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mardi 14 octobre 2025

Théorème - Teorema, Pier Paolo Pasolini (1968)

Un mystérieux personnage connu uniquement sous le nom du "Visiteur" fait son apparition dans la vie d'une famille milanaise bourgeoise typique. Très beau, très séduisant et très énigmatique, il va bouleverser l'existence de cette famille. Chacun s'éprend de lui à sa manière et, grâce à lui, va assouvir ses désirs sexuels les plus secrets et ainsi, prendre conscience de ce qu'il est réellement. L'annonce de son départ va contraindre, chaque membre de la famille à affronter ce qui était jusqu'alors dissimulé par les artifices de la vie bourgeoise.

Pier Paolo Pasolini signe une de ses œuvres les plus fascinantes et provocatrices avec ce Théorème. Pasolini rédige en mars de cette même année 1968 le roman éponyme avant d’en proposer la version filmée en septembre, sélectionnée à la Mostra de Venise où elle fera des remous. Le réalisateur y parvient à un fascinant équilibre entre allégorie, mysticisme et critique sociale. Le film marque l’évolution de regard du réalisateur, quittant la veine néoréaliste de certains partis-pris de ses premiers films en filmant une classe sociale plus élevée que les démunis de Accattone (1961) ou Mamma Roma (1962). Les maux des personnages de ces œuvres se jouaient à un niveau plus profond et existentiel que le seul dénuement matériel, et il en ira de même dans sa description de la déliquescence d’une famille bourgeoise milanaise.

Le choix de la ville de Milan n’est pas anodin, participant à la froideur qu’on associe à cette cité industrielle du nord de l’Italie. Les émotions n’y peuvent qu’y être figées, les sentiments refoulés, ce qu’exprime Pasolini par la teinte sépia baignant les premières minutes du film, avant que la couleur s’installe progressivement avec l’introduction du « visiteur » (Terence Stamp) au sein de la famille. L’évolution du regard de Pasolini est logique, lui qui observé les mues du pays passant du sinistre d’après-guerre au boom économique du début des années 60. Passée la simple survie, il est désormais question de s’interroger sur nos aspirations, le sens à donner à sa vie, et pour cela il faut transcender les archétypes, les codes sociaux auxquels l’on a été assigné. Quoi de mieux pour cela que de faire imploser la cellule familiale ?

Chaque personnage dans ses manques ou obsession représente justement un archétype, une fonction. Le visiteur va les démanteler un par un, par sa seule présence servant de véritable révélateur de la nature profonde de chacun. Lucia (Silvana Mangano) étouffe dans son rôle de matriarche et est frustrée sexuellement. Sa fille Odetta (Anne Wiazemsky) est figée dans une candeur enfantine la voyant idolâtrer de façon suspecte son père Paolo (Massimo Girotti). Ce dernier, accaparé par sa réussite financière à travers son usine, voit son corps affaibli le trahir peu à peu. Le fils Pietro (Andrés José Cruz Soublette) dissimule aussi un refoulé homosexuel qu’il compense par la dévotion à ses études. Il est également question de dévotion pour la servante Emilia (Laura Betti), n’existant que par sa nature subalterne et sa foi religieuse.

Le visiteur est un être à l’allure angélique, de passage, sans passé ni future. Le génie de Pasolini est de l’incarner à travers une beauté, une perfection qui fait perdre l’esprit à ceux qui le côtoient. C’est un miroir déformant qui les renvoie à leurs propres imperfections, aux contradictions et compromissions qui ont jusque-là dictées leurs existences. Il est à la fois le déclencheur de cette crise, mais aussi sa source d’apaisement éphémère. Pasolini installe certes des stimuli parfois très explicites (Emilia scrutant avec insistance l’entrejambe du visiteur), mais la frustration sexuelle n’est pas le cœur du mal-être de cette famille. C’est l’apaisement apporté par le visiteur qui repose sur ce leitmotiv, son regard doux, ses caresses et sa bienveillance passant par une proximité physique qui apaise. La métaphore christique est explicite, appuyée par la beauté immaculée de Terence Stamp.

Le visiteur a rendu conscient et palpable le mal-être, a forcé les êtres à admettre leur part d’ombre, mais tel le Christ doit repartir vers les cieux après avoir délivré son message. Pasolini capture ainsi l’enlisement de protagonistes ne pouvant retourner à l’illusion satisfaite de leurs existences, et multiplie les visions chocs. Tous les tabous, religieux, sexuels, exhibitionnistes, sont exposés, oscillant entre un mystique tangible, la folie et un irrépressible désespoir. Ces émotions contrastées contribueront à l’accueil surprenant du film, déclenchant notamment à la fois l’ire de l’église catholique, mais aussi l’éloge de sa branche plus progressiste qui lui décernera le prix OCIC (Office catholique international du cinéma). Pasolini, à travers l’observation des maux de ses contemporains, avait suffisamment touché juste pour susciter l’admiration, la reconnaissance et le rejet.

Sorti en bluray français chez Sidonis

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