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lundi 31 décembre 2018

Propriété privée - Private Property, Leslie Stevens (1960)


Duke (Corey Allen) et Boots (Warren Oates) sont deux petites frappes californiennes désœuvrées. Quand Duke apprend que Boots, pourtant adulte, est encore vierge, il entreprend de trouver lui-même une partenaire à son ami. Pour ce faire, ils suivent jusqu’à chez elle, en prenant en otage un automobiliste, Anne (Kate Manx), une jeune femme des quartiers aisés vivant dans les collines. Son mari vaquant à ses affaires, celle-ci est seule dans sa propriété l’essentiel de la journée. Ils l’espionnent dans son jardin et sa piscine, en s’installant dans la maison voisine, vide à ce moment.

Propriété privée est une production indépendante qui préfigure le ton et les méthodes du Nouvel Hollywood. C’est une œuvre tourné vers l’avenir également par son casting (Warren Oates amené  être un acteur emblématique du Nouvel Hollywood) tout en ayant un pied dans la décennie précédente questionnant l’American Way of Life, thème au cœur de nombreux films des années 50. La frustration sexuelle, le matérialisme ou encore le carriérisme sont abordés dans des films de studio passionnant comme Derrière le miroir de Nicolas Ray (1956), L’Homme au complet gris de Nunally Johnson (1956) ou encore Les Liaisons secrètes de Richard Quine (1960) – sans parler des mélodrames de Douglas Sirk.

Propriété interdite reprend ses motifs mais avec une once de malaise et provocation supplémentaire. L’American way of life laisse les protagonistes du film démunis pour des raisons différentes. Anne (Kate Manx) est une femme au foyer vivant dans le luxe des quartiers aisés californien. Ce confort matériel se paie au prix d’une solitude et frustration sexuelle auprès d’un époux absent et uniquement préoccupé par ses affaires. Elle est la proie de Duke (Corey Allen) et Boots (Warren Oates), deux petites frappes souffrant elles de ce désœuvrement matériel, mais également sentimental et sexuel. Quand mal-être des riches se ressent par une dépression latente et contenue, les démunis résolvent le leur par procuration, puis par une manipulation et séduction sournoise. L’objectif est trivial (Duke souhaitant dépuceler Boots avec cette bourgeoise frustrée) mais cette possession sexuelle est finalement une manière de s’approprier ce rêve américain inaccessible. La fenêtre de la maison voisine par lequel Duke et Boots épient Anne fait ainsi office d’écran de télévision déployant le fantasme publicitaire que constitue cette demeure par son apparat (piscine, baie vitrée, jardin luxuriant) et sa sensuelle maîtresse de maison.

Dès le début ce mélange de rêve et de cauchemar se ressent dans l’approche de Leslie Stevens, la photo ouatée se croisant à un expressionisme lorgnant sur Orson Welles (dont Leslie Stevens fut l’assistant). Stevens oscille aussi entre deux époques par son traitement du voyeurisme, le simple malaise hitchcockien (cité au détour d'un dialogue) se conjuguant à une perversité plus vulgaire la De Palma lorsque la caméra s'attarde plus que de raison sur la plastique voluptueuse de Kate Manx. L’ambiguïté passe par la caractérisation des personnages, le menaçant Duke semblant se prendre au jeu du personnage qu’il s’est inventé et inconsciemment vraiment tomber amoureux d’Anne. Cette dernière, entre désir refoulé et culpabilité de la nantie envers ce pauvre bougre, sème également le doute quant à ses attentes. 

Néanmoins elle est manipulée par un individu sachant jouer de son dépit, quand Duke s’avère un véritable prédateur. Au final le dénuement du duo est aussi une incapacité à aimer sentimentalement (Duke dont le revirement trahit une haine pathologique des femmes) et physiquement (par impuissance ou homosexualité refoulée, Boots sera incapable d’agresser Anne), l’inégalité étant avant tout morale. Ils incarnent une épreuve destiné à ressouder le couple mais aussi une manière ambiguë d’éliminer le souvenir des désirs immoraux d’Anne (remarquable Kate Manx, épouse de Leslie Stevens à la ville et qui trouve là son seul rôle au cinéma) qui a raviver l’attention de son mari envers elle. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Carlotta

dimanche 30 décembre 2018

Orange mécanique - A Clockwork Orange, Stanley Kubrick (1971)


Dans une Angleterre futuriste et inhumaine, un groupe d'adolescents se déchaînent chaque nuit, frappant et violant d'innocentes victimes. Alex, le leader du gang est arrêté et condamné à 14 ans de prison. Il accepte de se soumettre à une thérapie de choc destinée à faire reculer la criminalité.

D’abord fraîchement accueilli par la critique, 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) s’était finalement avéré un succès sur la longueur grâce au triomphe que lui fit la jeunesse hippie. Stanley Kubrick pensait enchaîner avec le grand projet de sa vie, Napoléon, mais la production au long cours de son film précédent rendrait le financement difficile. En plein préparatif de Napoléon, Kubrick se voit offrir par son ami scénariste Terry Southern le roman Orange Mécanique d’Anthony Burgess paru en 1962. A cette époque le Nouvel Hollywood émergeant bouleverse les codes moraux par des écarts de violence inédits dans des œuvres comme Bonnie and Clyde (1968), Easy Rider (1969), les productions studios s’enhardissent aussi avec L’Inspecteur Harry (1971) ou La Horde sauvage (1969). Kubrick voit donc là l’opportunité de faire avec Orange Mécanique le « film de jeunes » ultime dont le succès aiderait à lancer Napoléon - la démarche sera d’ailleurs la même lorsqu’il fera Shining (1980) pour se remettre en selle après l’échec de Barry Lyndon (1975) en voyant la vogue des films d’horreur. Dans cette idée le tournage se fera d’ailleurs à l’économie pour faire oublier le souvenir dispendieux de 2001.

La première partie du film nous montre l’univers et le quotidien du héros Alex (Malcolm McDowell) consacré à l’ultraviolence. Le récit est supposé se dérouler dans un avenir proche mais Kubrick plutôt qu’une vision futuriste « technologique » opte pour une invention dans la stylisation. Cela passe par des extérieurs où le choix est fait de tourner dans les bâtiments londoniens les plus laids et/ou étranges dans leur architecture tandis que les intérieurs entrecroise toute l’esthétique pop art et avant-gardiste u moment. L’objectif est de rendre le film intemporel même si paradoxalement il s’agira de l’œuvre la plus « datée » (ou du moins identifiable quant à sa période de production) de Kubrick. 

Quoiqu’il en soit, ce visuel marqué (auquel on ajoutera les tenues des droogs, recyclage astucieux d’une tenue de cricket de MacDowell) nous emmène dans un ailleurs palpable dès la saisissante ouverture avec ce gros plan sur le visage d’Alex, puis ce lent travelling arrière sur leur posture maniérée et menaçante tandis qu’il se présente au spectateur en nadsat, étrange argot conçut par Anthony Burgess. Cette réalité alternative est donc d’abord formelle, avant de se manifester dans la violence décomplexée des droogs. Kubrick n’adoucit pas ni ne magnifie cette violence, mais ses trouvailles formelles donnent aux écarts les plus révoltant la subjectivité de l’ivresse ressentie par leurs auteurs. L’ombre des droogs sur fond de lumière bleutée alors qu’ils tabassent un clochard, la caméra s’attardant sur une fresque de théâtre avant de descendre sur le spectacle d’une bande violant une jeune femme sont des moments qui jouent de cela. L’architecture de la maison du couple qui se fera sauvagement agresser conjugue pareillement abject des actes et recherche du style, tout comme la demeure de cette femme aux chats dont l’assassinat passe par un insert et zoom brutal sur un tableau. L’aspect « collage » du film fonctionne aussi dans le détournement du fameux « Singin in the rain » de Gene Kelly, servant ici à malmener en rythme ses victimes.

Malcolm McDowell (repéré par Kubrick dans le If… de Lindsay Anderson (1968)), visage juvénile et regard démoniaque provoque une vraie confusion morale chez le spectateur. L’identification semble impossible au vu de ses actes abjects, mais l’allure, la gouaille et le panache du personnage nous amène à endosser son regard de façon amusée (la partie de sexe à trois en accéléré) ou plus détachée (quand il restaure son autorité en malmenant ses droogs). La sournoiserie en germe sous les manières violentes va pourtant se développer paradoxalement par la répression. Bête laissant ressortir ses pulsions, Alex « civilise » en quelque sorte sa malveillance par le calcul et la flagornerie en prison afin d’en sortir plus vite grâce au traitement Ludovico. Kubrick définit ainsi une voie sans issue entre la violence sans fard de la rue, celle autoritaire sans effet de la prison (qui annonce Full Metal Jacket (1987)) et celle psychologique du traitement Ludovico. 

Toutes passent par la soumission et l’annihilation de la personnalité de l’individu, ce dernier semblant instinctivement mauvais et irrécupérable de toute façon. C’est tout le message d la seconde partie du film où Alex paie le prix de ses actions face aux anciens acolytes devenus figures d’autorité, victimes d’hier prenant leur revanche. Les supposées figures progressistes s’avèrent passer par une même violence par calcul politiques ou une loi du talion à laquelle elle n’échappe pas non plus (l’écrivain joué par Patrick Magee). Là nous ne sommes plus dans l’espace mental d’Alex mais le monde réel où la douleur passe aussi par les coups de boutoir de la Neuvième symphonie de Beethoven. Le sommet est atteint avec l’ironie de l’épilogue où la corruption de ce monde réel (le ministre venu soudoyer Alex) s’entrecroise à la corruption morale désormais renforcée de notre héros à travers saisissante vision finale. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Warner 

samedi 29 décembre 2018

La Fièvre du samedi soir - Saturday Night Fever, John Badham (1977)


Tony Manero, un jeune New-Yorkais italo-américain de 19 ans, tente d'agrémenter sa morne existence dans son quartier de Brooklyn grâce à ses talents de danseur en se rendant chaque samedi soir dans une boîte disco où il est le roi de la fête.

En ce milieu des années 70, le disco est un phénomène partagé entre un succès commercial croissant et une dimension encore underground à travers la faune hétéroclite venant se déhancher en club. Le journaliste et critique musical Nik Cohn va signer en 1975 dans le New York Magazine l’article Tribal Rites of the New Saturday Night, véritable manifeste anthropologique du mouvement. Le producteur Robert Stigwood, en quête d’un projet apte à lancer son poulain John Travolta (déjà populaire à la télévision pour la série Welcome Back, Kotter) tombe sur l’article et décide de produire un film sur cette base. Cette source s’avérera pourtant fausse puisque Nik Cohn avouera quelques années plus tard avoir tout inventé, retranscrivant dans le milieu disco de vraies anecdotes issues du phénomène Mod anglais des 60’s. Le scénariste Norman Wexler s’attèle ainsi à un script qui sorti des atours culturels du disco, se trouve être assez universel dans ces questionnements et plus proche d’un Rocky (1976) que de la superficialité kitsch dans laquelle on range parfois le film – du moins ceux qui ne l’ont pas vu.

Le film s’ouvre sur une vue aérienne de New York qui s’approche bientôt du quartier de Brooklyn. C’est là que déambule sur le rythme de Stayin’ Alive le jeune Tony Manero (John Travolta), fier comme un coq et lorgnant les jeunes femmes passant sous ses yeux. Ce bel élan est atténué lorsqu’il arrive à destination et que l’on découvre son modeste emploi de vendeur de peinture. Cette entrée en matière constitue une métaphore du film où l’éclat du héros est ramené sur terre par cet environnement modeste de Brooklyn. Tony se sent médiocre par rapport à son milieu social, son quartier, dans sa famille face à son frère aîné entré dans les ordres. Le seul lieu où il devient soudainement un dieu regardé avec admiration par les hommes et adulé par les filles, c’est la piste de danse du club 2001 Odyssey. Le jeune homme pataud et complexé glisse soudain avec grâce et assurance sur les martèlements de caisse claire, chevalier de la piste vêtu d’une armure moulante savamment choisie lors d’une scène mémorable. John Badham capture toute la grandiloquence bariolée de ces instants, notamment par le superbe plan-séquence qui accompagne l’entrée de Tony et ses amis dans la discothèque. Le film offre donc un contraste constant entre la démesure des pistes de danses et la nature terne du réel - cette transition saisissante où l'on passe de de la grandiloquence dionysiaque du club à l'exiguïté de la chambre de Tony.

Cette médiocrité s’avère touchante tant dans le complexe d’infériorité de Tony que celui de supériorité de la snob Stéphanie (Karen Lynn Gorney), mythomane s’inventant une vie de strass dans son job de Manhattan. La force du récit tient en son authenticité et si la famille traditionnelle italienne n’est pas dénuée de clichés, l’opposition père/fils illustrant l’aigreur du parent et la vision d’un avenir peu reluisant pour sa progéniture fonctionne en une poignée de scènes. Sans le refuge de la danse, le besoin de reconnaissance de Tony passe par une attitude machiste discutable. La différence avec ses camarades, c’est qu’il en est conscient et ce tiraillement tient dans l’interprétation de John Travolta. 

Tour à tour réticent puis en demande d’une admiration/soumission féminines (la relation amour/haine avec Annette, les coucheries sur la banquette arrière), Tony est un être en quête d’ailleurs et d‘attention (magnifique moment de Travolta au bord des larmes quand Stéphanie lui témoigne enfin de l’affection). Chaque démonstration de vulnérabilité succède à une autre de virilité mal placée et inversement, expression de l’incertitude du héros entre les codes de la rue et ses aspirations. Si certains aspects ont vieillis (la partie guerre des gangs), l’étude de caractères fonctionne réellement, dans la visions des codes machistes donc, mais aussi le racisme sous-jacent de cette communauté italo-américaine (envers les noirs et les hispaniques) et la relation contradictoire à la religion – la culpabilité d’un personnage d’envisager l’avortement pour sa petite amie enceinte.

John Badham livre son lot de visions iconiques, à la fois dans l’émotion contemplative (cette observation chargée d’espoir du pont de Brooklyn) et surtout l’ivresse de la danse. La photo diaphane de Ralf D. Bode baigne d’un halo féérique les pas de danse chaloupés où Badham capture l’hédonisme collectif et la célébration de l’égo de Tony. Contre-plongées sur dandinement de postérieur, travelling virtuose accompagnant les mouvements les plus audacieux et plans d’ensemble majestueux, Badham fond les codes de la comédie musicale dans le disco et décuplera ainsi sa popularité mondiale. 

L’extraordinaire bande-son des Bee Gees (qui avait amorcé ce virage disco avec leur deux albums précédents) parvient à exprimer la furie dansante avec You should be dancing comme le romantisme dans More than a woman ou How deep is your love, tout en distillant une mélancolie palpable dans Stayin’ alive (au texte plus sombre et profond qu’il n’y parait). Cet ensemble forme un tout qui contribuera à l’immense succès du film où l’on capture les questionnements d’une jeunesse bien au-delà de l’argument disco initial, notamment dans la conclusion douce-amère.

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Paramount