Pages

lundi 8 août 2016

La Charrette fantôme - Julien Duvivier (1939)

David Holm est un ivrogne et un voyou. Georges, son compagnon de beuverie, vient d'être désigné comme la prochaine victime d'une célèbre légende, selon laquelle celui qui rend l'âme au moment où commence la nouvelle année est condamné à tirer pendant un an la charrette fantôme, chargée d'emporter les morts. Sœur Edith, qui s'est toujours vouée corps et âme aux défavorisés, s'est donné pour mission de le ramener dans le droit chemin...

La Charrette fantôme est un film précurseur de la vague du cinéma fantastique français qui rencontrera le succès durant les années 40 avec Les Visiteurs du soir (1942) de Marcel Carné, L’éternel retour (1943) de Jean Delannoy ou encore La Main du diable (1943) de Maurice Tourneur. C’est également l’occasion pour Julien Duvivier d’entériner son attrait pour le genre après Le Golem (1936) et qu’il retrouvera dans des œuvres futures comme Obsession (1943) ou Marianne de ma jeunesse (1955). Le film adapte le roman Le Charretier de la mort de Selma Lagerlöf (auteur du classique de la littérature enfantine Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède) qui avait connu une première version muette signée  Victor Sjöström en 1921. C’est au départ pour Duvivier une commande de la Transcontinental Films mais on peut tout à fait voir ce qui a pu y susciter son intérêt. La profonde noirceur du récit mais également son questionnement exalté sur la rédemption et la destinée s’intègrent en tout point à ses classiques que sont entre autre La Bandera (1935), Pépé le moko (1937) et Obsessions qui explore la question dans une veine purement surnaturelle.

L’argument fantastique sert de fil conducteur au récit mais ne s’illustre réellement qu’en ouverture et conclusion du film. Au départ c’est une superstition de Georges (Louis Jouvet), meneur d’un trio de misérables croyant en la légende de la charrette fantôme qui condamne le dernier mort de l’année à conduire le sinistre véhicule afin d’emporter tous les défunts. Le grincement de ses roues, seulement audible par le condamné est un des signes de mauvais augures annonçant son trépas. L’ignorance de la malédiction cueillera paisiblement une vieillarde dans une magnifique scène enneigée tandis que sa connaissance et sa crainte précipite celle de George. Son ancien compagnon de beuverie David Holm (Pierre Fresnay) lui n’a cure d’aucune croyance, fut elle superstitieuse, religieuse ou humaniste et noie son aigreur et sa haine du monde qui l’entoure dans l’alcool. La dévouée Sœur Edith (Micheline Francey) croit pourtant en la rédemption du malheureux et va le poursuivre de sa bienveillance tout au long du récit. Julien Duvivier fait du film une suite de tableaux aux atmosphères contrastées. 

On a tout d’abord le monde de la fange, grouillant, ténébreux et peuplé de figures rendues monstrueuses par l’avilissement moral et le désespoir. C’est un univers de violence indistincte personnifiée par un David Holme qui semble irrécupérable, notamment dans une séquence hallucinée où aviné il s’attaque à la porte de sa maison à la hache (qui annonce Shining (1980) avec une même frustration suscitant la haine des sien) pour en découdre avec sa malheureuse épouse. Le cadre du refuge pour démunis arbore une esthétique bien plus apaisée, avec ce décor espacé, dont les murs blanc donnent un aura positive qui va conférer aux sans-abris qu’il accueille une facette humaine et chaleureuse les faisant échapper à leur condition pour un court moment de répit. Néanmoins dès que la religion se substitue à la bonté ordinaire, cette imagerie peut prendre un ton plus inquiétant comme lors d’une scène d’épiphanie hystérique où l’âme tourmentée des sans grade se mêle à l’atmosphère froide et inquisitrice de l’église. 

Le réalisateur cherche clairement à nous signifier que toute la bonté du récit réside en la dévotion de Sœur Edith, portée par l’interprétation habitée de Micheline Francey. C’est le seule protagoniste traversant et imprégnant de son aura de quasi sainte tous les environnements du film. Sa présence stoïque, son regard aimant et son phrasé doux semble constamment altérer les penchants les plus néfastes de ses interlocuteurs. La scène où elle se rend dans une sinistre taverne à la recherche de David Holme est à ce titre très parlante, l’absence de réaction si ce n’est ce visage sans ressentiment - et un sublime gros plan immaculé de Duvivier qui évoque le muet - qui stoppe net l’attitude malveillante de la fange qui l’entoure. 

Un plan d’ensemble isolant l’embrasure illuminée de la porte de la taverne semble d’ailleurs nous signifier que cette irruption n’a pas été vaine et qu’elle a éveillée le bien encore tapis dans certaines âmes pécheresse. Là aussi le réalisateur déleste légèrement le ton de sa possible veine bondieusarde en suggérant un possible sentiment amoureux de Sœur Edith pour David Holme, comme le montrera sa déception quand elle découvrira qu’il est marié. La profonde dévotion autant que la folie amoureuse la guide donc mais sera bien mal récompensée par l’aigreur qui habite David Holme. Malgré des sursauts de culpabilité (notamment la destinée tragique de son frère innocent cédant finalement à l’avilissement ambiant), le personnage retombera ainsi toujours dans ses travers immoraux.

C’est là que le surnaturel reprendra ses droits, l’ombre sinistre de la charrette fantôme étant seule capable de faire changer David Holme. Tout le film tend vers cette conclusion merveilleuse où Duvivier met d’autant plus en valeur le travail de son équipe technique (les décors de Jacques Krauss, la photo somptueuse de  Jules Krüger). Une poésie macabre se dégage des magnifiques effets de transparences voyant la charrette fantôme arpenter ce cadre champêtre qui s’orne d’une atmosphère gothique envoutante. Les compositions de plan sont d’une recherche et beauté troublantes entre l’émerveillement du conte de fée et la terreur indicible du cauchemar. C’est finalement l’heure du regret sincère pour David Holme, Pierre Fresnay lâchant enfin son rictus haineux pour laisser couler des larmes douloureuses en entrevoyant les conséquences de son attitude. Une nouvelle fois c’est la sincérité de Sœur Edith qui décuple la force émotionnelle de ce final, le monde des esprits perdant de sa frayeur en revêtant ses traits attachant. La tragédie et la rédemption si chères à Duvivier se confondent dans une conclusion poignante. 

Sorti en dvd zone 2 français chez SNC/M6 Vidéo

 

2 commentaires:

  1. Bravo et merci pour votre chronique.Une découverte. Un grand Duvivier. Visuellement, de fort belles choses (plans au montage nerveux, photo inspirée par l'expressionnisme allemand...). L'interprétation est sans failles : Louis Jouvet magnifique et poignant dans un rôle court et l'actrice Micheline Francey, sublime, irradie tel un ange de miséricorde. Plongée étonnante dans la misère (l'alcoolisme est le principal accusé) avec rédemption à la clé pour un Pierre Fresnay qui n'est pas encore Monsieur Vincent. Réalisme social et fantastique hérité du muet (le final aux effets très réussis) et teinté de mysticisme, habitent ce film méconnu et très attachant. Connaissez-vous cet autre Duvivier,disponible chez René Chateau, Le Paquebot Ténacity ? Mériterait une chronique...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout à fait vous avez raison pour la photo inspirée de l'expressionnisme allemand notamment la scène où Pierre Fresnay est stoppé quand il attaque sa maison à la hache. Vraiment une belle dcouverte et final assez stupéfiant formellement, j'aime vraiment beaucoup les incursions de Duvivier dans le fantastique. Pas vu Le Paquebot Tenacity je note merci du conseil !

      Supprimer