, forcément opposée à celle de l’auteur.
L’adaptation de Jean-Jacques Annaud s’avère à la fois très
fidèle tout en étant une trahison du roman. Si la relation avec le Chinois
était bien sûr le fil conducteur, la narration en était plus flottante. La voix
de Marguerite Duras y naviguait dans son intime entre passé, présent et futur,
cette « romance » étant le moteur d’une histoire de famille
tumultueuse et complexe. L’émoi du présent et l’éveil aux sens de la jeune
fille se mêlaient au regret, à l’amertume et nostalgie pour ce passé. Le
lecteur novice pouvait autant s’y impliquer dans une vraie immédiateté par la
romance (ce qui explique l’immense succès du roman) que l’afficionado de Duras
qui y verrait les liens avec d’autres ouvrages autobiographiques, notamment
Barrage contre le pacifique –
expliquant notamment la situation financière précaire de la famille.
Une
adaptation littérale aurait été possible et aurait sans doute donné un film
intéressant. Seul souci, le résultat aurait certainement été très proche d’un
des travaux les plus fameux de Marguerite Duras, le scénario de Hiroshima mon amour (1959). On peut
imaginer qu’elle avait déjà L’Amant
en tête à l’époque et usa du poème filmique d’Alain Resnais pour développer
certaines idées narratives. Jean-Jacques Annaud simplifiera cette structure
tout en conservant tous les éléments du roman. La voix-off de Jeanne Moreau
effectuera le pont entre passé et présent, visible simplement à l’écran – et de
façon un peu trop démonstrative en noir et blanc stylisé et factice – durant les prologues et épilogues rappelant
la source littéraire du film. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est la passion
fiévreuse dans cette Asie coloniale.
L’histoire d’amour n’existe réellement qu’à travers cet
artifice. La jeune fille (Jane March) représente dès sa première apparition,
accoudée à la passerelle d’un bateau, une image d’innocence et une promesse de
sensualité. La moue boudeuse et le teint de pêche exprime à la fois la candeur
enfantine et la séduction féminine. Annaud a également pris soin de cerner
cette dualité dans sa tenue vestimentaire, sa robe de tissu grossière étant propice
aux vadrouilles et mouvements brusque de l’enfant qu’elle est encore, mais
épousant avec volupté les formes de la femme qu’elle est en train de devenir.
Le chapeau d’homme s’arbore dans un air de défi, les chaussures à talon
pailletées comme un appel et une provocation. Tous ces éléments conjugués lui
confèrent un air de nymphe inaccessible d’autant plus prononcé qu’elle se
trouve dans un bateau grouillant d’autochtones la ramenant à sa pension.
Annaud
par sa caméra caressante nous fait ainsi partager le point de vue du Chinois
(Tony Leung Ka-Fai), troublé par cette jeunesse sensuelle qu’il observe de
l’intérieur de sa voiture. La première rencontre et même l’ensemble du film
affichera donc ce paradoxe : l’adolescente inexpérimentée menant le jeu,
insensible, face à un adulte fébrile et éperdument amoureux. Le désir coupable
est double pour l’amant avec l’attrait pour cette très jeune fille qui est
aussi une blanche. De la même façon la séduction est ambiguë pour la fille. Le
Chinois ne semble qu’un instrument du défi qu’elle lance à sa famille et à
cette aristocratie coloniale qui les a rejeté. Tout ne fonctionne ainsi que par
la symbolique, la garçonnière théâtre de leurs étreintes se trouve dans le
quartier pauvre et mal famé de Cholon et un dialogue souligne le train de vie
oisif du Chinois, n’existant finalement que pour donner à la jeune fille
« la jouissance qui fait crier ».
La reconstitution méticuleuse (ramenant certains lieux à la
vie comme le vrai pensionnat où séjourna Marguerite Duras), le dépaysement
envoutant et les vues majestueuses confirment le sens visuel de Jean-Jacques
Annaud mais sont également un trompe-l’œil à un envers bien plus cruel dans le
rapport entre colons et colonisés. La relation entre la jeune fille et le
Chinois est donc une aberration dont un amour sincère ne peut être la source.
La scène de dîner avec la famille où le Chinois paie la note est saisissante de
noirceur, les blancs déchus et nourris par leur supposé inférieur se montrant
d’un mépris révoltant pour compenser leur honte. Bienfaiteur soumis et
expression de son émancipation insolente pour la fille, le Chinois semble donc
reproduire ce schéma colonial et la relation ne reposer que sur un attrait
intéressé. Une dualité qui concerne réellement Marguerite Duras dont le
dénuement initial guidera son attitude future entre son art et des
préoccupations bassement pécuniaire – Annaud révèlera que lors de ses visites le
seul ornement de son appartement était un tableau détaillant ses chiffres de
vente.
C’est par les pourtant très décriées scènes charnelles que Jean-Jacques
Annaud va dépasser ce postulat cynique. L’eau est un leitmotiv constant de
désir tout au long du film, symbolique d’abord avec ce bateau dérivant sur les
rives du Mékong durant la première rencontre. Les peaux moites de sueurs et d’appréhension
trahissent autant ce désir que les regards à la dérobée pendant le trajet en
voiture et enfin l’humidité sera palpable dans l’intimité de la garçonnière
après leurs ébats.
Ce motif de l’eau trahi la sincérité de l’émoi des amants
tandis que la séduction même dans ses plus beaux moments (sublime effleurement
de doigts dans la voiture ou encore le baiser sur la vitre de Jane March
magnifié par le superbe thème romantique de Gabriel Yared) semble encore
distiller ce doute, semblant toujours un jeu pour l’adolescente. A l’inverse il
dévoile aussi les passions et souvenirs néfastes de la famille : la pluie
battante alors que se révèle les relations fraternelles torturées, où l’aveu de
la ruine familiale de Jane March au Chinois face à la fameuse barrière contre
le pacifique.
L’abandon lors des scènes de sexe sera donc le révélateur du
réel amour du couple. Moins nombreuses que ce que la réputation sulfureuse du
film laisse croire, elle se dessine en fait en trois temps. La crainte, l’appréhension
et la curiosité se ressentent lors de la première étreinte. Le jeu et le calcul
s’estompent - Jane March très entreprenante face à un Tony Leung n’osant
franchir le pas – la fille découvrant une des émotions inconnues tandis que le
Chinois oublie ses inhibitions. Les corps se jaugent, se palpent et s’unissent
avec une infinie délicatesse dans une scène à la lenteur savamment calculée
avançant au rythme des percussions en écho de Gabriel Yared. Ce moment
fonctionne grâce à la réelle appréhension des acteurs, Jane March dix-huit ans
à peine n’ayant pas l’expérience - dans la vie et encore moins au cinéma pour
ce qui est son premier rôle - d’une telle intimité et Tony Leung n’étant guère
habitué à ce type de séquence à Hong Kong.
Après la découverte de ces nouvelles
sensation et du corps de l’autre, on n’espère plus que de les retrouver au plus
vite, ce qu’exprimera parfaitement l’urgence de la seconde scène de sexe
capturée en un long plan fixe où le lit aura semblé bien trop éloigné par cette
hâte de s’aimer. Enfin, la dernière scène témoigne désormais de la complicité érotique
entre les amants, de leur parfaite connaissance dans la gestuelle où ils domptent
désormais la montée de leur désir et Annaud ne filme plus au final que des chairs
palpitantes de plaisir. Les différences d’âge, de races et de milieux s’estompent
dans ces instants qui feront fulminer une Marguerite Duras préférant qu’ils ne
soient pas explicites. Pourtant au-delà des mots de l’auteur, Annaud exprime une
émotion palpable dont ces moments osés sont les déclencheurs, comme cette larme
que versera Jane March dans la solitude de son lit en pension après sa première
fois.
En dehors de ces moments isolés, le rapport redevient
superficiel en public et le doute se réinstalle. Le jeu espiègle de Jane March
montre un détachement juvénile auquel la ponctuation mélancolique de la
voix-off de Jeanne Moreau – ex-amie de Marguerite Duras qui acceptera la
proposition d’Annaud pour faire enrager cette dernière – amènera un contrepoint
constant. Néanmoins la violence et l’influence de ce monde extérieur, l’hypocrisie
qu’il entraîne (la fameuse séquence du dîner avec la famille) va les séparer
progressivement. Les scènes de sexe qui les voyaient se rapprocher sans fard
disparaissent et paradoxalement ce sont dans les scènes où ils s’observent à
distance que la sincérité des sentiments se révèlera.
D’abord dans la
somptueuse séquence de mariage où l’agitation ambiante s’estompe par seul force
de leur échange de regard. Le rapprochement et la séparation s’exprime dans ce
même moment, tout comme la scène d’adieu faisant écho à l’ouverture. Accoudée à
la passerelle du paquebot l’emmenant loin d’Indochine, la jeune fille devine le
regard insistant de son amant sur quai et c’est définitivement séparé de lui qu’elle
s’avouera avoir réellement aimé son amant des antipodes. Au plus près ou au plus loin, là seulement la romance peut fonctionner
mais surtout pas au quotidien où les regards inquisiteurs de leur
communauté peuvent se poser sur eux. Le motif de l’eau
accompagnera une fois de plus cette séparation, à travers le Mékong éloignant
désormais le couple et les larmes que laissent enfin couler Jane March.
Si
cette dernière fut la grande révélation du film - malheureusement guère
confirmé par la suite – on saluera la performance de Tony Leung Ka-Fai dont la
beauté aristocratique sait révéler les fêlures de l’amoureux tourmenté – et s’avère
en fait plus incarné et touchant que son équivalent papier. Une belle
adaptation donc que l’approche esthétisante de Jean-Jacques Annaud soumettra à
une critique sévère mais n’empêchera pas le succès. Evidemment mécontente, Marguerite Duras donnera sa réponse
en donnant une variation/relecture avec L’Amant
de la Chine du nord à la manière du film qu’elle aurait imaginé.
Rosa Moline, l'épouse d'un médecin
d'une petite ville, a pour amant un homme d'affaires de Chicago, Neil
Latimer, qu'elle retrouve les week-ends dans sa luxueuse villa en
bordure du lac. Ce dernier devant retourner à Chicago, Rosa décide de le
rejoindre. Elle est cependant éconduite, Latimer devant épouser une
autre femme. Rosa revient chez son mari et découvre peu après qu'elle
est enceinte. Le docteur Moline, pensant être le père, est ravi et
espère pouvoir enfin s'attacher sa femme.
Parmi les
personnages récurrents de la filmographie de King Vidor, on trouve
souvent la figure du héros ambitieux, orgueilleux et prêt à surmonter
tous les obstacles pour atteindre son but. Dans Une Romance Américaine
(1944), cela s'exprime par l'ascension sociale et l'intégration dans
l'expression du rêve américain de l'émigrant déterminé joué par Brian
Donlevy qui deviendra un magnat de l'industrie impitoyable. Dans Le Rebelle (1949),
cela prend une dimension presque abstraite avec le personnage
d'architecte incorruptible de Gary Cooper, expression de la
philosophie de l'objectivisme chère à Ayn Rand. Lorsque Vidor fait
endosser cette idée à des personnages féminins, cela prend un tour
souvent captivant. Soir de noce (1935) révèle une héroïne sacrificielle condamnée à voir ses rêves d'émancipation se briser, Duel au soleil (1946) et La Furie du désir(1953) portée par une fiévreuse Jennifer Jones donne un tour à la fois épique et intimiste à cette quête d'ailleurs.
La Garce s'inscrit dans ce cycle, le personnage de Bette Davis pouvant être vu comme voisin de la Barbara Stanwyck de Stella Dallas (1937).
Grande différence cependant, le destin et le tempérament impétueux de
ces différentes héroïnes causaient leur pertes mais elles n'en restaient
pas moins touchante dans leur quête. La Garce
est au contraire un pu diamant noir servi par une Bette Davis inhumaine
et prête à toutes les bassesses pour servir ses ambitions.
Les
premières images nous montrent des visions bucoliques d'une petite ville
ouvrière du Wisconsin, sa nature paisible, son usine prospère. Un havre
de paix pour la plupart de ces habitants, un enfer et une prison à ciel
ouvert pour d'autres comme la fière Rosa Moline (Bette Davis). Epouse
d'un modeste médecin de campagne (Joseph Cotten), elle ronge son frein
avec une fureur difficilement contenue. Le scénario (adapté du roman de
Stuart Engstrand) ôte toute idée d'empathie pour Rosa et son ennui
provincial éventuellement compréhensible qui en aurait une Madame Bovary
moderne. Sa perfidie s'exprimant encore à petit échelle dans ses
manœuvres pour retrouver son amant (David Brian), le mal latent qu'on
devine en elle (ce moment où elle abat sans raison un porc-épic au
fusil) nous la rend immédiatement détestable.
Bette Davis, allure
provocante, visage dédaigneux et traits constamment altérés par le dépit
est extraordinaire, dégageant une dangereuse sensualité. Le problème
est que cette émancipation espérée s'avère très superficielle, ne
reposant que sur l'apparat et les signes de richesse, l'amant étant bien
sûr un riche homme d'affaire et le long moment où Rosa touche envieuse
le manteau de vison d'une autre femme étant terriblement révélateur.
Les
actions de Rosa seront à la hauteur de la vacuité de son rêve avec
nombre de moment particulièrement choquants : adultère humiliant,
meurtres et tentative d'infanticide ne seront guère sources de remord
pour elle. Vidor fait à de nombreuse reprise l'analogie entre le feu
intérieur dévorant de Bette Davis et celui de la cheminée de l'usine de
la ville. Cela s'exprimera dans un premier temps par l'association
d'idée, puis par un montage alterné et enfin un plan où la cheminée
incandescente et la silhouette fébrile de Rosa occupent simultanément
l'image.
Ce rapprochement graduel correspond aussi aux étapes que
franchit Rosa dans l'abjection et il faut tout le charisme de Joseph
Cotten et la subtilité de Vidor pour éviter à l'ensemble de trop
basculer dans le Bette Davis show. Cette escalade dans la noirceur
correspond ainsi au point de non-retour franchit par le personnage qui
après nous avoir révulsé va en devenir pathétique dans un incroyable
final. Voyant son rêve lui échapper et après avoir fait tant de mal aux
autres pour y parvenir, Rosa en devient pathétique avec un chemin de
croix final lourdement appuyé par la mise en scène de Vidor et la
musique de Max Steiner. Un film puissant et un King Vidor qui éclaire
ses thèmes récurrents d'une saisissante noirceur.