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mardi 5 avril 2011

Jeux Dangereux - To Be or Not to Be, Ernst Lubitsch (1942)


Durant la Deuxième Guerre mondiale, entre Varsovie et Londres, une troupe de comédiens parvient à déjouer un plan de la Gestapo.

De par les raisons qui les ont conduits à fuir le nazisme et rejoindre Hollywood, les émigrés germaniques ont toujours su fait preuve d’une grande conscience politique. Des réalisateurs comme Fritz Lang ou Douglas Sirk ont, notamment avec Fury ou Mirage de la vie, dénoncé certains des maux contemporains de l’Amérique tels que le racisme ou le lynchage. Cette conscience politique s’exprime de manière particulièrement intéressante lorsque les films se déroulent durant la deuxième guerre mondiale et autour de la figure du Nazi.

Celle-ci fut pourtant bien différente selon le rapport qu’eurent les expatriés avec le régime hitlérien. Billy Wilder livra certains de ses films les plus sombres avec Stalag 17 et Les Cinq Secrets du Désert, respectivement films « de prisonniers », où les nazis sont des geôliers manipulateurs, et « d’espionnage », mettant carrément en scène Rommel. Ayant perdu presque toute sa famille dans les camps de concentration allemands durant la seconde guerre mondiale, Wilder ne pouvait qu’exploiter sa veine la plus désespérée au moment d’aborder le conflit. Le tournage après guerre de La Scandaleuse de Berlin fit donc office d’exutoire douloureux, les images d’archives d’un Berlin dévasté étant d’ailleurs originellement destinées à un documentaire. Il en va de même pour Fritz Lang, forcé de fuir l’Allemagne tandis que sa propre femme rejoignait les rangs nazis, et qui aborda frontalement le sujet dans Les bourreaux meurent aussi.

Le cas d’Ernst Lubitsch s’avère d’autant plus intéressant que sa situation diffère de ses collègues. Arrivé aux USA dès 1922 sur l’invitation de Mary Pickford, il est un citoyen américain assimilé lorsque les événements se précipitent sur sa terre d’origine. Il fut d’ailleurs déchu de sa nationalité allemande en 1935 par le régime nazi. Moins intimement lié que d’autres émigrants germaniques mais cependant concerné, Lubitsch illustra son engagement de manière moins dramatique mais tout aussi virulente et ce, avec la meilleure arme dont il disposait : l’humour. To be or not to be fit d’ailleurs office de précurseur : sorti en 1942, il fut tourné avant l’engagement des Etats-Unis dans le conflit après l’attaque de Pearl Harbor. Il se détache ainsi des autres films de propagande qui virent le jour par la suite.

To be or not to be s’inscrit dans la même veine inspiratrice que certains des derniers films de la carrière de Lubitsch comme Ninotchka, The Shop Around The Corner et La Folle Ingénue. En effet, on retrouve cette charge politique acerbe et drôle contre le régime communiste soviétique dans Ninotchka, une volonté de capter la vie quotidienne de personnages « vrais » à travers les employés d’une petite boutique de vêtements dans The Shop around The Corner, et la menace nazie en filigrane dans La Folle Ingénue. Dévoilant une facette plus tendre et sensible (surtout si l’on y ajoute l’ultime Le Ciel peut attendre), le réalisateur redéfinissait avec To be or not to be les termes de sa fameuse « Lubitsch touch » (basée sur le sexe et l’argent) en atténuant son cynisme.

Lubitsch installe son récit dans le drame des polonais envahis par l’Allemagne. Il s’attache plus précisément au destin d’une troupe de théâtre interprétant une pièce anti nazie, qui devra user de son art pour mystifier la Gestapo et aider la Résistance. Par l’intermédiaire de sa vision amusée et tendre des tares du monde du spectacle (egos surdimensionnés, cabotinage…), Lubitsch en profite pour dénoncer la bêtise et le despotisme de l’idéologie hitlérienne. Les gags énormes, les quiproquos et les personnages grotesques constituent les ingrédients d’une des comédies les mieux écrites et les plus subtiles jamais produites. La mise en scène et le scénario convergent ainsi vers une minutieuse entreprise de démolition du nazisme en trois étapes illustrées par des scènes clés.

L’ouverture du film instaure d’emblée le procédé de confusion entre fiction et réel, lors d’une répétition de la troupe. Dans un premier temps, la réalisation nous immerge dans un bureau de la Gestapo. Le cadrage serré ne laisse découvrir aucun décor de théâtre. Mais la situation absurde (des officiers allemands tentent d’acheter un petit garçon afin qu’il révèle l’infidélité de son père à Hitler) et le jeu outré des acteurs (les « heil Hitler ! » assénés à tout bout de champ) révèlent la farce avec cette hilarante conclusion du « heil myself ! » prononcé par le pastiche d’Hitler. Cette vision caricaturale, déformée et satirique des nazis est celle reproduite par le monde du spectacle. Pourtant, elle ne s’avérera pas si éloignée de la bêtise dont fait preuve la Gestapo par la suite.

La seconde étape est intermédiaire. Elle se situe lors de la scène où l’acteur Joseph Tura et les résistants tentent de piéger le traître Siletsky. Ils l’attirent dans le théâtre camouflé en siège de la Gestapo afin de lui soutirer une liste compromettante. Le dispositif se distingue de la première scène puisqu'ici, il ne s’agit pas de caricaturer les nazis mais de donner du réalisme à l’interprétation. Cette fois, un élément extérieur s’intègre à la supercherie : le traître qu’il s’agit de duper. Cependant, une nouvelle fois, les nazis, même de pacotilles, seront tournés en ridicule, Siletsky étant le seul personnage ennemi à ne pas être présenté comme un idiot. Il n’est pas un vrai nazi mais plutôt un opportuniste qui se range du côté des plus forts pour le pouvoir qu'il pourrait en recevoir.

Un dialogue lors de la tentative de séduction de Carole Lombard s’avère explicite à ce sujet. Siletstky se montre particulièrement perspicace et dangereux. Il est le seul à menacer physiquement l’un des héros, alors que les dangers rencontrés ensuite naîtront davantage de la tournure des événements que d’un adversaire direct. Ne demande-t-il pas « Comment ce type a pu devenir général ? » après les salutations un peu trop appuyées d’un des acteurs ? « Confier le sort du pays à un cabot ». Ces lamentations du metteur en scène à propos de Tura sont prémonitoires. N’arrivant pas à faire parler Siletsky, Tura en fait fatalement trop et se démasque. Il faudra l’intervention des autres résistants pour lui sauver la mise. Siletsky prend la place occupée par le spectateur lors de la séquence d’ouverture en découvrant la supercherie pour les mêmes raisons. Confronté à la réalité, le nazisme ne peut que révéler le creux et la bêtise de son contenu, ici exagéré et moqué par le biais d’un acteur de théâtre. Lubitsch avait déjà eu recours à ce type d’escamotage dans Illusions Perdues ou encore La Huitième Femme de Barbe Bleue, mais uniquement pour montrer les stratagèmes destinés à conquérir l’autre (le mari simulant d’être d’accord pour divorcer dans Illusions Perdues, Claudette Colbert feignant de n’être intéressée que par l’argent de Gary Cooper dans La Huitième femme…). Le procédé est beaucoup plus complexe ici dans sa construction et ses intentions.

La troisième étape fonctionne de manière inversée en comparaison des deux premières. Elle se situe lorsque Tura se rend à la Gestapo grimé en Siletsky pour délivrer sa femme et doit s’entretenir avec l’officier nazi Erhard. Cette fois, un acteur pénètre dans la véritable Gestapo. Pourtant, nous retrouvons les mêmes situations qu’auparavant. Erhard raconte une blague sur Hitler qui finirait en fromage, et rattrape son hilarité déplacée par de piètres « heil Hitler ! ». Les scènes se renvoient l’une à l’autre. Tura déguisé en Siletsky apprend à l’officier son surnom de « Erhard camp de concentration », et devant la fierté affichée de celui-ci, lui répond « J’étais sûr que vous réagiriez ainsi ! ». Le cabotinage de Tura passe parfaitement et le plan ne sera pas découvert. Lubitsch exprime bien ainsi la vacuité de l’idéologie nazie grâce au parallèle entre des situations réelles et jouées pour mieux la ridiculiser. Bien que brillantes, les autres scènes du film usant de la mystification (les membres de la troupe de théâtre allant à la Gestapo pour sauver Tura, une dernière et mémorable apparition du faux Hitler) font figure de redite.

Toute cette sophistication serait vaine sans une interprétation de premier ordre et une émotion que sous-tend l’humour décapant. Jack Benny campe un inoubliable Joseph Tura, archétype de l’acteur égocentrique, imbu de sa personne (et victime des saillies les plus mordantes : «votre mari a fait à Shakespeare ce que nous avons fait à la Pologne») tandis que Carole Lombard (tragiquement décédée avant la sortie du film) déborde de séduction et de timing comique. Lubitsch parvient par de belles idées narratives (la dégradation de l’entrée du théâtre ainsi que l’affiche antinazie disparaissant au fil des mois) et des allusions judicieuses à Shakespeare, à nous rappeler le fond dramatique et bien réel du film. La tirade extraite du Marchand de Venise, déclamée deux fois par le personnage de Greenberg, persuadé de ne plus jamais avoir l’occasion de jouer le rôle dont il rêve, exprime parfaitement la détresse du peuple polonais : « We are just like other people, we love to sing, we love to dance, we admire beautiful women, we are human, and sometimes, very human ».

Film déclencheur, avec Le Dictateur de Chaplin (même si ce dernier fonctionnait davantage comme une fable en créant une nation imaginaire, néanmoins identifiable), du soulèvement anti nazi de l’opinion américaine, To be or not to be incarne l’équilibre absolu entre divertissement et propos engagé.

Disponible dans de nombreuses éditions en dvd zone 2 français, mais privilégier celle de Studio Canal/Universal qui dispose de la meilleur image. On attend quand même une grande et belle édition soignée pour un tel film, en zone 1 comme en zone 2 d'ailleurs...

1 commentaire:

  1. J'aime beaucoup ce film, qui réussit à traiter avec intelligence et humour un sujet délicat.

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