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vendredi 31 juillet 2015

La Guerre à sept ans - Hope and Glory, John Boorman (1987)

Début de la Seconde Guerre mondiale. Elle sera vue avec les yeux de Bill, jeune garçon de sept ans qui habite la banlieue de Londres. Le père de Bill s'engage. La mère décide alors d'envoyer ses enfants en Australie. Mais, une fois à la gare, par peur, détresse et amour, elle ne sait plus que faire, et les ramène à Londres. La vie continue, rythmée par les alertes, les bombes, les maisons détruites, l'amour de la fille aînée pour un soldat canadien-français ; la guerre, pour le garçon, ressemble à une grande aventure.

John Boorman avait avec La Forêt d’émeraude (1985) achevé son cycle « mythologique » et son questionnent sur le rapport entre l’homme et la nature, fruit d’expérimentions visuelles impressionnantes dans des films aussi singuliers que Délivrance (1972), Zardoz (1974) et Excalibur (1981). Hope and Glory était donc l’occasion pour le réalisateur de revenir à une veine intimiste et plus spécifiquement anglais abandonnée depuis Leo the last (1970). Boorman se penche ici sur ses souvenirs d’enfance et son quotidien durant la Deuxième Guerre Mondiale avec sa famille. 

La vie paisible du jeune Bill (Sebastian Rice-Edwards) se voit bouleversée lors de l’entrée en guerre de l’Angleterre. A l’instant même de l’annonce radio, le monde de Bill semble basculer et l’Angleterre se transformer. L’ensemble du film joue à la fois sur l’intime et l’universel quant aux conséquences du conflit. La vision bucolique de cette famille unie et heureuse, l’imagerie chaleureuse de leur quartier pavillonnaire de la banlieue de Londres, tout cela va voler en éclat insidieusement. C’est d’abord la cellule familiale qui se transforme avec le la mobilisation du père (David Hayman), sa grande sœur de quinze grandit plus vite que de raison, séduite par un soldat canadien (Jean-Marc Barr) de passage. Les nuits se vivent désormais au rythme des alertes bombardements, le tonnerre des explosions et les flammes infernales  se rapprochent de plus en plus tout en devenant des éléments terrifiant du quotidien.

En endossant le propre regard de l’enfant qu’il était, Boorman parvient pourtant un maintenir une atmosphère ludique et chaleureuse. Le contexte de guerre nourrit ainsi les rêves d’aventures et d’exploits de Bill. Le paysage de désolation et d’apocalypse du quartier réduit à l’état de ruines constituera un formidable terrain de jeu pour notre héros et ses camarades (on peut soupçonner que Boorman s’inspire du formidable Hue and Cry (1947) de Charles Crichton), l’absence du père est compensée par les songes où ils réalisent des exploits aériens face au avions allemands. Dans cette idée, le film s’offre d’excellents moments décalés tel ce pilote allemand parachuté dans la ville et qui attends cigarette aux lèvres et tout sourire d’être arrêté par les policiers locaux apeurés. 

Ce décalage participe aussi à l’émotion forcément plus ténue que dégage les enfants. La maladresse avec laquelle Bill et Sue tente de réconforter une camarade dont la mère est morte dans le bombardement de sa maison serre le cœur autant qu’elle prête à sourire, une invitation à jouer pouvant lui faire oublier. La détresse de Bill lorsque sa propre maison sera détruite est poignante également, le socle de son univers ayant fondu au même titre que ses précieux soldats de plomb. L’innocence est en passe d’être brisée même pour notre héros en culotte courte, mais la famille sera un refuge qui aidera à tout surmonter.

La guerre sert de révélateur également pour les adultes, entre les infidélités de l’épouse des voisins où les regrets nourris par le beau personnage de mère joué par Sara Miles. Là aussi la famille sera le remède à la nostalgie et la solitude, magnifiquement abordé dans la scène où elle change d’avis et préfère braver le danger plutôt que de quitter ses enfants et les envoyer en Australie par sécurité. 

Les rares moments où la famille est réunie et heureuse constitue un aparté, une bulle nostalgique (le grand-père pestant contre les poteaux électriques envahissant champ de vision) où il faut quitter la ville pour se régénérer et retrouver la vie passé aux abords de la Tamise. La traversée du fleuve semble nous faire basculer dans un autre monde où Boorman équilibre l’imagerie élégiaque et chaleur humaine bercée des rires, pleurs et tempérament bougon du grand-père (Ian Bannen génial).

C’est une magie que l’on ne souhaite pas voir s’estomper et qui finit par surmonter le contexte par un coup du sort final qui conclut le film dans un grand éclat de rire qui prolonge indéfiniment les vacances scolaires et le gout de ce paradis perdu. Une ode somme toute logique et sincère pour Boorman (qui au détour de la vue d’une équipe de tournage par Bill affirme sa future passion) qui aura prolongé retranscrit ce cocon familial à l’écran et l’aura reproduit dans son travail (sa fille cadette Katrine Boorman vue en Ygraine dans Excalibur joue une des tantes ici tandis que son aînée Telsche aura été le coach des jeunes acteurs). Ce retour aux sources sera formidablement salué avec 5 nominations à l’Oscar et Boorman lui a donné une belle suite récente avec Queen and Country (2014).

Sorti en dvd zone 2 français chez Sony

mercredi 29 juillet 2015

Mademoiselle - Tony Richardson (1966)

Institutrice respectable d'un village corrézien, Mademoiselle souffre d'une sexualité refoulée. Ce mal-être se traduisant par des actes de destruction, elle allume des incendies au sein de son village laissant croire que Manou, le bûcheron italien qu'elle désire, en est l'auteur.

Mademoiselle est le premier des deux films que Tony Richardson tournera avec Jeanne Moreau (Le Marin de Gibraltar(1967) suivra) pour laquelle il venait de quitter son épouse Vanessa Redgrave. Si l'on retrouve le style austère et exigeant de ses œuvres inscrites dans le mouvement free cinema, Mademoiselle est film éloignée de la réalité anglaise, de l'art et essai et lourdement marqué du sceau de ses scénaristes, Marguerite Duras et Jean Genet.

La libération des pulsions ou le bouillonnement à les contenir aura souvent constitué le thème des films de Tony Richardson, que ce soit à des fin comiques (Tom Jones (1963) ou Joseph Andrews (1977)) ou dramatiques (la bataille désespérée de La Charge de la brigade légère (1968) ou la défiance taiseuse du marginal de La Solitude du coureur de fond (1962)). Ce thème est au cœur de Mademoiselle où le drame naît également de ces pulsions, dans leurs expressions comme leur refoulement. Une vague d'accidents tourmente le quotidien d'un petit village de Corrèze, entre incendie criminel, inondation et empoisonnement des bêtes. Tous les soupçons des fermiers se portent sur Manou (Ettore Manni), massif et séduisant bûcheron italien pour lequel la méfiance repose plus sur la haine ordinaire de "l'étranger" mais aussi de la jalousie quant à l'attirance qu'il exerce sur les femmes du village.

C'est justement à l'une d'elles que sont dus tous ces maux, Mademoiselle (Jeanne Moreau) jeune institutrice à la sexualité refoulée faisant jaillir ses névroses dans des actes de vandalisme dont elle sait qu'elle ne sera jamais accusée. Jeanne Moreau est excellente pour exprimer le contrôle permanent du personnage où guette pourtant à tout moment la folie dans le phrasé, la gestuelle rigide. A l'abri des regards, elle peut s'abandonner pour fixer intensément l'objet inaccessible de ses désirs et libèrera sa frustration par le chaos. La simple scène de début où elle broie sans raison les œufs d'un nid d'oiseau éveille d'emblée un malaise qui ne se démentira pas. N'osant approcher Manou et le voyant posséder toutes les jeunes femmes consentantes du village, elle se vengera en transformant son environnement en enfer.

C'est paradoxalement quand le film fait dans la retenue qu'il est plus troublant. Les incendies dévastateurs offrent d'impressionnantes séquences mais la folie de Mademoiselle ne trouble jamais plus que dans le quotidien comme les humiliations que subira en classe Bruno (Keith Skinner) le fils de Manou, cette rigidité teinté de jubilation quand elle inflige le mal. Un mal qui semble contenu en sourdine dans cette campagne magnifiquement filmée par Tony Richardson, la superbe photo de David Watkin faisant baigner la pénombre des forêts ou les champs de récolte d'un éclat inquiétant sous la magnificence. C'est le souffle de ses pulsions néfastes qui finiront par contaminer tout le monde (le jeune Bruno tuant un lapin sauvagement) et notamment les fermiers prêts à libérer violemment leurs angoisses sur l'étranger.

La tonalité austère avec cette bande-son sans musique jouant sur les bruits de la nature contribue grandement à cette aura maléfique. Seul problème, le film se perd un peu quand il devient plus explicite notamment avec la grande scène d'amour entre Manou et Mademoiselle (l'image érotique de Jeanne Moreau depuis Les Amants (1958) ne pouvant être évitée) qui a sûrement dû faire son effet à l'époque mais dont l'érotisme teinté de naturalisme est très forcé d'autant que la séquence est bien trop longue - sans parler des analogie bien lourde comme quand Manou enjoindra Mademoiselle de toucher son "serpent".

Ettore Manni est assez limité aussi en gros rustre à la sensualité animale et on regrette que le choix initial de Tony Richardson ne se soit pas concrétisé, Marlon Brando n'ayant pas pu se rendre disponible. En dépit de ce bémol, le final d'une rare noirceur marque tout de même durablement, Mademoiselle pratiquant symboliquement la politique de la "terre brûlée" une fois assouvie.


Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Films

Extrait
 

mardi 28 juillet 2015

La Nuit Américaine - François Truffaut (1973)

Splendeurs et misères d'une équipe de tournage dans les studios de la Victorine à Nice, au moment de la conception d'un film.

Le cinéma aura toujours constitué le cœur de l’existence de François Truffaut, lui sauvant la vie sous la tutelle du père spirituel André Bazin après une tumultueuse adolescence délinquante puis y donnant un sens quand il deviendra critique pour ensuite passer à la mise en scène. Le regard amoureux du cinéaste se confondra aussi plus d’une fois à celui de l’homme pour ce grand séducteur dans son rapport à ses actrices et auquel il consacrera un film, L’Homme qui aimait les femmes (1977). Cet amour du cinéma n’avait cependant pas encore été le sujet d’un film, ce qui serait enfin le cas avec La Nuit Américaine. L’idée du film naît alors que Truffaut, souhaitant rester proche de ses enfants en vacances dans la région monte son dernier film Les Deux anglaises et le continent (1971) aux mythiques studios de la Victorine à Nice (qui ont vu défiler des tournages mythiques comme Les Enfants du Paradis (1945), Les Visiteur du soir (1942), Panique (1946) ou Mon Oncle (1958)). Traversant quotidiennement le studio et découvrant les imposants décors construits notamment pour La Folle de Chaillot (1969) avec Katharine Hepburn, Truffaut est fasciné par les lieux qu’il va visiter de fond en comble, s’imprégnant de leur histoire et de l’atmosphère de travail qui a pu s’y dérouler. Les Deux anglaise et le continent et Une belle fille comme toi (1972), étant des échecs commerciaux, c’est avec d’autant plus de passion qu’il va se lancer dans La Nuit Américaine.

Le récit nous dépeint le quotidien du tournage de Je vous présente Paméla, un drame passionnel inspiré d’un fait divers où un jeune homme tue son père après que ce dernier soit enfuit avec son épouse dont il est tombé amoureux. Le romanesque de la fiction est ainsi mis en parallèle de la normalité du tournage, les deux se valant finalement par la ferveur de l’équipe de tournage qui fait de la production une aventure humaine tout aussi palpitante. Truffaut laisse se confondre réalité et fiction, mais pas à travers le film dans le film puisque Je vous présente Paméla constituera un fil bien détaché. C’est la confusion du milieu du cinéma, celui du film et le réel qui l’intéresse et il multiplie les passerelles explicites ou plus invisibles. 

Truffaut incarne ainsi lui-même Ferrand le réalisateur (deuxième fois après L’Enfant sauvage (1969) et avant La Chambre verte (1978) qu’il joue le personnage principal d’un de ses films) en forme d’autoportrait où il exprime ses espoirs et doutes quant à son métier et au tournage. Le scénario s’inspirera de rencontres et d’anecdotes réelles vécues ou racontées à Truffaut qui fait ainsi de La Nuit Américaine un archétype autant qu’un vrai instantané des aléas que l’on peut rencontrer sur un plateau de cinéma. 

Le rythme lent et fastidieux, les imprévus et désagréments divers instaurant un semblant de monotonie inscrivent le film dans un réalisme contrebalancé par la fantaisie et la passion des « acteurs » de l’équipe. Diva caractérielle et émotive (Valentina Cortese), homme enfant capricieux (Jean-Pierre Léaud qui prolonge génialement l’inconséquence immature de son Antoine Doinel), le vieux beau élégant garant d’une époque mythique disparue (Jean-Pierre Aumont) ou encore la star anglo-saxonne (Jacqueline Bisset) séduisante et mystérieuse, tout y passe avec un égal brio. L’équipe technique est saisie avec un même naturel amusé, de la lucide et professionnelle assistante-réalisatrice (Nathalie Baye magnifique de naturel dans un de ses tout premiers rôles) à l’accessoiriste gaffeur (Bernard Menez). Les frontières se brouillent même avec la double casquette de certains protagonistes comme Jean-François Stevenin assistant de Truffaut/Ferrand devant et derrière la caméra, tout comme l’assistant du directeur photo Pierre-William Glenn qui endosse la fonction à l’écran.

La magie du film naît de ce mélange, offrant la réalité d’un tournage dans sa complexité logistique (Truffaut capturant très bien les incessantes sollicitations dont fait l’objet le réalisateur et les réponses qu’il doit trouver pour toutes) comme ces aléas humains et toutes les petites ou grandes aventures amoureuses, les drames avec lesquels il faut composer pour mener l’entreprise à terme. Les aspects techniques toujours vus à l’aune des états d’âmes des protagonistes sont ainsi dépeint d’une manière didactique et ludique qui captive de bout en bout. Truffaut parvient avec brio à user de sa veine romanesque dans un cadre  la fois réaliste et magnifié en n’oubliant jamais d’en faire une vraie odyssée collective, une déclaration d’amour au cinéma qui parle à tous. Cette réplique de Ferrand à Alphonse (où la dimension de père spirituel de Truffaut pour Léaud se confond à la fiction à nouveau) l’exprime bien :

 Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée, elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail de cinéma.

De manière plus triviale Nathalie Baye fait mouche avec cette phrase pleine de panache :

Moi, pour un film, je pourrais quitter un type, mais pour un type, je ne pourrais jamais quitter un film!
Un rapport qui transcende tous les conflits mais incompréhensible à quelqu’un d’extérieur pour là aussi une mémorable sortie de la femme du régisseur : 

Qu'est-ce que c'est que ce cinéma ? Qu'est-ce que c'est que ce métier où tout le monde couche avec tout le monde ? Où tout le monde se tutoie, où tout le monde ment. Mais qu'est-ce que c'est ? Vous trouvez ça normal ?

Le cinéma est une addiction et un abri qui transcende la vie et auxquels nos personnages s’abandonnent avec plaisir, pour le meilleur et pour le pire. Un message qui parlera au plus grand nombre puisque La Nuit Américaine sera un des plus grands succès commerciaux et artistiques de Truffaut, couronné par l’Oscar du meilleur film étranger en 1974.


Sorti en dvd zone 2 et bluray chez Warner

Extrait

lundi 27 juillet 2015

Clueless - Amy Heckerling (1995)

Cher Horowitz, lycéenne issue du milieu huppé de Beverly Hills, est une jeune fille pourrie gâtée qui sait jouer de ses atouts. Écartant ses rivales grâce à son sens de la mode, se défaisant de ses problèmes scolaires d'un claquement de doigts, Cher essuie tout de même les réprimandes de Josh qui ne se cache pas pour lui dire tout le mal qu'il pense de son attitude superficielle.

Treize ans après son cultissime Fast Times at Ridgemont High (1982), Amy Heckerling parvenait à signer un autre teen movie culte avec ce Clueless. Le film apportera un vrai renouveau au genre où tout comme dans Fast Times at Ridgemont High, la réalisatrice parvient à entremêler avec brio imagerie bariolée, ton potache et une vraie profondeur dans le questionnement adolescent. Clueless était au départ pensé pour une série tv (ce qu'il deviendra effectivement à la suite du succès du film) mais l'approche d'Amy Heckerling restera incomprise par la Fox et c'est le producteur Scott Rudin et la Paramount qui séduit par le script reprendront le projet, l'estimant assez bon pour constituer un film.

Le teen movie et notamment les films de John Hughes auront souvent saisi le mal être adolescent à travers les figures de marginaux, se sentant exclus pour leur physiques, leurs origines sociales ou encore leurs passions bien éloignées de leur camarades. Clueless adopte à l'inverse le point de vue des beaux, riches et enviés figures populaires des lycées faisant habituellement office de méchants hautains. Le cadre de vie luxueux, les belles fringues et l'adulation/jalousie des autres ne suffit cependant pas au bonheur dans une intrigue adaptant le Emma de Jane Austen dans ce cadre contemporain. Cher (Alicia Silverstone) lycéenne issue des milieux huppés de Beverly Hills fait office de Emma moderne.

Elle vit dans une véritable bulle de superficialité où son quotidien se fait au rythme de la popularité qu'elle cherche à entretenir, de sa collection de vêtement de luxe à agrandir et des discussions idiotes avec sa meilleure amie Dionne (Stacey Dash). Amy Heckerling façonne un univers bariolé et décalé constituant le monde intérieur de Cher, l'extravagance de ces nantis jurant au milieu du cadre lycéen conventionnel (fait des modes vestimentaires hideuse des 90's entre baggy informe, panta court de skater et autres chemises grunge) et illustrant leur éloignement de la réalité. Ce décalage se traduira par les joutes verbales hilarantes et creuses que mène Cher durant les débats de société qu'elle doit réaliser en classe, mais aussi des échanges savoureux avec son "grand frère" Josh qui la renvoie constamment au vide de sa pensée.

Cher prenant plus ou moins conscience de cet égoïsme décide d'y remédier en cherchant à s'occuper des autres. Amy Heckerling s'avère bien plus dans l'esprit de Jane Austen que l'affreuse adaptation officielle Emma l'entremetteuse (1996) qui sortira peu après. Le snobisme de la bourgeoisie rurale anglaise et le rapport de classes sont habilement retranscrits dans ce Beverly Hills (Elton refusant de sortir avec Tai à cause de son rang inférieur) tout comme le cheminement d'Emma. La sophistication de son allure dissimule ainsi une inexpérience qui lui fait faire les mauvais choix pour les autres en faisant de la naturelle et spontané Tai/Harriet Smith (Brittany Murphy) une créature creuse qu'elle mène vers des garçons bien éloigné de son caractère.

Cet égarement se prolonge à elle-même incapable de distinguer qu'un garçon qu'elle cherche à caser n'a d'yeux que pour elle ou qu'un autre à d'autres attirances (Justin Walker et son élégante allure de membre du rat pack). Ainsi l'objet de son cœur ne se révèlera à elle que lorsqu'une autre le convoitera, Cher s'étonnant alors de cet étrange serrement qu'elle ressent au cœur. Alicia Silverstone (repérée grâce à ses apparitions dans les clips d'Aerosmith) trouve là le rôle de sa vie. Allure glamour, regard mutin et toujours ce soupçon d'innocence enfantine qui empêche le personnage d'être détestable malgré ses égarements, elle est absolument parfaite et on pouvait espérer une autre carrière (mais hormis Peine d'amours perdus (2000) de Kenneth Branagh rien de marquant par la suite). Elle rend ainsi touchant le désespoir de Cher sous la superficialité et le matérialisme dissimule une âme en plein doute également. On retiendra aussi un Dan Hedaya parfait en papa soupe au lait et surmené.

La force du film est de maintenir son approche acidulée en toutes circonstances, la mélancolie s'instaurant progressivement, de manière aussi subtile qu'inattendue au vu de l'éloge du vide initial. L'esthétique du film fera école, jurant avec les modes d'alors (fantastique travail de la costumière Mona May prolongeant la personnalité de chacune dans cette inventivité vestimentaire) pour finalement devenir un standard des looks teenagers après la sortie tandis que la mise en scène cartoonesque d'Heckerling et la photo tape à l'œil de Bill Pope renforcent le côté rose bonbon réjouissant. Toujours aussi juste et réjouissant vingt ans après, Clueless sera le point de départ (dans un autre genre Scream sortira l'année suivante) d'un nouvel essor du teen movie dont l'héritage est palpable dans d'autres œuvres marquantes comme Lolita malgré moi (2004). Et superbe bande son (Cranberries, Radiohead, Supergrass, David Bowie...) estampillé 90's.

 Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Paramount

 

jeudi 23 juillet 2015

Tueur à gages - This Gun for Hire, Frank Tuttle (1942)

Un tueur à gage, Phillip Raven (Ladd) abat un industriel, un informateur de la police et se rend rapidement compte qu'il a été payé avec de l'argent sale. Poursuivi par la police, Raven rencontre lors de son voyage pour Los Angeles, Ellen Graham (Veronica Lake) qui n'est autre que la fiancée de l'inspecteur qui le traque. Pourtant Ellen qui est une magicienne et chanteuse dans les clubs de nuit lui sera d'une grande aide, car Raven veut retrouver son commanditaire Willard Gates, un patron de club de nuit et se venger.

Tueur à gage est un remarquable film noir qui signe l'acte de naissance cinématographique d'Alan Ladd, au point d'indiquer un mensonger "introducing" à son nom au générique alors que sa filmographie est entamée depuis les années 30. Le physique frêle de l'acteur avait jusque-là freiné son ascension mais entre le script malin, la complicité avec son réalisateur Frank Tuttle qui saura tirer le meilleur de lui et l'alchimie à l'écran avec Veronica Lake (qui sera sa partenaire ensuite sur La Clé de verre (1942) et Le Dahlia bleu (1946)), tous les éléments semblent enfin réunis pour le mettre en valeur à l'écran.

Ladd incarne ici Raven, un tueur à gage glacial bien décidé à se venger de son commanditaire Williard Gates (Laird Cregar) qui l'a piégé après son dernier "job" afin de le réduire au silence. Raven entraîne dans sa vendetta Ellen Graham (Veronica Lake), une artiste doublement impliquée puisque petite amie du policier (Robert Preston) traquant le tueur et jouant dans le club de Williard Gates. Le scénario astucieux entremêle habilement course-poursuite aux échos politiques surprenants et exploration de la psychologie torturée de Raven. Alan Ladd lui amène un détachement sacrément intimidant dans sa brutalité (le double meurtre d'ouverture) contrebalancé par une vulnérabilité s'exprimant face aux plus faibles. Cela se fait sans jamais atténuer la dangerosité du personnage, la bascule de la magnanimité à la violence ne tenant toujours qu'à un fil : il s'excuse presque tout en abattant néanmoins la femme présente avec sa cible, un geste ambigu laisserait croire qu'il est prêt à tuer un enfant et même la future alliée Veronica Lake n'est pas loin d'y passer.

Raven semble toujours sur la corde raide mais fascine tant cette violence semble une protection, l'émanation d'un caractère plus fragile qui empêche le personnage d'être totalement détestable. Alan Ladd exprime parfaitement l'écart entre son allure intimidante et son physique malingre (la tare de son poignet en rajoute une couche), tout le film dressant une dualité sur son caractère à partir de cet aspect. Exprimant sa seule affection à son chat, animal solitaire et indépendant comme lui, il peut tout aussi bien tordre le cou de l'animal si ce dernier peut signaler sa présence la police. Cela fonctionne aussi chez les méchants, Laird Cregar et sa carrure de colosse incarnant un couard précieux tandis que Tully Marshall vieillard malade cloué à son fauteuil est le symbole presque démoniaque du mal absolu.

L'humanisation de Raven se fera au contact de Veronica Lake, sa douceur et fidélité l'amenant à s'ouvrir et révélé les origines de sa violence. Pétillante et déterminée, l'actrice est parfaite, la partenaire idéale pour Alan Ladd. Le scénario de W. R. Burnett et Albert Maltz est rondement mené, le premier amenant toute sa science du film noir (on lui doit les scripts du Petit César (1931) et dont il a écrit aussi le roman) ou Scarface (1932) dans la brutalité et l'inventivité des situations comme ce moment glaçant où Raven tient une femme de chambre en otage dans une cabine téléphonique. Albert Maltz, un des futurs Dix d'Hollywood amène lui une dimension politique où l'aspect propagande incitant à l'engagement (le film est tourné avant Pearl Harbor) se contredit par la façon de fustiger les symboles capitalistes synonymes de traitrise et penchant du coup plus vers le communisme. Frank Tuttle penchant également à gauche amène une conviction rageuse à ses moments, en faisant le moteur de la rédemption de Raven finalement mieux amené par exemple qu'un autre chef d'œuvre du noir comme Le Port de la drogue (1953) avec Richard Widmark.

La manière d'exprimer ce message sans lourdeur sera l'esthétique impressionnante du film. On basculerai presque dans le fantastique durant la séquence où Raven vient traquer Gates dans sa demeure avec ce tonnerre éclairant de façon expressionniste et gothique le décor (magnifique photo de John F. Seitz), l'arrivée dans le bureau de Tully Marshall semble comme nous faire pénétrer dans un monde surréaliste et dangereux et le décor de l'usine semble un dédale sacrément tortueux. Cette inventivité fera des émules à long terme puisque le film est une inspiration avouée de Jean-Pierre Melville pour Le Samouraï (1967), le mimétisme entre les ouvertures deux films (le réveil, Ladd et son chat/Delon et son canari, leur gestuelle respective et la manière d'occuper le décor) étant frappant.

Sorti en dvd zone 2 français chez Sidonis 

Extrait de la scène d'ouverture

mardi 21 juillet 2015

Les Monstres de l'espace - Quatermass and the Pit, Roy Ward Baker (1967)

Lors de travaux de prolongation de la ligne « Hobbs Lane » du métro londonien, les ouvriers font la découverte d'ossements fossiles emprisonnés dans la glaise ; les squelettes sont ceux d'humanoïdes de petite taille et au crâne développé. Par la suite, on découvre également un engin de grandes dimensions, fait d'un matériau extrêmement résistant et qui ne semble pas être du métal. L'armée pense qu'il s'agit d'un missile et fait évacuer la station de métro qui est devenue le centre de toutes les curiosités. Le professeur Quatermass, physicien réputé, est appelé à la rescousse pour étudier la question…

Le troisième volet des aventures surnaturelles du professeur Quatermass arrivait tardivement, près de dix ans après le second volet La Marque qui remporta pourtant un grand succès à sa sortie. Nigel Kneale avait pourtant dans la foulée écrit un troisième épisode avec Quatermass and the Pit qui comme les précédents fut produit sous forme de serial à la BBC en 1958. La Hammer en acquiert bien évidemment les droits et lance la préproduction du film où Val Guest et Brian Donlevy doivent rempiler pour une sortie prévue en 1963 sur un script de Nigel Kneale. Malheureusement, la Hammer a conclu un deal de distribution avec le studio américain Columbia qui n'a que faire de Quatermass et préfère continuer à exploiter le filon de l'épouvante gothique.

Anthony Hinds (producteur des deux premiers films pour la Hammer) et Nigel Kneale soumettent un script à l'ambition plus modeste en 1964 mais la Columbia mettra à nouveau son veto. En 1966 la Hammer change de partenaire et signe un contrat de distribution avec Seven Arts et la Twentieth Century Fox, rendant enfin possible la production de Quatermass and the Pit. Nouveau maître du fantastique au sein du studio, Roy Ward Baker remplace Val Guest et Andrew Keir prend le relai de Brian Donlevy dans le rôle de Bernard Quatermass. Tous ces atermoiements n'auront pas d'effet sur la norme qualitative de la série puisqu'il s'agit du meilleur des trois épisodes.

Lors des travaux de prolongation de la ligne de métro Hobbs Lane, de mystérieux ossements ainsi qu'un engin d'un métal inconnu sont découverts. Quatermass dépêché sur place va aller de surprise en surprise en cherchant les origines de ces objets. Contrairement aux autres épisodes où tunnels de dialogues scientifique constituaient de vrais creux dans la montée du suspense, Roy Ward Baker nous tient près d'une heure en haleine autour de discussion théorique. Les ossements passent un temps pour des fossiles préhistoriques, avant que la reconstitution ne révèle des êtres humanoïdes disparus et l'engin d'abord pris pour une bombe allemande sa nature extraterrestre. Le ton oscille habillement entre la rigueur scientifique et un irrationnel plus indicible. Le scénario développe ainsi une théorie éculée depuis mais alors novatrice quant au passage d'aliens venus envahir la terre sans s'adapter à son atmosphère tout en provoquant les mutations qui conduiront à la naissance de l'Homme.

 Parallèlement cette idée prend un tour plus teinté de fantastique, Quatermass and the Pit étant le volet penchant le plus ouvertement sur Lovecraft. La menace ne vient plus du ciel mais des entrailles de la terre et de la nuit des temps tel les fameux "Grands Anciens" de Lovecraft, les visions de "l'Autre" évoquent les illustrations moyenâgeuses du Malin et la station de métro délestée d'un lettre donne Hobs soit démon en anglais. On retrouve même la nature d'horreur indescriptible dont le contact conduit à la folie, toutes les apparitions restant hors-champs (hormis sous formes de visions mentales, de reproduction ou de créatures éteintes on ne verra jamais l'extraterrestre/démon en action à l'image) et laissant les témoins aux confins de la folie. L'angoisse naîtra donc autant des théories scientifiques dont les conclusions conduiront à une thèse glaçante que du côté rituel et ancestral de la menace puisque cette zone aura été témoin de phénomènes étranges à travers les siècles dès qu'on approchait ce tunnel.

Même quand arrive l'heure des explications concrètes le mélange de science et d'occultisme domine et on devine où John Carpenter (qui n'a jamais caché son admiration pour le film) a pioché son inspiration pour son terrifiant Prince des ténèbres (1987). Les racines de l'invasion s'avèreront ancrée en l'homme de manière inattendue et très originale se déployant pleinement dans un final spectaculaire et cauchemardesque où enfin nous verrons la silhouette du mal absolu.

Loin de la prestation antipathique et rigide (mais pas inintéressante) de Brian Donlevy, Andrew Keir campe un Quatermass bien plus attachant (et proche de la vision de Nigel Kneale), humaniste et vulnérable, constituant la meilleur incarnation du personnage. On tremble en voyant sa raison vaciller lors du climax et les seconds rôles s'avèrent remarquables : Julian Glover en militaire obtus niant l'évidence, l'anthropologiste flegmatique joué par James Donald et son assistante sensible au force occulte joué par la belle Barbara Shelley. Fascinant, original et terrifiant, le meilleur Quatermass et un grand classique Hammer.

Sorti en dvd zone 2 français chez Metropolitan 

lundi 20 juillet 2015

A Touch of Zen - Hsia nu, King Hu (1970)

La Chine sous la dynastie Ming. Yang Hui-chen, dont le père a été assassiné par la police politique du Grand Eunuque Weï, a réussi à s'échapper avec l'aide de deux généraux rebelles. Ayant trouvé refuge dans une citadelle frontalière abandonnée, la jeune fille est repérée par des espions impériaux. Pour l'aider à affronter les gardes lancés à sa recherche, elle trouvera un soutien inespéré auprès de Gu Sheng-chai, un jeune lettré qui se révèle un redoutable stratège, et surtout de Maître Hui-Yuan, un moine bouddhiste dont la force spirituelle n'a d'égale que sa maîtrise des arts martiaux…

A Touch of Zen constitue un des sommets de la filmographie de King Hu mais également de la reconnaissance du cinéma asiatique en Occident avec le Grand Prix de la Commission supérieure technique qui lui fut attribué au festival de Cannes en 1975. Le cinéma japonais s’était révélé au monde avec le Lion d’or obtenu à Venise par le Rashomon (1951) d’Akira Kurosawa, la Mostra contribuant aussi à l’intérêt pour le cinéma indien avec le Lion d’or remporté par L’Invaincu (1956) de Satyajit Ray. Le cinéma martial hongkongais et chinois s’était tracé un chemin sinueux jusqu’aux salles occidentales, que ce soit les classiques de la Shaw Brothers renommés et redoublés hasardeusement dans les cinémas de quartier français ou les émigrants chinois projetant confidentiellement les succès locaux pour leur communauté aux Etats-Unis. Ce n’était que justice que la reconnaissance critique arrive avec le plus érudit et exigeant des cinéastes chinois, King Hu.

Le titre cannois va même sauver le destin d’un film à la production chaotique et au succès mitigé en salle, témoignant de l’exigence et du caractère insoumis de King Hu. Introduit à la Shaw Brothers en 1958 par son ami  Li Han-hsiang, il y gravira progressivement les échelons jusqu’à y accéder au poste de réalisateur. L’Hirondelle d’or (1966), son troisième film au sein de la firme posera les bases du wu xia pian - film de sabre chinois – et remportera un immense succès dans toute l’Asie. King Hu profite des moyens mis en œuvre par la Shaw Brothers pour enfin concurrencer le chambarra japonais et y dévoile déjà tout ce qui fera le sel de ses films martiaux. On trouve notamment l’influence de l’Opéra de Pékin avec une action reposant plus sur l’accompagnement du mouvement que sur les chorégraphies complexes, misant plus sur la mise en scène que les compétences martiales des acteurs dont le réalisateur attend seulement qu’il se déplace avec grâce d’où le choix de Cheng Pei-pei à la formation de ballerine. Le féminisme du réalisateur s’y manifeste également avec son héroïne travestie en homme (prolongeant là aussi une tradition de l’opéra chinois) tout en introduisant une certaine rigueur historique. Ce perfectionnisme aura un prix et King Hu sera harcelé durant tout le tournage pour sa lenteur par Run Run Shaw, patron de la Shaw Brothers. 

Insatisfait du résultat en dépit du triomphe commercial il claque la porte du studio pour s’installer à Taiwan où il façonne littéralement l’industrie cinématographique locale. Dragon Gate Inn (1967) sera sa première réalisation « indépendante » et ajoute les derniers éléments bridés sur L’Hirondelle d’Or. Le film constitue le deuxième volet de sa « trilogie des auberges » (conclue avec L’Auberge du printemps en 1973) et tient plus ouvertement compte du contexte politique complexe de la Dynastie Ming avec cette opposition entre les eunuques tyranniques contrôlant la police secrète et la garde impériale et les lettrés porteur de la tradition chinoise. Un cadre prétexte aux trames d’espionnages et de complots alambiquées pour lesquelles le réalisateur se donnera à cœur joie sur Dragon Gate Inn, A Touch of zen, L’Auberge du Printemps et même des purs film historiques dénués d’arts martiaux comme All the King’s Men (1983). Dragon Gate Inn restera le plus grand succès commercial du réalisateur et où il affinera en toute liberté les idées qu’il n’avait pu développer sur L’Hirondelle d’or. Il a désormais toute latitude pour s’attaquer à son projet le plus personnel et ambitieux, A Touch of Zen.

On y retrouve poussé à la perfection toutes les qualités des œuvres précédentes, le réalisateur y voyant un écrin idéal où exprimer sa sensibilité artistique. Adapté d’un ouvrage de Pu Songling - dont sera adapté bien plus tard Histoires de fantômes chinois (1987) - A Touch of Zen s’inscrit dans le pur récit classique de chevalerie chinoise mais King Hu n’y définit pas le courage par la seule valeur au combat. Le héros Gu Shengzai (Chun Shih) est au contraire un jeune lettré sans le sou qui aura privilégié l’érudition à une carrière ambitieuse de fonctionnaire au grand désespoir de sa mère. L’aventure va pourtant frapper à sa porte lorsqu’une mystérieuse voisine Yang Huizen (Hsu Feng) va s’installer. Il en tombe rapidement amoureux mais cette dernière est traquée par les agents de l’Eunuque Wei, responsable de la mort de son père et cherchant à se débarrasser du dernier témoin de son infamie. C’est l’occasion pour Gu d’user de son savoir à des vertus héroïque, ses talents de stratèges s’avérant aussi essentiels que le brio de Yang et ses alliés au sabre pour venir à bout de leurs ennemis.

Gu constitue un double de King Hu et montre une nouvelle facette de ce qu’il n’aura eu de cesse d’affirmer à travers ses personnages, la rébellion. Celle-ci peut s’exprimer contre le pouvoir politique en place toujours représenté par des méchants aussi charismatiques que cruels et ne pourra s’accomplir qu’à l’atteinte d’une vraie paix intérieure. On trouvait les prémices de cette idée dans L’Hirondelle d’or avec son bretteur alcoolique forcé de trouver l’équilibre pour vaincre son condisciple bien plus puissant que lui. Cette plénitude, Gu l’atteindra avec son amour pour Yang donnant une raison d’être à sa quête de savoir tout comme celle-ci trouvera avec lui un apaisement à sa vengeance. Tous deux expriment une idée de la rébellion tournée vers la civilisation quand le personnage du moine Hui Yuan (Roy Chiao) symbolise à lui seul la singularité se conjuguant à l’éveil spirituel. Le romanesque désespéré accompagne donc magnifiquement la mystique bouddhiste dans la dernière partie épique.

King Hu fait passer ces concepts par l’image, notamment sa manière de filmer la nature en véritable prolongement des états d’âmes des personnages. Le souffle du vent, le frémissement des feuilles et la silhouette des arbres deviennent ainsi des plus inquiétants lors de la visite nocturne de Gu dans la demeure hantée. A l’inverse l’éclat du soleil, la verdure de la végétation et les bruissements de de l’aube semblent briller d’une force nouvelle après la première nuit d’amour de Gu et Yang. Enfin la perte de repère, les lumières incandescentes et les couleurs psychédéliques dans un paysage désertique nous plongeront dans le trip « zen » du final. Cette puissance formelle atteint des sommets lors des scènes de combats. Les compositions de plans de King Hu sont inspirées des rouleaux de peintures chinois et il associe à cette imagerie un sens du mouvement étourdissant. 

Les travellings frénétiques accompagnent les confrontations dans la pénombre de forêt de bambous, le fracas des armes et des corps se faisant par un montage nerveux et subliminal, les inserts fugaces sur cette fameuse nature s’invitant entre les coups. Les lois de la gravité sont bien entendu défiées avec ces combattants bondissants, King Hu jouant sur découpage alliant précision et abstraction quand ils délivrent leur botte secrète. L’important pour lui est de ressentir le mouvement plutôt que de le voir dans son entier, cette approche artisanale comportant bien plus de poésie que les tentatives numériques des « successeurs » (si ce n’est Tsui Hark qui même en CGI ne se déleste jamais de son côté foutraque et bricolé) comme Zhang Yimou faisant basculer la magie de King Hu dans un rococo malvenu sur ses Hero (2002) et Le Secret des Poignards Volant (2004).

Le film permet à King Hu d’étaler l’ensemble de son bagage artistique, lui qui avant de rejoindre Hong Kong s’initia au plus jeune âge à la calligraphie (il signait lui-même celles figurant dans les génériques de ses films) et fut diplômé de  l’Institut National des Beaux-arts de Pékin. Son érudition en histoire chinoise se traduira par des détails infimes qui différencient cependant A Touch of Zen du wu xia pian standard. Alors que chez un Chang Cheh les guerriers arborent fièrement leurs sabres en bandoulière (décalquant en fait les héros de westerns et leurs revolvers), King Hu plus rigoureux les faits dissimuler par ses personnages dans leur tunique (le méchant Ouyang Nian notamment), ses intrigues reposant sur les faux-semblants où au contraire il s’agit de ne pas dévoiler ses aptitudes.  Démarré dans la foulée de Dragon Gate Inn, le tournage s’étalera pourtant sur près de trois ans, la maniaquerie de King Hu étant source d’interruption étonnante. Ainsi, pour remédier à un paysage plus raccord à cause du changement de saison le réalisateur impose à son producteur d’interrompre le tournage et de revenir dans un an ! 

Entre tous ces atermoiements, la mode n’est plus au wu xia pian historique quand sort le film mais plutôt au film de kung fu brutaux et contemporains de Bruce Lee. La distribution catastrophique du studio - qui en sort une première partie alors que le tournage se poursuit, sans prévenir qu’il s’agit d’un volet appelant une suite – n’aidera pas et le film sera un échec à Taiwan et Hong Kong. A Touch of Zen sera donc sauvé par Pierre Rissient éblouit malgré la version mutilée dans laquelle il le découvre et contribuera à sa sélection à Cannes où il est projeté dans son montage intégral. King Hu même si consacré sur la Croisette aura néanmoins payé le prix fort pour sa fresque, rendant le financement de ses œuvres suivantes plus difficiles et rencontrant l’échec commercial – mais certainement pas artistique, le splendide Raining in the mountain (1979) montrant une grâce intacte.

Ressort en salle le 29 juillet en copie restaurée 

dimanche 19 juillet 2015

Ant-Man - Peyton Reed (2015)

Scott Lang, cambrioleur de haut vol, va devoir apprendre à se comporter en héros et aider son mentor, le Dr Hank Pym, à protéger le secret de son spectaculaire costume d’Ant-Man, afin d’affronter une effroyable menace…

 Après un décevant Avengers : L’Ere d’Ultron (2015), Ant-Man constitue la deuxième salve Marvel de l’année et entame la troisième phase du projet global du studio en introduisant un nouveau super-héros. Le film avait fait parler bien avant la sortie du fait de sa production mouvementée. Le réalisateur anglais Edgar Wright, sur le projet depuis 2006 (soit avant que Marvel crée son studio et entame son projet d’univers unifié) avait ainsi claqué la porte de la production car ne reconnaissant plus son film à travers les nombreuses modifications infligées à son script initial – et sans doute ayant trait à des références à ce fameux univers partagé. La communauté geek aura tôt fait de conspuer Marvel et d’enterrer le film avant d’en avoir vu la moindre image, outrée par l’éviction d’une de ses figures de proues. Si l’on peut aisément deviner quelques idées de Wright conservées dans cet Ant-Man, le film en aurait-il été meilleur pour autant ? Rien n’est moins sûr. Depuis l’arrivée des super-héros dans des productions d’envergure et à de rares exception près (Sam Raimi et ses Spider-Man, Zack Snyder à des degrés divers pour 300 (2007), Watchmen (2009) et Man of Steel (2013) ou Guillermo Del Toro avec Blade 2 (2002)) les meilleurs films de super-héros ont été signés par des réalisateurs étrangers à cette culture.

Richard Donner et son Superman (1978), Tim Burton et ses deux Batman, Bryan Singer avec la saga X-Men : tous ont su s’imprégner, se familiariser et mettre en image ces héros en collant de la manière la plus cinématographique possible tout en y associant des thèmes plus personnels. Edgar Wright fait partie avec Guillermo Del Toro de ces réalisateurs « geek » qui n’ont jamais réellement franchi un palier et dont les films s’adressent finalement plus à une communauté et ne touchent jamais à l’universel – ce qu’un Sam Raimi ou un Peter Jackson sont parvenus un temps à faire. Pour un brillant Shaun of the dead (2004), mélange détonant de comédie romantique et film de zombie, le reste de la filmographie si elle n’a rien de déshonorant parait quelque peu autocentrée sur cet esprit fanboy et rien ne disait qu'il allait le surmonter cette fois.

 Marvel aura même prouvé par l’extrême la logique précitée, les films les moins convaincants étant dûs aux "auteurs" (Thor de Kenneth Branagh ou encore Iron Man 3 de Shane Black) quand les faiseurs les plus doués parvenaient à offrir des spectacles humbles et efficaces avec les deux Captain America ou le premier Iron Man. Tout cela pour dire qu’en oubliant sa production agitée, il est tout à fait possible d’apprécier Ant-Man d’autant que Peyton Reed, s’il a commis l’impersonnel véhicule pour Jim Carrey Yes Man (2009) avait su donner une étonnante consistance au monde futile des cheerladers dans American Girls (2000), le revival de screwball comedy Bye Bye Love (2003) et une comédie intéressante avec La Rupture (2006).

Hormis la continuité se prêtant bien à la mode actuelle pour les séries télé, les films Marvel doivent en partie leur succès à leur modestie. La légèreté de ton, les univers bariolés et héros décontractés lancés dans des aventures trépidantes offrit une certaine alternative au sérieux plombant mal singé du Dark Knight (2008) de Christopher Nolan par la plupart des blockbusters qui suivirent. Point d’ambition de révolutionner l’histoire du cinéma avec Marvel mais plutôt l’impression d’acheter son comic hebdomadaire sur du mauvais papier, s’y détendre le temps de l’aventure et passer à autre chose en attendant la suite ce qui est finalement dans l’esprit serial que le studio ressuscite à sa manière. En y incluant une noirceur malvenue et artificielle comme dans Avengers : Ere d’Ultron la mayonnaise ne prend pas alors qu’elle triomphe dans l’excellent et insouciant Les Gardiens de la galaxie (2014). 

Ant-Man revient à ses fondamentaux et à l’image des pouvoirs de de son héros miniaturisé. Les enjeux modestes mais attachés à la proximité du Marvel papier sont au cœur du récit avec sous les combats costumés un maintien ou un renouement du lien père-fille. Paul Ruud en héros maladroit et rigolard est parfait, idéalement secondé par un Michael Douglas incarnant un mentor malicieux et tout aussi attachant. L’historique du personnage d’Ant-Man est astucieusement modernisé pour le cinéma, intégrant une facette plus torturée qui se fond bien dans l’ensemble plus léger. Un peu à la manière de la prise de conscience de son héros, les effets spéciaux prennent un tour ludique puis de plus en plus impressionnant pour dépeindre l’apprivoisement du pouvoir de miniaturisation.

Les gags initiaux laissent place à des effets de perspectives de plus en plus virtuoses, jouant constamment sur le chaos de l’infiniment petit qui s’avère insignifiant à échelle réelle dans un montage alterné habile. Le final amènera d’ailleurs une confusion prétexte à des scènes plus folles lorsque des objets du quotidien grossiront à leur tour, tout en introduisant une étonnante dimension métaphysique sur une des possibilités à risque du costume d’Ant-Man. Peyton Reed, peu familier de ce genre de production, s’en sort très bien avec un spectacle efficace et inventif intégrant même la continuité Marvel sans trop de dommage sur son propre film. En jugeant sur pièce et en ne se focalisant pas sur ce qui aurait pu être, une production Marvel inventive, drôle et plaisante - ce qui est l’essentiel.

En salle