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samedi 23 mars 2013

La Folle Ingénue - Cluny Brown, Ernst Lubitsch (1946)


Londres, 1938, Cluny Brown, qui a un faible pour la plomberie, effectue un dépannage à la place de son oncle chez un certain Hilary Ames. À cette occasion elle rencontre Adam Belinski, un écrivain qui a quitté la Tchécoslovaquie pour fuir le nazisme. L'oncle arrive chez Ames et trouve sa nièce ivre après avoir bu quelques verres avec les deux hommes. Pour la punir, il décide de l'envoyer travailler comme domestique à la campagne pour les Carmel. Belinski, invité à s'y cacher par le fils de la famille, qu'il a rencontré chez Ames, s'y trouve aussi.

Dans ses derniers films, Ernst Lubitsch tend à adoucir les éléments de sa formule à succès. La provocation, l'argent, le sexe, le délicat équilibre entre ironie et sentiments, tout ce que l'on y apprécie de la Lubitsch touch est toujours bien là mais désormais la férocité cède de plus en plus à une infinie tendresse. Alors que le monde s'apprête à sombrer dans le chaos de la Seconde Guerre Mondiale, Lubitsch mêle son humour à un vrai propos politique (le communisme moqué de Ninotchka, le nazisme raillé dans To Be or not to be) et se dévoile comme rarement dans The Shop Around the Corner où se mêle la chaleureuse vision d'un monde désormais révolu (Budapest avant l'invasion allemande) et nostalgie où l'effervescence de cette boutique évoque ses propres souvenirs d'enfance, dans le magasin de son père tailleur berlinois. On y constate aussi l'intérêt de Lubitsch pour les petites gens, s'éloignant ainsi des milieux bourgeois qu’il se plaisait tant à moquer dans ses comédies des années 30. Dépourvu de cette dimension politique, Le Ciel peut attendre déploiera également une sphère intime et bienveillante du couple confirmant ce changement chez le réalisateur.

Vrai dernier film de Lubitsch (puisque l'ultime La Dame au manteau d'hermine sera terminé après sa mort par Otto Preminger), Cluny Brown effectue un pont idéal entre l'ancien et le nouveau Lubitsch. Le cadre de cette Angleterre aristocrate est typique des milieux nantis que la Lubitsch touch se plu tant à moquer, mais les deux héros dans leur statut social modeste évoque plutôt cette dernière période du cinéaste, tout comme la toile de fond historique traitant de la Tchécoslovaquie envahie par les nazis (et d'une l'Angleterre pas encore engagée mais déjà inquiète). Dans tous ces meilleurs films, Lubitsch a toujours célébré rebelles, les libertaires et extravertis assumant de vivre en dehors des codes sociaux classiques, que ce soit la femme adultère de Ange, le trio amoureux de Sérénade à trois, la fantaisie révélée de Ninotchka ou encore la troupe d'acteur de To Be or no to be.

Ici nous aurons comme héros un duo avec un farfelu qui s'assume et s'accepte avec l'écrivain en fuite Adam Belinski (Charles Boyer) et une qui s'ignore et cherche à rentrer dans le rang avec la femme de chambre Cluny Brown (Jennifer Jones). Cet esprit libre revêt un aspect aussi dramatique en toile de fond (Belinski ayant fui son pays et Hitler pour ses idées) qu'irrésistible dans son expression avec cette scène d'ouverture où l'on appréciera le bagout et l'aplomb de Belinski pour s'introduire, faire culpabiliser et taper un aristocrate anglais attendant ses invités. Cette folie douce est moins maîtrise chez l'ouragan Cluny Brown, surtout s'il y a un évier bouché dans les parages, Lubitsch nous assaisonnant de savoureux dialogues à double sens sur la curieuse lubie de son héroïne.

Cette première rencontre scelle les affinités entre Belinski et Cluny que leur audace conduit bientôt chez la même famille traditionnelle anglaise en campagne dans des statuts et pour des raisons différentes. Le culot de Belinski l'a conduit chez les Carmel, ses nouveaux protecteurs prêts à l'accueillir sans le connaître quand Cluny punie par son oncle pour n'avoir pas su "rester à sa place" y est engagée en tant que femme de chambre. Lubitsch moque avec brio le snobisme et ce rapport de classe qui atrophie tout rapport humain chez les hôtes. Cluny est ainsi accueillie chaleureusement quand par erreur elle est prise pour une égale mais lorsque l'on constate qu'il ne s'agit que de la nouvelle bonne, les Carmel s’éclipsent ainsi immédiatement.

Cette différence est inscrite dans les gènes de toute cette communauté y compris les domestiques plus à cheval encore sur ses principes à l'image du vieux couples d'employés si maniéré qu'ils ne peuvent s'avouer leur sentiments. La hauteur de ces nantis ne les rend pas plus autonome non plus à l'image de la faussement libre Betty Cream (Helen Walker) se jouant des hommes mais à la première lueur de scandale se réfugiant dans le mariage et ramené au stade de petite fille obéissante par Lady Carmel.

Belinski et Cluny sont bien au-dessus de toutes ces entraves. Charles Boyer malicieux et attachant est parfait en Belinski à l'aise partout où il passe et finalement ne se réfrène qu'avec Cluny en qui il a trouvé une âme sœur mais qu'il pense attirée par un autre. Jennifer Jones montre des capacités jusque-là inexploitée en comédie et injecte la folie de ses rôles plus dramatiques dans cette Cluny Brown. Si l'excentricité de Belinski est habilement maîtrisée par ce dernier et constitue un atout, c'est un poids pour la fougue juvénile de Cluny que les épreuves amènent à masquer sa différence.

C'est une tuyauterie encombrée qui fera revenir le naturel au galop et la sauvera d'un sinistre mariage avec un pharmacien fils à maman provincial, une nouvelle fois elle a dépassé les bornes. Le titre français est bien trouvé, Jennifer Jones est absolument craquante en ingénue inconsciente de ses écarts à la bienséance guindée et illumine l'écran de son sourire et de ses coups de marteau vigoureux. Dans une conclusion magique, elle comprendra enfin que celui son meilleur confident est aussi celui qui la comprend le plus, qui lui ressemble le plus. Peut-être le plus beaux couple du cinéma de Lubitsch, ce qui n'est pas une mince affaire et fin de carrière en apothéose pour le réalisateur.

Sorti en dvd zone 2 français chez Carlotta

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