Invitation à la danse occupe une place paradoxale dans la
filmographie de Gene Kelly, signifiant à la fois le sommet et le déclin
de l'artiste. Ses tentatives dans un registre plus dramatique le temps
d'un exil fiscal en Europe rencontre l'échec avec L'Île du danger (1954) et Au fond de mon cœur (1955). Beau fixe sur New York
(1955) marquera également la rupture avec son ami et partenaire de
toujours Stanley Donen et il est en conflit ouvert avec la MGM qu'il
quittera en 1957. L'une des raisons de ces bisbilles avec le studio est
justement Invitation à la danse, tourné en 1952 mais qui
restera 4 ans dans les tiroirs de la MGM qui ne croit guère au potentiel
commercial du film. Gene Kelly a en effet une démarche très ambitieuse
dans laquelle il souhaite éveiller le grand public à la danse en tant
que pur objet d'art.
Le film divisé en trois "sketches" se déleste ainsi
de la vraie trame narrative qui guidait Un Américain à Paris (1951) et Chantons sous la pluie
(1952) et va plus loin dans les expérimentations de ces films notamment
une narration totalement sans dialogues ou un mélange entre prise de
vues réelles et animées bien plus longue et complexe que dans celle
mythique de Escale à Hollywood (1945). La puissance de la MGM
lui permettra également de s'entourer des meilleurs danseurs européens
et américains de l'époque comme Tommy Rall, Igor Youskevitch, Tamara
Toumanova ou Carol Haney. Tout cela sera au service d'un véritable
triomphe chorégraphique et formel.
Le Cirque
Pierrot est épris d'une jolie
ballerine, qui, malheureusement pour lui, n'a d'yeux que pour un
matamore. Le jeune homme ne se résigne pas et entame une danse pour
tenter de conquérir sa belle..
Ce premier segment nous
plonge dans le monde du cirque, faisant s'entrecroiser les amours
tourmentés des artistes avec leurs numéros. Ce jeu sur le réel et le
spectacle est amorcé dès la découverte du décor avec ses arrière-plans
peints témoignant de ce va et vient entre vérité et factice. Un mime
(Gene Kelly) nous apparait ainsi aussi lunaire et mélancolique
qu'attendu avant qu'un vrai motif à sa peine se manifeste, son aimée
(Claire Sombert) qui n'a d'yeux que pour un matamore musculeux et viril
(Igor Youskevitch). Si sur scène ce désarroi amoureux prête à rire, en
coulisse le cœur meurtri du mime est source d'une vraie tristesse alors
que la ballerine déborde d'amour pour le danseur. Gene Kelly va donc
jouer visuellement de l'allégresse amoureuse du couple et du sentiment
de vide d l'éconduit. Chaque numéro du mime passe du collectif à une
chorégraphie soliste comme pour témoigner de sa solitude, notamment
lorsqu'il quitte la scène pour danser au milieu du public et que ses
acolytes disparaissent un par un après l'avoir accompagné.
Ce jeu de miroir joue même sur son costume, surchargé d'artifices
scéniques (masques, colifichets et même un tableau figurant une scène
sur sa poitrine) qui lui sont arrachés comme pour le laisser nu et
ramener son personnage de scène à la solitude de sa personne réelle. Les
effets de montage l'éjectent même du spectacle pour laisser place à son
rival dont à l'inverse l'isolement dans le cadre consiste à une mise en
valeur (ce salto en équilibre sur un fil) alors que les plans chargés
participe de la détresse du mime avec le clou triomphal du spectacle où
le public submerge Kelly laissé à sa détresse.
Le parallèle se poursuit
encore après le spectacle avec la magnifique dans amoureuse nocturne
entre le danseur et la ballerine à laquelle Kelly ne peut opposer que sa
chorégraphie solitaire où il mime et rêve la présence de sa partenaire.
Lorsqu'il voudra reprendre la prouesse équilibriste de son rival et
symboliquement occuper la même place que lui dans le cadre, ce sera
l'inévitable échec. L'effet spectacle/réel s'articule aussi sur
l'utilisation d'un même décor de nuit et de jour, l'énergie du spectacle
et le fourmillement du public masquant le dépit amoureux tandis que les
jeux d'ombres du réel redonnent tout le tour oppressant et désespéré de
cette solitude.
Le Bracelet
Un mari offre un bijou à sa
femme, qui le donne à son amant, qui le remet à sa nouvelle maîtresse.
En peu de temps, la parure effectue ainsi un voyage de bras en bras qui
lui fait traverser l'existence de couples aussi divers que variés.
Cette
seconde histoire jouera sur un charivari sentimental cruel autour d'un
magnifique bracelet passant de couple en couple. Il est d'abord offert
par un mari (David Paltenghi) à sa femme (Daphne Dale) qui le donnera à
son tour à son amant artiste (Igor Youskevitch) qui lui aussi en fera
cadeau à son modèle (Claire Sombert). Là encore le décor sert
l'hypocrisie de ses relations amoureuses intéressées, passant du luxe
d'un foyer bourgeois à une ruelle sordide où l'on croise des
prostituées. Gene Kelly alterne l'abstraction et le dépouillement (les
contours crayonnés de l'atelier de l'artiste) avec le trop-plein
d'environnement stylisés (la soirée dansante, le club de jazz) où le
vide comme l'abondance témoigneront d'une même superficialité.
Les
transitions d'un couple à l'autre suffisent pour comprendre cela mais
bien sûr Gene Kelly va le mettre en scène avec drôlerie et panache. Cela
passe par les attitudes clichés des figurants lors de la fête
d'ouverture puis aux chorégraphies de ces même figurants dans le club de
jazz dont la parfaite synchronisation (les groupies se pâmant devant le
crooner) en fait des poseurs sans âmes. On passe une nouvelle fois de
la lumière aux ténèbres ici, le glamour festif de la maison bourgeoise
nous conduisant dans une fange et dépravation de plus en plus appuyées
notamment via les figures féminines - un clone dévergondé de Veronica
Lake et la prostituée. Heureusement le processus s'inverse par les
personnages et Gene Kelly lui-même incarnant un marin qui stoppe le
cycle et permet une boucle finale où l'amour est sauf.
Sinbad le marin
Un matelot américain est
transformé, par la grâce de la lampe d'Aladin, en Sinbad, le marin
légendaire. Il vit bientôt des aventures extraordinaires dans des pays
exotiques...
Ce dernier sketch constitue avant tout une éclatante réussite visuelle. Le début est un peu poussif avec cette atmosphère Mille et une nuits
hollywoodienne fréquemment vu ailleurs en mieux mais ravivé par une
amusante chorégraphie entre Gene Kelly et son jeune génie de la lampe
devenu un double miniature et partenaire hors-pair. C'est surtout quand
Kelly/Sinbad s'immisce dans cet Orient de conte en version animée que le
tout s'emballe. Tous les clichés arabisant y passent avec des tonalités
toujours plus différentes et inventives. On aura ainsi du pur burlesque
avec un serpent menaçant amadoué par une flute charmeuse, le reptile
prenant toute les attitudes aguicheuses de la danseuse orientale. Le jeu
enjoué et expressif de Gene Kelly fait merveille face au grotesque de
la chose, avant de retrouver ses plus beaux élans romantiques face à une
Shéhérazade animée.
La grâce, la féérie et une chorégraphie délicate où
la perfection technique ne cède jamais à l'émotion en font une
extraordinaire séquence. La conclusion en apothéose est une pure folie
jouant de toutes les possibilités de formes, d'espace et de mouvement de
l'animation pour un jeu de chat et la souris jubilatoire entre Gene
Kelly et deux gardes aussi menaçants que ridicules. Prévu pour une sortie en 1954, le film est donc décalé de deux ans par
la MGM qui le sort dans l'indifférence et pour un échec commercial
cruel. La critique ne s'y trompera pas cependant avec Ours d'or du
meilleur film remporté la même année. Aujourd'hui on en retiendra
définitivement une merveille qui contient parmi les plus grands numéros
musicaux de Gene Kelly.
Sorti en dvd zone 2 français chez Warner
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