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jeudi 30 janvier 2014

Barocco - André Téchiné (1976)

Dans un port du nord de l'Europe, à l'occasion d'une campagne électorale, le journal dirigé par Walt (Jean-Claude Brialy) pourrait discréditer un candidat par la publication d'un reportage sur le boxeur Samson (Gérard Depardieu) qui ferait état d'une prétendue relation homosexuelle. Celui-ci est payé pour parler par Gauthier (Julien Guiomar). Des hommes de main de Gauthier rattrapent Samson et Laure à la gare. Samson ne leur rend pas l'argent reçu pour l'interview; il est abattu sur le quai. De fait, Laure a caché l'argent dans un casier de la consigne de la gare. Elle donne à la police le signalement du tueur, qui ressemble fortement à Samson.

Le romantisme si particulier d'André Téchiné se dévoile superbement dans ce troisième film déroutant. Une trame politique prétexte va servir ici de point de départ à une romance des plus étranges. Le couple de jeunes paumés que forment Samson (Gérard Depardieu) et Laure (Isabelle Adjani) vont se trouver mêlés à des enjeux qui les dépassent lorsque Samson se mêle à une mascarade destinée à piéger un candidat politique. Il va céder aux sollicitations des deux candidats rivaux mais finira traqué et tué par un mystérieux commanditaire qui lui ressemble trait pour trait. Laure qui a assisté au meurtre semble distinguer sans se l'avouer cette ressemblance entre son amant défunt et son bourreau mais la question restera longtemps en suspens, participant à l'ambiance cotonneuse du film que sert idéalement le score entêtant de Philippe Sarde.

Aucune explication quant à l'origine du mystérieux double de Samson tout aussi éperdument amoureux de Laure et dont l'aura menaçante s'estompe progressivement. C'est une sorte d'incarnation nébuleuse du vide existentiel qui guide la plupart des personnages secondaires, que ce soit le directeur de journal Walt (Jean-Claude Brialy) obsédé par son testament ou une magnifique Marie-France Pisier, prostituée incapable de donner un nom à son nourrisson.

Isabelle Adjani par sa présence lumineuse et ses airs mélancoliques semble tout aussi égaré qu'eux mais subsiste dans son regard une attitude farouche et la volonté de s'accrocher d'abord symbolisé par le couple fusionnel qu'elle forme avec Samson puis avec le surprenant lien se formant avec "l'autre" notamment au cours d'une longue scène de huit-clos.

Un voile brumeux entoure cette ville à la géographie indistincte (et le film fut en fait tourné à Amsterdam) que Téchiné filme avec élégance (et une photo somptueuse de Bruno Nuytten) et c'est sur ce même flou que s'avance l'intrigue et des interactions étonnantes où même les méchants (Julien Guiomar) ont du vague à l'âme. Cela se confirme avec un final paroxystique et qui rend ce Barocco plus insaisissable que jamais.

Sorti en dvd zone 2 chez Opening

mercredi 29 janvier 2014

Byzantium - Neil Jordan (2013)


 Dans une petite ville côtière, deux jeunes femmes aussi séduisantes que mystérieuses débarquent de nulle part. Clara fait la connaissance de Noel, un solitaire, qui les recueille dans sa pension de famille déserte, le Byzantium. Eleanor, étudiante, rencontre Frank, en qui elle voit une âme sœur. Bientôt, elle lui révèle leur sombre secret… Eleanor et Clara sont nées voilà plus de deux siècles et survivent en se nourrissant de sang humain. Trop de gens vont finir par l’apprendre pour que leur passage dans la ville n’ait aucune conséquence sanglante…

18 ans après son classique Entretien avec un vampire (1994) Neil Jordan revisite le mythe vampirique avec ce Byzantium en offrant une fascinante refonte. Si c'est bien évidemment à sa fameuse adaptation d'Anne Rice que l'on se réfère par des liens évident (mythe du vampire, destinée courant à travers les siècles, opposition entre figure effacée et torturée avec une plus séduisante et charismatique avec Clara/Lestat face à Louis/Eleanor) Neil Jordan livre en fait une œuvre somme empruntant des éléments à toute sa filmographie. Récits enchevêtrés où le réel se dispute au conte (La Compagnie des Loups), narration en flashback où le point de vue du narrateur bascule et redéfinissant la perspective du récit par le spectateur (La Fin d'une Liaison (1999)) et cadre balnéaire où la féérie se dispute au réalisme dans un rythme flottant (le merveilleux Ondine (2009)).

On suivra donc ici le destin du mystérieux duo que forme l'effacée et rêveuse Eleanor (Saoirse Ronan) adolescente de seize ans accompagnée de la pulpeuse et volcanique Clara (Gemma Aterton), plus âgée. Sous leurs allures juvéniles, ces deux-là sont en fait des vampires à l'existence déjà longue de plus de deux cent ans. Dans une narration complexe, Neil Jordan laisse découvrir quel lien unit les deux héroïnes, ce qui les différencie dans leur façon d'assouvir leur soif (Eleanor soulageant des vieillards en fin de vie, Clara saignant impitoyablement tous les tyrans masculins croisant sa route) et de survivre au quotidien. Eleanor déambule en traînant sa mélancolie tandis que Clara prend les choses en main pour deux en n'hésitant pas à jouer de ses charmes et se prostituer pour gagner sa vie.

La narration en flashback fera progressivement comprendre l'origine du vampirisme de chacune, expliquant ainsi leur caractère mais aussi la nature des mystérieux ennemis qui les traquent sans cesse. En revenant sans sur les lieux où elles devinrent vampire des siècles plus tôt dans une station balnéaire désolée, tous les drames et rancœurs contenues vont s'exacerber pour faire basculer leur situation établie depuis si longtemps. Eleanor en tombant amoureuse d'un jeune homme (Caleb Landry Jones) aura des élans de confidence pour enfin révéler la triste existence qu'elle mène depuis 200 ans. Des aveux qui ne seront pas sans conséquences notamment par la relation qu'elle entretient avec Clara, leur jeunesse commune nous guidant faussement vers une relation fraternelle...

En adaptant la pièce de Moira Buffini, Neil Jordan propose une véritable refonte de la figure du vampire. Prolongeant les élans celtiques et païens de Ondine (dans un fantastique plus ouvertement affirmé), le réalisateur fait du vampirisme un don et une malédiction qui ne se transmet plus de façon organique mais en convoquant des forces ancestrales et occultes ne pouvant être appelées que dans un lieu secret et sauvage avec cette île aux rocheuses battues par les vague dissimulant des cavernes mystérieuses. 

Tout le folklore associé au vampire est en grande partie balayé avec des créatures évoluant au grand jour et dépourvu de canines aiguisées (avec un extrait de film de la Hammer moquant justement ce fatras de symboles), la dimension aristocratique demeurant cependant puisque le statut est dédié à une élite masculine se transmettant le "don". Nos héroïnes font donc ainsi acte de féminisme en endossant cette nature, du moins Clara ayant volé le secret du vampirisme pour se venger de la tyrannie des hommes tandis qu’Eleanor subit plutôt les évènements avec ce dramatique flashback où elle est mordue.

Autre apport majeur, le vampirisme fige non seulement le physique mais aussi le caractère des suceurs de sang, s'éloignant par exemple du troublant personnage de Kirsten Dunst dans Entretien avec un vampire où dans un corps de fillette permanent elle était déchirées par des pulsions de femme. Tout est un perpétuel recommencement ici pour Gemma demeurant la fille perdue qu'elle fut dans sa vie humaine et pour qui se prostituer est une manière normale de subsister. Eleanor conserve quant à elle l'immaturité et la candeur de ses seize ans, l'honnêteté de son éducation religieuse en orphelinat ne lui faisant garder aucun secret et ne pas accepter le mensonge quel que soit les risques. Jordan amène cela avec une telle finesse que le spectateur inattentif prendra certaines réactions pour des facilités de scénario alors que tout cela obéit à une parfaite logique.

Entre sobriété et lyrisme, romantisme feutré et érotisme outré, Neil Jordan exprime parfaite la dualité de ses héroïnes avec l'effacée et fragile Eleanor au physique longiligne et adolescent alors qu'une volcanique Gemma Aterton aux formes généreuses incarne un esprit imposant et protecteur, symboliquement (si ce n'est plus) maternel. Le vampirisme est une prison pour la plus frêle devenue ainsi malgré elle alors que c'est une libération pour Clara qui y a vu une manière de s'émanciper. Les flashbacks où elles découvrent leurs nature s'opposent ainsi par le filmage de Jordan sur des séquences pourtant identiques, saccadées et inquiétantes pour Eleanor alors que la fameuse falaise se révèle dans toute son ampleur avec ses cascades de sang s'écoulant sur une Clara radieuse. 

Cet entre-deux donne une esthétique fascinante à ce Byzantium assez terre à terre dans ses péripéties finalement mais dont le caractère emporté des personnages donne un élan romanesque et dramatique captivant. Le présent ordinaire contredit constamment les flashbacks flamboyant, la romance sobre entre Eleanor et Frank bien éloignés des débordements sanglants de Clara. Une dichotomie permanente qui se fait concrète dans une magnifique conclusion qui fait du film une poignante histoire d'émancipation qui aura couru sur plusieurs siècles au vu des figures dépeintes. Gemma Aterton trouve peut-être là son meilleur rôle et Saoirse Ronan confirme une fois de plus son aura évanescente.

Sorti en blu ray et dvd zone 2 français chez Metropolitan

mardi 28 janvier 2014

Orlando - Sally Potter (1992)

Orlando est un jeune noble anglais ; lorsqu'il rencontre la reine Élisabeth, elle décide de l'emmener à sa cour de Greenwich et, jusqu'à la mort de la reine, la vie d'Orlando est celle de son courtisan favori ; par la suite il reste à la cour de son successeur Jacques Ier. Pendant le Grand Gel de 1608, Orlando tombe amoureux de Sasha, fille de l'ambassadeur de Russie, qui l'abandonnera. Revenu dans sa demeure natale, Orlando fait l'étrange expérience de s'endormir pendant une semaine, à la suite de quoi il décide de partir comme ambassadeur en Orient. Là, il refait la même expérience d'un sommeil d'une semaine mais cette fois il se réveille femme.

Sally Potter signe une belle et flamboyante adaptation du classique de Virginia Woolf dont elle respecte en tout point l'esprit. Orlando est une des œuvres les plus accessibles de Virginia Woolf où cette dernière mêlait son style sophistiqué et introspectif à une vraie odyssée picaresque, romanesque et ironique dans laquelle l'auteur faisait avec son héros androgyne le portrait idéalisé de la poétesse Vita Sackville-West avec laquelle elle entretint une liaison passionnée. Sally Potter reprend cette idée à travers une vision toute personnelle et originale rendant le film tout aussi inclassable que le roman.

La question androgyne et de la confusion des sexes est présente d'emblée en donnant à Orlando les traits à la fois durs et paisible de Tilda Swinton qui sait si bien allier allure masculine et sensibilité féminine durant la première partie. Virginia Wolf n'amenait la question que progressivement notamment en faisant tomber Orlando sous le charme de la belle russe Sasha (ici jouée par Charlotte Valandrey) sans qu'au départ il puisse distinguer si elle était un homme ou une femme.

Sally Potter amène cette dimension immédiatement avec cette ouverture en 1600 où l'insouciance juvénile séduit la vieillissante reine Elisabeth qui rêve de ne jamais voir l'attrait de cet ange souillé par les outrages du temps. Féru de poésie et rêvant d'amour passionnées, Orlando traversera ainsi les siècles en demeurant un(e) adolescent(e) refusant de grandir et dont chaque confrontation avec la cruauté du monde des adultes sera source de transformations morale puis physiques.

Chaque aventure et expérience sera source de déception et de saut dans le temps que Sally Potter manie avec un sens de l'ellipse tout aussi brillant que dans le livre même si nous perdant moins ouvertement que ne le faisait Virginia Woolf où la description nous faisait progressivement comprendre que l'on avait basculé dans une autre époque.

La réalisatrice dessine des tableaux somptueux pour chacune des "épreuves" traversées exploitant au mieux un budget que l'on devine restreint et qui force à une narration elliptique et théâtrale bienvenue. On est ainsi charmé par le marivaudage entre Orlando et Sasha, où la fourberie de cette dernière contredit la pureté de l'environnement blanc et immaculé dans ce Londres du Grand Gel de 1608.

Sally Potter soumet ainsi totalement l'environnement aux états d'âmes d'Orlando (alors que c'était clairement l'inverse dans le livre où les mutations culturelles/climatiques influaient sur sa personnalité) avec ici la glace se brisant simultanément au dépit d'Orlando trahi par Sasha n'étant pas venu aux rendez-vous pour leur fuite commune.

Si Sally Potter respecte parfaitement l'humour mordant de Virginia Woolf lors de la déconvenue des aspirations littéraires raillées d’Orlando, elle s'appropriera avec brio le matériau originel lorsque notre héros tentera une carrière d'ambassadeur en Orient. L'épisode était assez confus à l'écrit et là la réalisatrice dans une imagerie luxuriante et dépaysante nous guide vers une attachante vision de lien entre les peuples où Orlando nouera une amitié (teinté d'ambiguïté comme toujours avec le Khan (Lothaire Bluteau).

Pourtant, Orlando faillira à nouveau quand ce lien en appellera aux armes et une violence du monde des hommes à laquelle il ne peut souscrire pour subir là sa plus grande métamorphose et devenir une femme. La scène de réveil sous ce nouveau sexe est une merveille de sensualité et d'onirisme, laissant progressivement deviner le changement sous une lumière immaculée avant qu'Orlando n'observe son corps nu dans un miroir et lâche cette phrase symbole : Same person. No difference at all... just a different sex. Dans l'ensemble les commentaires distanciés de Virginia Woolf qui auraient grandement alourdit le récit transposé tel quel sont ici brillamment revisité par les commentaires face caméra de Tilda Swinton, ironique ou dépités selon les moments.

En effet même en femme Orlando demeure cet être rêvant d'accomplissement spirituel et amoureux mais sera confronté aux mêmes écueils, aux mêmes entraves symbolisées par les corsets et robes lourdes qui entravent sa marche et son libre arbitre.. La satire et le féminisme cinglant s'entremêlent ainsi dans une description des milieux intellectuels du XIXe dont l'esprit creux n’a d'égal que le machisme.

Si Sally Potter réussit par le visuel à différencier les périodes, on le ressent moins dans l'esprit alors que le roman montrait bien la bascule d'un siècle à l'autre où une femme bravache et aventureuse se trouvait soudainement engoncée dans les rigueurs d’une société phallocrate cent ans plus tard.

Parfois elle réussit à fusionner les deux dans de superbes idées comme ce paysages dont la météo devient orageuse et la photo plus terne en un instant pour montrer l'impasse où se trouve Orlando courtisée par un prétendant libidineux (et dans le livre ce changement météorologique signifiant le passage de l'Angleterre ouverte du XVIIIe à celle froide, humide et étouffante du XIXe et de l’ère moderne) qu'elle fuit dans un labyrinthe sans issue.

Cet esprit adolescent et rêveur se maintenant dans la nature désormais féminine d'Orlando, le salut viendra d'un prince charmant idéalisé et surgit à cheval de la brume en les traits de Billy Zane.

La confusion des genres est toujours au centre des interrogations avec ce remarquable dialogues où la caméra va de l'un à l'autre et où chacun comprend les chaînes entravant le sexe de l'autre (fonder une famille et avoir des enfants, se faire une place dans le monde par l'aventure et les armes) réinventant ainsi par l'image un des échanges les plus captivant du livre. La scène d'amour est un enchantement, filmé avec une grâce charnelle rare par Sally Potter et où Tilda Swinton se déleste de toute dureté pour être une femme complète s'abandonnant totalement à l'homme qu'elle aime.

L'épilogue contemporain réinvente plutôt bien celui du roman avec une héroïne toujours immortelle mais désormais apaisée et qui ne traversera plus les siècles seule.

 Sorti en dvd zone 1 chez Sony et doté de sous-titres anglais

dimanche 26 janvier 2014

Le Chevalier sans armure - Knight Without Armour, Jacques Feyder (1937)


Parce qu'il peut passer pour un Russe, A.J. Fothergill est engagé en 1913 pour espionner le mouvement révolutionnaire en Russie. Hélas pour lui, il est lui-même pris pour un révolutionnaire et il se retrouve emprisonné en Sibérie. Il y reste jusqu'aux insurrections de 1917. Dans la tourmente de la guerre civile opposant Armée rouge et Armée blanche, il tâche de fuir la Russie en même temps que la belle comtesse Alexandra.

Le Chevalier sans armure est une des productions les plus ambitieuses et onéreuses d’Alexander Korda et qui constituera aussi un de ses échecs les plus cinglants au box-office. Korda avait pourtant mis tous les atouts de son côté, tout d’abord en adaptant le roman éponyme de James Hilton, l’un des auteurs les plus populaires des années 30 dont seront également transposés plus tard Goodbye, Mr. Chips (1940) et Horizons Perdus (1937) de Frank Capra. Il engagera également à grand frais Marlène Dietrich qui avec ce rôle fait la transition entre sa première carrière placée sous le signe de son mentor Joseph Von Sternberg et la seconde où elle saura montrer un registre plus vaste que l’icône de L’Ange Bleu (1929) et demeurer une des plus grandes stars hollywoodiennes. Pour la petite histoire, Marlène Dietrich pas encore complètement détachée de cette influence exigera de Korda en contrepartie de son cachet qu’il ne pouvait régler entièrement de produire le film suivant de Von Sternberg. 

Ce sera le mythique et inachevé I, Claudius jalonné de péripéties houleuses qui en interrompront définitivement le tournage. Ultime exigence de la star, la présence du beau Robert Donat, alors l’acteur le plus populaire du cinéma britannique mais dont la constitution fragile perturbera grandement le tournage, Korda envisageant sérieusement de le remplacer sans l’intervention protectrice de Dietrich. Pour parachever cette équipe prestigieuse on aura l’apport de Jacques Feyder sortant du triomphe de La Kermesse Héroïque (1935) et dont le brio formel ainsi que le sens du drame sont pour beaucoup dans la réussite de ce Chevalier sans armure.

Des derniers feux du tsarisme à l’idéologie oppressante et inhumaine de la Révolution Russe, l’intrigue nous emmène dans l’Histoire du pays par une voie romanesque mais où le réalisme cru est constant. Nous serons à la fois extérieurs et impliqués aux évènements qui se révèlent à nous durant cette période charnière autant du côté du peuple oppressé puis revanchard que de la noblesse arrogante puis traquée. Ce regard distant se fera par le personnage de Fothergill/Peter Orounov (Robert Donat), agent des services secrets britanniques infiltré en Russie afin d’observer la montée du mouvement révolutionnaire. On découvre donc par son biais l’indignation grimpante au sein de la population, les privations ordinaire et l’autoritarisme du régime tsariste qui culminera avec l’exil de notre héros en Sibérie. 

Les hautes sphères ne semblent guère plus grande source de bonheur avec le destin tout tracé de la comtesse Alexandra (Marlène Dietrich), mariée à un fade officier de l’armée et vivant constamment sous la menace des attentats activistes. Leurs parcours se dessinent en parallèle jusqu’à être réunis par les soubresauts de la Révolution. Orounov bien malgré lui engagé dans le camp des rouges va ainsi croiser le chemin d’Alexandra dont la demeure est envahie par des révolutionnaires ivres de vengeance. Le pays est finalement aussi hostile à l’un et qu’à l’autre pour des raisons différentes et chargé d’escorter Alexandra pour son jugement, Orounov va tomber sous le charme et fuir avec elle à travers une Russie plongée dans le chaos.

Ce contexte historique renvoie les camps dos à dos, nous perdant avec les héros au fil des scènes d’arrestations, d’interrogatoires et d’exécutions dans une barbarie commune. Tout comme dans La Kermesse héroïque, le rapprochement des êtres est pour Jacques Feyder la possibilité d’oublier les conflits idéologiques pour s’abandonner à ses sens. Un sentiment traduit dès la magnifique scène de rencontre où les héros sont mutuellement subjugués en s’observant à travers le reflet d’un miroir. 

Orounov comme Alexandra représente une ouverture par rapport à ce qu’ils ont connus jusque-là dans cette Russie clivée. Orounov découvre ainsi un être fragile, vulnérable et loin de la foi inébranlable où la doctrine domine le libre-arbitre notamment lorsqu’Alexandra exige avec fougue  d’être exécutée. Celle-ci verra en Orounov un être plus réfléchi et profond que les laquais insipides de son milieu ou des automates acteurs de la Révolution. 

Tout ce qui semble se fondre dans cet environnement agité est illustré de manière anonyme par Feyder : les gardes revenant attaquer le couple à la gare reste à l’état d’ombre et de silhouette, les soldats arrêtant Robert Donat la première fois restent de dos et Marlène Dietrich toute de blanc vêtue fera face à une foule hostile indistincte sur son domaine. 

Feyder ne semble s’attarder  sur les visages et les magnifier que pour privilégier l’individu et magnifier les sentiments. Le rapprochement des amants se fait progressivement, par les mots lorsque séparés dans l’espace la composition de plan et les mots les rapprochent lors de la scène où ils se récitent de la poésie dans un hall de gare désert. 

La féérie s’invite lors de ce moment digne du Songe d’une nuit d’été de Dieterle où Marlène Dietrich se cache sous les feuilles et en ressurgi telle une nymphe dont le visage et la chevelure se confondent avec la végétation. Les scènes d’amours en forêt semblent comme isoler hors du temps et de l’agitation le couple avec une mise en scène de Feyder lorgnant vers Borzage par cette manière d’isoler en un véritable tableau des visages rapprochés, apaisés et aimant d’Orounov et Alexandra. 

Ce traitement concernera aussi les personnages secondaires les plus fouillés tel ce commissaire rouge quittant la rigidité de sa fonction pour s’avérer un amoureux fragile et maladroit d’Alexandra. Le lien protecteur qui unit Robert Donat et Marlène Dietrich durant le tournage se ressent particulièrement à l’écran. La vulnérabilité de Donat participe à perdre sa silhouette frêle et son visage anxieux à l’écran, contredisant son personnage héroïque et astucieux sur le papier pour mieux l’humaniser.

A l’inverse la demoiselle en détresse jouée par Marlène Dietrich impose une présence et une détermination (à nouveau la scène où elle fait face fièrement à la foule de révolutionnaire hargneux qui hésite même à lui  fondre dessus) qui va en s’accentuant alors qu’elle semblait si effacée dans les somptueuses premières scènes à la cour du tsar.

C’est cette passion inamovible qui nous guidera dans une véritable odyssée dans cette Russie en pleine débâcle. Le ton est essentiellement intimiste mais les passages impressionnants ne manquent pas cependant.  Au faste habituel des productions Korda privilégiant le luxe et l’apparat dans sa reconstitution on aura ici de nombreux extérieurs et mouvements de foules où la désolation et la misère s’étendent à perte de vue.

Dans cette dualité constante entre romanesque et réalisme brutal (où on devine une des influences de David Lean pour son Docteur Jivago), Feyder fera son choix pour le premier dans une conclusion aussi invraisemblable que parfaitement romantique.

Sorti en dvd zone  2 français chez Elephant Films

jeudi 23 janvier 2014

Le vent se lève - Kaze tachinu, Hayao Miyazaki (2013)

Inspiré par le fameux concepteur d’avions Giovanni Caproni, Jiro rêve de voler et de dessiner de magnifiques avions. Mais sa mauvaise vue l’empêche de devenir pilote, et il se fait engager dans le département aéronautique d’une importante entreprise d’ingénierie en 1927. Son génie l’impose rapidement comme l’un des plus grands ingénieurs du monde. Le Vent se lève raconte une grande partie de sa vie et dépeint les événements historiques clés qui ont profondément influencé le cours de son existence, dont le séisme de Kanto en 1923, la Grande Dépression, l’épidémie de tuberculose et l’entrée en guerre du Japon. Jiro connaîtra l’amour avec Nahoko et l’amitié avec son collègue Honjo. Inventeur extraordinaire, il fera entrer l’aviation dans une ère nouvelle.

Hayao Miyazaki avait déjà sérieusement tiré sa révérence en 1997 au moment de la sortie de Princesse Mononoké, mettant tout dans cette œuvre testament : le souffle épique, les questionnements écologiques et une aura romanesque flamboyante tout en dressant un constat lucide et désabusé sur la séparation inéluctable entre le mythe/la tradition et la modernité où les grandes légendes d’antan ne pouvaient plus qu’être des symboles diffus dans le monde contemporain. Un monde où il n’avait plus sa place puisqu’il s’apprêtait à se retirer ; mais la mort de Yoshifumi Kondo, son successeur désigné à Ghibli (et auteur du merveilleux Si tu tends l’oreille 1995) l’obligea à revenir. Un retour en forme de second souffle pour Miyazaki durant les années 2000 qui bien après Mon Voisin Totoro (1988) renouerait avec le point de vue d’une fillette pour son Alice japonais (Le Voyage de Chihiro (2002)), retrouverait les atmosphères épiques et les influences occidentales des débuts dans une tonalité différente (Le Château ambulant (2004)) et signerait son œuvre la plus euphorisante avec l’enchanteur Ponyo sur la falaise (2008).

Tout comme la mélancolie des années 90 avait répondu à la fougue de la décennie précédente, Miyazaki signe une œuvre particulièrement mortifère avec Le Vent se lève, comme pour nous rappeler un âge avancé qu’on avait fini par oublier avec la fontaine de jouvence que constituait sa filmographie des années 2000. Le Vent se lève est un film somme où Miyazaki semble avoir réuni toutes ses préoccupations. Si Princesse Mononoké était le constat de sa vision du monde, Le Vent se lève, lui, fait un bilan beaucoup plus intime de l’état d’esprit de l’auteur.

A l’origine un projet personnel destiné à être publié en manga, Le Vent se lève devient un film grâce au producteur (et cofondateur de Ghibli) Toshio Suzuki qui aura convaincu le maître d’en faire la prochaine production Ghibli. Pour Miyazaki le cinéma doit avant tout être un divertissement, une évasion où peuvent s’insérer des thèmes plus profonds (il reprocha ainsi à l’époque à son ami Isao Takaha la noirceur de son Tombeau des Lucioles alors que lui-même signait Mon Voisin Totoro).

Pourtant là l’auteur s’éloigne de ce précepte avec un biopic romancé de Jiro Horikoshi, ingénieur créateur du révolutionnaire avion Zero qui fit des ravages durant la Deuxième Guerre mondiale sur le front du Pacifique. On retrouve ainsi la fascination des airs de Miyazaki avec ce personnage se rêvant pilote mais qu’une mauvaise vue va inciter à devenir ingénieur pour rester au plus près de sa passion. Sur une période de quinze ans, on assiste ainsi à une sorte d’Etoffe des héros japonais où les recherches et atermoiements de Jiro amenant à la fabrication du Zero se mêlent à l’Histoire du pays en train de basculer dans l’horreur belliqueuse et totalitaire.

L’intrigue est en de nombreux points autobiographique pour Miyazaki, où Jiro est son double. Comme précédemment évoqué, sa propre passion pour l’aviation est née durant l’enfance grâce à son père directeur de l'entreprise aéronautique familiale participant justement à la chaîne de fabrication des Zero. La fascination pour les engins ailés se conjugue ainsi à l’aura de mort qu’ils dégagent par l’usage qui en sera fait, thème récurrent chez l’auteur.  

Le Vent se lève exprimera donc dans un premier temps la fougue de cet attrait des airs, que ce soit par les clins d’œil de Miyazaki à sa filmographie (la scène de rêve d’ouverture semblant échappée du Château dans le ciel), la manière amusée d’exprimer l’influence européenne chez son héros (les apparitions rêvées du mentor et précurseur italien Gianni Caproni) et bien sûr le bouillonnement d’activité des bureaux de l’usine qui renvoie évidemment à ceux agitant le Studio Ghibli dans un mimétisme évident. Peu à peu pourtant un voile vient assombrir cette vision. Le sentiment d’insécurité s’exprimera d’abord par une terrible séquence illustrant le séisme de Kanto en 1923 et où l’on sent la nature prête à se révolter face à la folie des hommes. Même s’il n’en fait pas le cœur du récit, le poids du régime totalitaire japonais traverse tout le film, tout comme ce double regard si cher à Miyazaki durant le voyage de Jiro en Europe où il se confronte à la haine des nazis tout en s’ouvrant à de nouveaux horizons avec le savoir-faire technologique et la culture occidentale.

Le plus grand pas en arrière, Miyazaki le fait pourtant avec l’attitude de son personnage principal. Obsédé qu’il est par sa tâche, Jiro a à peine le temps de se consacrer à sa fiancée Nahoko. Le scénario dessine tous les contours d’une romance flamboyante mais qui ne le sera jamais complètement. La première rencontre en plein durant le chaos du séisme, la seconde le temps d’un été de vacances et les charmantes séquences qui en découlent (Jiro rattrapant l’ombrelle de Nahoko emportée par le vent, tous deux s’amusant d’un avion de papier alors que Nahoko est convalescente) humanisent d’ailleurs grandement un Jiro jusqu’ici trop hermétique (et doublé de la voix terne de cet autre grand de la japanimation qu’est Hideaki Anno, sollicité par son ami Miyazaki dans cette tâche inhabituelle pour lui).

Là encore des éléments personnels viennent se greffer. Nahoko est atteint de tuberculose tout comme la propre mère de Miyazaki à l’époque, un élément qu’il avait déjà intégré dans Mon voisin Totoro où la mère des deux fillettes était absente car au sanatorium. La pudeur de l’auteur avait laissé cet élément flou, au point de faire des héroïnes des sœurs pour éviter tout mimétisme avec lui alors que le scénario initial en faisait des frères. Cette fois Miyazaki exprime pleinement cette culpabilité avec une romance feutrée, résignée et condamnée, qui est paradoxalement la plus charnelle de sa filmographie très chaste mais finalement la moins poignante.

Le contexte historique semble comme écraser les personnages, Nahoko étant une figure sacrificielle et effacée dévouée à son époux, Jiro en dépit de son amour sincère ne s’écartant pourtant jamais de sa mission. Le drame s’exprime ainsi dans une retenue touchante (la belle scène de mariage) mais où l’on sent Miyazaki peu à l’aise.

Le constat final amer de Princesse Mononoké n’empêchait pas une vraie portée romanesque quand, dénué de ses démons et merveilles, Miyazaki semble paradoxalement comme cloué au sol pour laisser respirer ce qui est son œuvre la plus personnelle, l’austérité des personnages jurant avec la vaillance farouche de ses héros habituels. Cette fois tout semble joué et il n’y a plus de raison d’y croire alors que le monde pouvait sombrer sans que l’on cesse d’essayer de se relever, encore et toujours (Nausicaä, Le Château dans le Ciel, Princesse Mononoké, Le Voyage de Chihiro...).

A nouveau, c’est sans doute dans le parcours de Miyazaki qu’il faut chercher cette carence. L’impact de la guerre et les conséquences du grand œuvre de Jiro ne s’illustreront qu’en toute fin dans une scène onirique renvoyant notre héros à une culpabilité nationale et personnelle par la perte de sa fiancée malade. Un culpabilité que partage sans doute aussi le réalisateur, entièrement dévoué à ce Studio Ghibli qui lui a au moins coûté des relations difficiles avec son fils Goro dont il s’opposa au passage à la réalisation avec Les Contes de Terremer et auquel il mena la vie dure sur le tournage de La Colline aux coquelicots (2012) qui avec moins de lourdeur évoquait des thèmes voisins.

Toute cette longue quête semble ainsi avoir été vaine pour Jiro dont la silhouette disparait lentement à l’horizon en conclusion. Miyazaki pense-t-il aussi la même chose en se retirant sur une œuvre si résignée ou adhère-t-il au leitmotiv du poème de Paul Valery donnant son titre au film : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » ? La réponse est sans doute entre les deux, et suspendue à une possible volte-face du sensei.

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