Pages

dimanche 16 octobre 2016

Édouard et Caroline - Jacques Becker (1951)

Édouard et Caroline se préparent pour une soirée mondaine organisée par la famille de cette dernière et au cours de laquelle Édouard, pianiste, doit donner un concert. Mais il n'a pas de gilet de smoking et doit aller en emprunter un chez le cousin de sa femme. Pendant ce temps, Caroline décide de découper sa robe pour la mettre au goût du jour, ce que son mari va lui reprocher à son retour. C’est le début d’une longue soirée faite de disputes et de réconciliations.

Avec Edouard et Caroline, Jacques Becker poursuit son exploration du couple dans la France d’après-guerre suite aux réussites d’Antoine et Antoinette (1947) et Rendez-vous de juillet (1949). La tonalité va cependant changer ici après la tendresse des milieux modeste d’Antoine et Antoinette et la tonalité festive de Rendez-vous de juillet suite aux bouleversements dans la vie personnelle de Jacques Becker. Il va rencontrer sur le casting de ce dernier la comédienne Annette Wademant qu’il ne retient pas dans le film mais bien dans sa vie, s’installant avec la jeune femme de 20 ans pour adopter une vie plus bohème. Becker va réorienter sa compagne vers l’écriture au sein de l’IDHEC (ancêtre de la FEMIS), ses premiers travaux s’inspirant de leur vie de couple tumultueuse. Le réalisateur fait donc le choix audacieux de partir de cette base d’une novice pour signer son prochain film. Ces prémisses vont véritablement faire office de cure de jouvence pour Becker avec une œuvre à l’économie, tant au niveau narratif (avec une intrigue ramassée sur quelques heures) que de la conception avec un tournage ramassé (huit semaines contre les vingt de Rendez-vous de juillet) et essentiellement en studio se réduisant à trois décors. L’approche à la fois personnelle, spontanée et stylisée du film marquera durablement les futurs chantres de la Nouvelle Vague qui y verront une illustration possible de leur vision du cinéma.

Le couple d’Antoine et Antoinette trouvait son équilibre dans le croisement de l’immaturité masculine avec la douceur et la bienveillance féminine. L’union d’Edouard et Caroline sera beaucoup plus conflictuelle et se manifeste d’entrée par l’image. La composition de plan lors de la scène d’ouverture rassemble à l’image mais sépare dans leur activité Edouard (Daniel Gélin) au piano dans le salon et Caroline (Anne Vernon) occupée à des tâches ménagère dans la salle de bain. Le déséquilibre et la division s’illustre ainsi symboliquement, Becker poursuivant cette réflexion dans le déroulement du récit où tout est fait pour affirmer cette impossible réunion dans le cocon conjugal. Tous les prétextes sont bons de la part des mariés (une commission à faire, un coup de fil à passer…) ou d’éléments extérieurs (la concierge réclamant un petit concert au piano) pour s’éloigner et quand ils s’estompent, ce seront les motifs les plus futiles qui seront sources de disputes, que ce soit un gilet disparu ou des dictionnaires mal rangés. Tous ces éléments anodins servent en fait de prémisses à révéler la différence sociale source de cet éloignement manifeste d’Edouard et Caroline. 

Le moment n’est pas anodin puisque Edouard doit se produire dans la soirée chez l’oncle nanti de Caroline et devant ses amis pouvant peut être faire avance sa carrière. De milieu modeste, complexé et à la fois intimidé par l’échéance, Edouard se montre irascible envers une Caroline dont la frivolité trahit leur différence sociale, le fameux gilet de concert disparu ayant été jeté car trop usagé. L’habitude de riche cède à celle du pauvre quand Edouard devra quémander un gilet de rechange chez l’oncle (Jean Galland) où chaque situations (Edouard toujours dans l’attente et perdu dans le vaste espace de la maison de l’oncle) et dialogue (l’oncle et le neveu (Jacques François) faisant mine d’avoir oublié la raison de sa venue pour mieux le forcer à demander explicitement le gilet) le ramènent à ce statut d’inférieur. Dès lors en retrouvant Caroline dans une robe retouchée typique de la sophistication de son milieu bourgeois, Daniel voit rouge et a le geste de trop en lui flanquant une gifle qu’il regrette aussitôt.

Le désaccord se sera exprimé de façon douloureuse certes mais au moins explicite dans l’espace du domicile conjugal. Dès que le récit investi la maison de l’oncle et introduit ses amis aristocrate, c’est l’hypocrisie qui s’instaure. Au début de leur idylle, Jacques Becker et Annette Wademant s’étaient installé chez l’appartement d’Henri-George Clouzot (parti au Brésil avec son épouse) et comme déjà dit cette promiscuité nouvelle inspirera le film. Dans la bibliothèque de Clouzot, Annette Wademant découvre et dévore le cycle A la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust dont le regard désenchanté et ironique sur ce milieu aristocratique déclinant sera une vraie source d’inspiration pour la description des aristocrates de Edouard et Caroline

L’expérience de la fuite de ces milieux pour ceux du cinéma guide également le regard cinglant de Jacques Becker, tout comme l’influence de son mentor Jean Renoir dont il emprunte la verve satirique de La Règle du jeu (1939). Introduit dans la fosse aux lions, Edouard fait ainsi office de curiosité, de possible jouet sexuel par Lucy Barville (Betty Stockfeld) et Florence Borch (Élina Labourdette) et d’une attention aussi intense que feinte lorsqu’il s’apprêtera à livrer son concert. Cet art du futile et du paraître qui domine les lieux transparaît lors de moments piquant (Florence Borch expérimentant son « regard de biche » sur l’assistance masculine), de dialogues à double sens et de regard trahissant les adultères qui semble régir les relations entre les nantis. Il faudra un personnage d’américain lucide et attachant (William Tubbs) pour amener un semblant de bienveillance et sincérité.

Jacques Becker aura divisé son couple par une confrontation directe et sincère par l’image et leurs attitudes dans l’espace de leur appartement. Le dialogue se fait plus codé pour les séparer chez l’oncle, l’espace de la demeure et le regard des autres semble ouvrir un immense fossé entre eux alors qu’une explication, qu’une réconciliation semblait possible dans l’espace conjugal. Le retour à ce cadre signe donc les retrouvailles, mais de façon progressive en délestant le couple des artifices psychiques comme vestimentaires pour récréer l’intimité, pour faire renaître la complicité. Ce final plein d’allant et spontané participe au vent de fraîcheur que procure le film, porté par deux comédiens à la fougue juvénile communicative. 

 Sorti en dvd zone 2 français chez Tamasa

Extrait


Et une interview de Jacques Becker sur le film

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire