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mardi 9 décembre 2014

Un homme dans la foule - A Face in the Crowd, Elia Kazan (1957)

Pour alimenter une chronique radiophonique locale intitulée "Un homme dans la foule", la jeune Marcia Jeffries s'en va recueillir la parole de prisonniers incarcérés dans la geôle du shérif. L'un d'eux, Larry Rhodes, accepte de s'exprimer contre une remise de peine. Le personnage s'avère d'une éloquence et d'une finesse surprenante. Il se voit aussitôt proposer une émission quotidienne qui fait un tabac. Son talent charismatique l'emmène jusqu'à véritablement crouler sous les propositions d'embauches.

A Face in a crowd est une œuvre visionnaire où Elia Kazan scrute avec crudité le pouvoir des médias et la mégalomanie de ceux à leur tête, grisés par la puissance prodigué par cet opium du peuple. Le film offre une sorte de pendant négatif aux classiques de Frank Capra comme L’Homme de la rue (1941) et L’Extravagant Mr Deeds (1936). Comme dans ses deux films, Kazan dépeint l’ascension d’un homme du peuple dont le message naïf va trouver l’attention de l’opinion qui y sera sensible avant de se retourner contre lui. Si Gary Cooper/John Doe/Mr Deeds conservera sa pureté d’âme au risque d’être écrasé par la vindicte populaire, il en ira tout autrement de Lonesome Rhodes (Andy Griffiths) vagabond parvenu au sommet et rendu monstrueux par l’adulation. 

Les époques diffèrent entre les films et si la foule est toujours aussi aisée à manipuler, l’homme ordinaire et vertueux est désormais condamné à se brûler les ailes, gargarisé par la toute-puissance qu’il semble détenir. La différence tient en un mot : télévision. Les films de Capra appartiennent à l’ère de la radio, où la notoriété ne se ressent qu’au sortir du studio et des réactions enflammées des auditeurs. La télévision, par sa plus grande portée, par la force accrue de l’image et du miroir satisfait nourrissant le narcissisme de ses vedettes va créer d’autres formes de monstres.

Le film adapte – par l’auteur lui-même - la nouvelle Your Arkansas traveller de Budd Schulberg mais s’inspire également de figures réelles telles la star de radio déchue des années 40/50 Arthur Godfrey, le cowboy vedette Will Rogers (nommément cité dans le film) mais aussi pour le final de la mésaventure/légende urbaine de l’animateur de l’émission pour enfants qui se pensant hors antenne salua ses auditeurs juvéniles d’un This is Uncle Don, saying good night. We're off. Good, that will hold those little bastards. Tout cela est condensé dans le personnage plus grand que nature de Lonesome Rhodes. Sans-abri placé par hasard à portée d’un micro dans le cadre d’une émission radiophonique locale alors qu’il croupit dans la prison du shérif, il va se montrer d’une éloquence telle qu’il obtiendra vite du temps d’antenne. Le personnage nous apparait d’abord éminemment sympathique par son bagout et son insolence.

Flattant le peuple ordinaire qui se reconnaît en lui, ridiculisant les figures d’autorités par des défis loufoque, Lonesome Rhodes a l’insouciance et le culot de ceux qui n’ont rien à perdre, prêt à reprendre la route à la première anicroche. Prenant conscience de son pouvoir sur les foules, il en est d’abord effrayé quand son mentor Marcia (Patricia Neal) le lui fait comprendre. Si l’on devine son cynisme sous cette désinvolture au détour de quelques dialogues, c’est réellement l’accession à la télévision qui le fera basculer.

Notre héros y trouve vite ses marques et désormais ses bravades ne servent plus qu’à servir son égo comme lorsqu’il dénigrera les produits de l’annonceur qui le rémunère. Cette action lui attire l’adulation des foules et fait paradoxalement gonfler les ventes du produit moqué (péripétie justement inspirée d’Arthur Godfrey) ce qui lui donnera ce sentiment de toute-puissance, de gourou manipulant les foules et s’attirant l’allégeance des puissants.

Andy Griffiths pour son premier rôle au cinéma est tout simplement extraordinaire. Le surjeu parfois outrancier qui peut agacer dans la direction d’acteur de Kazan est ici parfaitement approprié pour cet ogre. Les éléments lui donnant une présence joviale (son rire tonitruant, son accent sudiste outré, sa voix de stentor) se font de plus en plus factice et calculés, Kazan l’isolant de plus en plus par des gros plans outranciers rendant sa présence monstrueuse et grotesque. Désormais il n’a plus de compte à rendre à personne, s’appropriant ce qui est à son gout (à l’image de la pom pom girl énamourée jouée par la débutante Lee Remick) et trahissant les rares personnes attachée à lui. Lonesome Rhodes impose une présence hypnotique et repoussante à la fois, une attraction pour les foules naïve et un séducteur irrésistible.

L’addiction des téléspectateurs se confond avec celle, amoureuse de Marcia et une Patricia Neal de plus en plus dominée par celui qu’elle a pourtant sorti du fossé. C’est par elle que la supercherie pourra enfin pourra enfin se révéler, la frayeur face à ce qu’elle a façonné lui faisant révéler son vrai visage au monde. Le final vire au cauchemar halluciné où l’égo désormais sans reflet de Lonesome Rhodes tourne désormais à vide sur fond de rires enregistrés. 

On repensera une nouvelle fois à un envers torturé de Capra avec cette fin répondant à celle de L’Homme de la rue. Chez Capra, John Doe dépité par l’incompréhension de son message était prêt à se jeter d’un building par dépit. Dans la même situation, Lonesome Rhodes ne franchira jamais le pas malgré ses avertissements. Il s’aime bien trop pour cela et garde l’espoir illusoire de retrouver le haut de l’affiche. 

Sorti en dvd zone 2  français chez BAC Films


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