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mardi 30 mai 2017

Cure - Kyua, Kiyoshi Kurosawa (1997)

L'inspecteur Takabe est chargé d'enquêter sur une série de crimes mystérieux. En effet, l'assassin est systématiquement retrouvé hébété et amnésique aux côtés de sa malheureuse victime. Et curieusement, même si les meurtriers sont à chaque fois différents, les cadavres ont tous la gorge tranchée en croix. La police appréhende un vagabond soupçonné d'avoir rencontré chaque assassin avant son forfait.

Cure est un tournant dans la carrière de Kiyoshi Kurosawa, première belle synthèse de ses obsessions et l’œuvre de la reconnaissance occidentale. Le réalisateur s’était jusque-là promené à la marge du cinéma japonais, entre court-métrage expérimentaux marqués par ses influences de genre, expérience de studio compliquée à la Nikkatsu tournage à l’économie pour la télévision et le marché du V-Cinéma. Cure marque ses retrouvailles avec le cinéma bien que sous influence de ses modèles américains (l’atmosphère urbaine sinistre et le ton glacial évoquent le Richard Fleischer de L’étrangleur de Boston (1968) et L’étrangleur de la place Rillington (1971)) le film est une porte d’entrée parfaite à son style.

 Le mal dans sa nature incarnée et à la fois poreuse et infectieuse marque toute la série de grand film fantastique de l’époque chez Kurosawa. Dans Charisma (1999) un arbre aux vertus surnaturelles a une étrange influence sur la population tandis que Kaïro (2000) voit carrément le réseau internet comme vecteur infini de la propagation de ce mal indicible. Dans Cure le mal s’affiche à travers des crimes mystérieux dont le procédé macabre est pourtant l’œuvre de tueurs différents. Kurosawa montre progressivement le cheminement qui mène à ces meurtres. Ce sont d’abord les scènes de crimes craspecs et les meurtriers hébétés par leur acte, puis le surgissement neutre, absurde et incompréhensible de la violence chez les quidams. Enfin nous découvrons ce qui précède avec l’assassin hypnotiseur Mamiya (Masato Hagiwara) dont la vulnérabilité de façade amadoue ses victimes avant qu’un rituel étudié ne les soumettent et incitent la barbarie. 

Une fois le déroulement ainsi détaillé (avec ses variations la flamme d’un briquet ou une coulée d’eau entérinant l’assujettissement), Kurosawa instaure une tension sourde la frayeur naît non pas de l’explosion inattendue de la violence mais de son attente inéluctable. Nul besoin de musique ou d’un découpage suggestif, la mort surgit dans une neutralité où se conjuguent le détachement des meurtriers sous hypnose et une mise en scène dont la neutralité rend l’angoisse plus palpable encore. On pense notamment à ce plan d’ensemble filmé de loin où un policier abat son collègue avec un naturel terrifiant. De même les jeux sur l’ellipse amènent les visions d’horreur comme une évidence plutôt qu’une surprise quand nous découvrirons les ravages méticuleux de cette femme médecin sur un cadavre dans des toilettes publiques.

Les deux héros sont les revers d’une même pièce dans cette symbolique du mal. L’inspecteur Takabe (Kôji Yakusho) est ainsi écrasé par les horreurs auxquels il assiste dans son métier mais aussi aux maux de son foyer où il assiste son épouse névrosée. Forcer de cloisonner face à ces deux situations dramatiques, il trouve un adversaire indéchiffrable à travers l’amnésique Mamiya. Celui-ci est une page vide renvoyant chaque interlocuteur à sa propre frustration et violence contenue et la réveiller. Kurosawa en joue par le dialogue creux et répétitif de Mamiya, ainsi qu’un découpage qui articule un piège où se laisse happer la victime passant de confesseur à confessé. Mamiya semble en effet représenter la catharsis incarnée de cette société japonaise où il faut toujours masquer ses émotions et faire bonne mesure face aux autres. 

Le personnage fait office de déclic à cette violence sourde et contenue qu’il laisse donc exploser au hasard chez ses victimes. Chez Takabe ayant mentalement séparé ses problèmes, cette infection du mal est plus diffuse. Les inserts étranges, les hallucinations et le jeu de plus en plus fébrile de Kôji Yakusho illustre donc cette infiltration insidieuse du démon dans la psyché et la réalité du héros. La traque puis le duel des deux personnages captive ainsi de bout en bout même si le film patine un peu plus une fois Mamiya emprisonné et surtout quand il tente de donner un semblant d’explication (sur le passé de Mamiya, sur la fascination pour Mesmer). Néanmoins le malaise et l’ambiguïté se maintiennent jusqu’au bout, notamment par un acte final de Takabe dont on ne saura s’il élimine le mal ou au contraire le propage définitivement. Une question qui trouve sans doute sa réponse dans un plan-séquence absolument glaçant. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Potemkine 

 

dimanche 28 mai 2017

Big Fish & Begonia - Da Yu Hai Tang, Liang Xuan et Zhang Chun (2016)


Chun est un être céleste qui doit s'occuper des bégonias. À ses 16 ans, elle est envoyée dans le monde des humains sous la forme d'un dauphin afin d'accomplir son rituel de passage à l'âge adulte. Kun, un humain, lui sauve la vie, mais perd alors la sienne. Avec l'aide de son ami Qiu, elle essaie de ranimer l'esprit de Kun afin de le remercier de l'avoir sauvée.

Big Fish & Begonia est une production marquant l’avènement de l’animation chinoise dans cinéma mondial. Il y eu certes dès les années 20 une longue tradition de l’animation dans le cinéma chinois, mais à l’heure où le pays cherche à offrir une alternative aux blockbusters américains il n’y avait pas encore eu de productions aptes à concurrencer les ténors que sont Pixar ou Ghibli. Le film fut un projet de longue haleine pour ses deux réalisateurs Liang Xuan et Zhang Chun qui mirent 12 ans à le mettre en œuvre. Au départ Big Fish & Begonia est donc un court-métrage en animation flash mis en ligne en mai 2004 et dont l’accueil positif incitent les réalisateurs à en proposer un prolongement en long. Entre recherche de financements et écriture du scénario qu’ils n’achèvent qu’en 2009, le projet semble pourtant s’enliser jusqu’au carton de Monkey King: Hero Is Back (2015 et nouvelle adaptation du mythe bénéficiant d’un doublage de Jackie Chan) qui rend alors possible des bénéfices via l’animation chinoise - le studio coréen Studio Mir s’associant aux chinois B&T et Enlight Media pour le budget.

 Le film s’inspire de plusieurs éléments de la culture chinoise, entremêlant la pensée du philosophe Zhuangzi et les recueils de légendes traditionnels Shanhaijing/ Livre des monts et des mers et Soushen ji/ À la recherche des esprits. Ainsi même si certains éléments du récit et des images renvoient à l’imaginaire Ghibli (monde sous-marin à la Ponyo, héroïne valeureuse en lutte contre sa communauté telle Nausicaa, et univers folklorique foisonnant rappelant Le Voyage de Chihiro), le film trouve vraiment son identité par ce profond ancrage chinois et sa poignante histoire d’amour. L’univers dépeint un monde des humains et sous-marin qui coexistent et se complètent dans un délicat équilibre. Les âmes des humains défunts se réincarnent en poissons destinés à  errer dans les océans. Parallèlement les être des mers adoptent la forme de dauphin rouge pour leur rituel de passage où pendant sept jours ils le monde des humains avec interdiction de les côtoyer. L’histoire dépeint ainsi la romance, d’un monde et d’une forme à l’autre entre la jeune Chun et Kun. 

Celle-ci reposera à la fois sur le déséquilibre et l’harmonie qu’amène ce rapprochement. Chaque rencontre amène une grâce suspendue et contemplative où tout semble s’arrêter. Cette attirance irrépressible repose à la fois sur une dimension taoïste et un romantisme palpable. Ainsi les personnages ne s’aiment jamais en ayant la même forme, Kun humain séduisant Chun en dauphin rouge puis dans la seconde partie celle-ci retrouvant sa forme tandis qu’il est réincarné en poisson. L’amour endosse là une facette poétique et féérique qui dépasse l’incarnation physique pour jouer sur la complicité du regard et du geste. Les scènes enchanteresses où Chun et Kun nagent, volent et dansent dans un environnement épuré (la profondeur des océans), désert (les toits de la cité sous-marine) ou onirique (la scène de rêve où Kun réveille Chun) oublient les contraintes physiques pour ne capturer que la communion spirituelle et amoureuse des personnages – portées le très beau score de Kiyoshi Yoshida. Ce ying et yang qui semble les compléter dans les sentiments les oppose à l’inverse par les règles régissant leurs monde respectifs qu’ils n’auront de cesse de défier. 

Chaque renforcement de cet amour a ainsi son contrecoup sous forme de catastrophe naturelle dramatique par un maelstrom marin, une météo déréglée ou la grande apocalypse finale.  Cette dualité existe également dans les interactions avec les personnages secondaires. Le film se déroule pour l’essentiel dans l’univers sous-marin mais propose une réflexion contrastée et sans manichéisme. Le rejet ordinaire de « l’autre » par la population alterne ainsi avec le dépit amoureux dont le scénario observe la jalousie, la résignation et l’acceptation avec le beau personnage de Qiu. Les figures purement surnaturelles (le maître du royaume des morts rieur et marchandeur, le grand-père compréhensif marié à un oiseau, la matrone des rats) symbolisent par leurs attitudes nuancées un tout qui reflète cette complexité de la vie. 

Ils incarnent un visage tour à tour bienveillant ou manipulateur, lumineux ou ténébreux. Les réalisateurs parviennent ainsi par l’incarnation et l’image à exprimer toute la portée philosophique des sources littéraires adaptées. L’équilibre géographique et spirituel du Shanhaijing passe ainsi par des compositions de plans somptueuses où viennent s’immiscer les éléments mythologiques via une sculpture, une nuance de couleur ou décor inattendu. Les pouvoirs même des habitants du monde sous-marin, reposant sur la maîtrise des éléments et des plantes évoquent aussi cette notion d’équilibre fragile.

Les réalisateurs ont façonnés un univers luxuriant où plane l’influence de Ghibli (les domestiques chat du royaume des morts…) mais dont le rattachement à cette identité chinoise rend singulier. L’arbre socle et rédempteur du final n’a ainsi par la portée animiste de la conclusion de Princesse Mononoké auquel on aurait été tenté de le comparer. Et finalement c’est aussi l’aspect chaste de Ghibli qui est bousculé dans Big Fish & Begonia. La nudité est source d’image mystérieuse, poétique (la première transformation en dauphin rouge de Chun lors du rite initiatique) et étonnamment sensuelle. Les réalisateurs reflètent par cela la plénitude amoureuse et spirituelle qui guide en permanence le récit jusqu’à l’émotion puissante du final, spectaculaire et intimiste. 

Disponible sur Netflix

 

vendredi 26 mai 2017

Mademoiselle - Ah-ga-ssi, Park Chan-wook (2016)


En pleine colonisation japonaise en Corée, dans les années 1930, la riche japonaise Hideko (Kim Min-hee) embauche la jeune servante coréenne Sook-hee (Kim Tae-ri) dans un gigantesque et sombre manoir appartenant à son oncle tyrannique ; elle ignore que cette dernière ourdit des plans maléfiques organisés avec un escroc (Ha Jeong-woo) qui se fait passer pour un comte japonais.

Park Chan-wook s’était imposé auprès du public et de la critique par un style singulier, entre sentiments à vifs et cynisme, entre nihilisme et mélodrame, le tout porté par un mélange détonant d’humour à froid et de propos social. Tous ces éléments culminaient dans la fameuse « trilogie de la vengeance » (Sympathy for Mister Vengeance (2002), Old Boy (2003), Lady Vengeance (2005)) qui consacra le réalisateur mais à l’issue de laquelle il devait se réinventer. Romantisme et folie douce baignent ainsi un déroutant Je suis un Cyborg (2007), le romantisme noir de Thirst constitue un de ses sommets et la première expérience américaine de Stoker (2013) fait preuve d’une maîtrise et d’un fétichisme formel de tous les instants. Toutes ces recherches annoncent ainsi le sommet qu’est Mademoiselle dans un captivant renouveau.

Le film adapte le roman Du bout des doigts de Sarah Waters dont il transpose l’intrigue dans (comme nombre de grosse production coréennes récentes) la Corée sous colonisation japonaise des années 30. Un choix tout sauf dû au hasard puisque cette présence de l’envahisseur (un arrière-plan plus qu’un élément concret de l’intrigue) symbolise le rapport dominant/dominé et la quête d’identité qui guide le récit. Les deux « méchants » masculins, le comte (Ha Jeong-woo) et le pervers Kouzuki (Jo Jin-woong) ont renié concrètement ou facticement leur identité coréenne pour assouvir leurs pulsions pour le stupre ou le luxe. Pour ce faire ils vont soumettre deux « instruments » féminin, la servante Sook-hee et l’héritière japonaise Hideko (Kim Min-hee) et les entraîner dans ce jeu de faux-semblant où elles vont se perdre à leur tour quant à leurs identités et leurs sentiments. Le scénario à tiroir dessine une arnaque virtuose ou l’enchâssement de mensonges, traitrises et manipulation se dispute constamment au rapprochement progressif entre Sook-hee et Hideko. Ce sont des figures jumelles dont les points communs se dessinent entre les mailles du complot ourdi : deux orphelines de mère, farouchement individualiste et façonnées par les hommes pour satisfaire leurs désirs physiques comme matériels.

Park Chan-wook par l’extrême sophistication de son décorum gothique, fusion fétichiste entre les cultures japonaises et occidentales, dresse ainsi par l’image ce voile du paraître. Les deux premières parties du film renvoient dos à dos Sook-hee et Hideko dans leur duperie, chaque dialogue, situation et attitude trop ostentatoire renvoyant à l’arnaque en cours - dont le principe même (interner ou feindre d’interner une riche pour toucher son héritage) révèle le contexte machiste de cette société. Un espace ténu se dessine pourtant dans cet édifice de l’arnaque, où les deux héroïnes vont se rapprocher. Park Chan-wook l’exprime par un trouble érotique fait de promiscuité physique dans ce rapport maîtresse/servante (la scène du bain et de la dent), par une sincérité se révélant sous le mensonge et à l’inverse une attirance suscitée par l’image factice renvoyée à l’autre.

Hideko par sa gentillesse, son innocence et sa présence éthérée finit ainsi par émouvoir Sook-hee regrettant de la livrer en pâture au Comte. De même Hideko entrevoit la vérité des sentiments de Sook-hee jalouse et abattue, et voit en elle la seule vraie compagne qu’elle n’ait jamais eue à sa solitude. Le montage cinéma tire plus vers l’efficacité du film d’arnaque et ne révèle vraiment sa dimension romanesque qu’à mi-parcours alors que la version longue esquisse par un érotisme plus prononcé (le regard de Sook-hee s’attardant sur les seins d’Hideko durant la scène de bain) ou séquences prolongées, qui tissent une incertitude plus que la pure duplicité.

Les deux premières parties complètent ainsi le portrait des deux héroïnes par une narration ludique et tragédie romantique flamboyante. Déchirée entre leurs ambitions et leurs amours naissant, et le réalisateur donne avec brio un sens multiple à des scènes renvoyant à ce questionnement au fil du récit. La grande scène lesbienne se dote ainsi d’un érotisme piquant et rieur tant que l’on n’adopte qu’un point de vue. Lorsque la vision sera complète la sensualité initiale devient une passion fiévreuse et irrépressible dans un déluge des sens où la mise en scène de Park Chan-wook capture l’ardeur intense de ses actrices. A l’inverse lorsque le calcul ressurgit, la meurtrissure n’en sera que plus profonde dans la scène où Sook-hee renvoie Hideko dans les bras du comte. La séduction initiale peut justifier, même dans ce contexte extraordinaire, l’avancée masquée de chacune mais quand l’amour véritable sera avoué les héroïnes se devront d’être sincères et s’unir dans leur dessein. 

C’est une manière pour Park Chan-wook de faire la différence avec l’expression du désir bien plus calculée et tordue chez les protagonistes masculins. Les scènes de lecture d’Hideko la ramènent au statut d’objet de lubricité des auditeurs hommes, en faisant une maitresse les assujettissant de sa seule intonation de voix mais finalement malgré tout le jouet de leur fantasme en allant jusqu’à mimer les positions dépeintes avec un automate. Tout dans le passif des héroïnes les renvoient à fonction de satisfaire les hommes dont la libido façonnent la personnalité du sexe faible. L’excitation que ressentent les hommes par procuration et artifices, les amantes l’auront ressenti dans leur chair.

La troisième partie du film complète ainsi le tableau, endossant le souffle romanesque où Sook-hee et Hideko unissent enfin leurs forces. L’étouffant décor du château voit ses symboles de pouvoir balayés (le serpent accueillant les visiteurs dans la bibliothèque, la littérature érotique détruite), Park Chan-wook élargissant enfin le cadre, laissant voir les extérieurs où cavalent le couple (sur un magnifique thème romantique de Jo Yeong-wook). La claustrophobie reste désormais l’apanage des hommes dans un épilogue étouffant renvoyant à l’ironie et au sadisme du Park Chan-wook d’antan. Cette liberté se déploie totalement dans une dernière scène discutée. Le réalisateur choisit le romanesque plutôt que le féminisme et donne donc tout au long du film dans une imagerie ne renvoyant pas à la simple sexualité lesbienne, mais à la passion amoureuse au sens large. Dès lors tout le film renvoie à ce qu’il dénonce (l’emprise du regard masculin sur la sexualité féminine fantasmée) tout en le contredisant. 

La différence est que Park Chan-wook adopte le regard du cinéaste et narrateur pour déployer son point de vue forcément masculin, sans pour autant en écraser ses héroïnes et en exprimant leur émancipation. La scène finale révèle donc le fantasme biaisé tout comme la liberté retrouvée d Sook-hee et Hideko. L’instrument de punition masculine devient le jouet sexuel de ces dames dans une étreinte lascive, puis la caméra de Park Chan-wook les abandonne à leur plaisir pour un ciel lunaire signe de leur perspectives désormais infinies.

Sorti en dvd zone 2 français chez M6 vidéo