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samedi 26 décembre 2020

L’Homme qui aimait les femmes - François Truffaut (1977)

Dans le cimetière de Montpellier, au lendemain de Noël, un cortège impressionnant de femmes accompagne Bertrand Morane pour la dernière fois. Vouant aux femmes une passion inconditionnelle, Bertrand Morane leur dédie le roman de sa vie.

Le grand idéal cinématographique de François Truffaut consiste en une sublimation par l’imaginaire d’expériences et de maux intimes, déjà au cœur de l’inaugural Les Quatre cents coups (1959), évocation de son enfance tumultueuse. Cela passera souvent par une veine romanesque et une forme littéraire au cœur du récit entre autre par l’usage de la voix-off et notamment ses deux adaptations d’Henri-Pierre Roché que sont Jules et Jim (1962) et Les Deux anglaises et le Continent (1970). Le jeune François Truffaut se lie justement d’amitié à Henri-Pierre Roché dans les dernières années de sa vie, et l’auteur voit déjà dans le critique et aspirant cinéaste l’illustrateur idéal de ses deux romans comme il lui suggérera - sans en voir le résultat. Les deux hommes partagent en effet, malgré leur différence d’âge, une même insoumission juvénile (tous deux connaîtront le désagrément d’être emprisonné par l’armée), le goût des femmes et de la séduction pour en nourrir leur œuvre. Lorsque François Truffaut s’attèle au scénario de L’Homme qui aimait les femmes, il signe donc à la fois une forme d’autoportrait tout en gardant cette connexion romanesque où la lecture du journal intime d’Henri-Pierre Roché sera une grande inspiration.

La démarche de Bertrand Morane (Charles Denner), double du cinéaste, sera donc tout autant intime qu’artistique à travers la rédaction d’un roman narrant son obsession des femmes.

Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie.

La verve littéraire et poétique se conjugue souvent au regard libidineux de Bertrand Morane dans un équilibre ténu. La caméra de Truffaut endosse le point de vue de son héros en s’attardant sur un visage, une silhouette, un fessier dans une contradiction toute masculine où s’entrechoquent le désir et une quête plus insaisissable. La façon dont il colle aux pas d’une femme à son goût en fait initialement un inquiétant stalker, avant que les manœuvres parfois disproportionnées pour la retrouver façonnent une dynamique comique et enfin attendrissante dans la désarmante façon d’aborder l’objet de son affection. C’est par ce contraste que passe le spectateur dans l’une des premières scènes où Morane simule un accident et traverse le pays pour rencontrer une femme dont il n’a même pas vu le visage. Même dans le comportement le plus mufle, Truffaut capture cette contradiction de son personnage. Ainsi après avoir réussi à coucher avec ses conquêtes, Morane se montre-t-il distant et disparait de leur vie. Seulement Truffaut ne le filme pas comme une victoire et un assouvissement charnel bêtement machiste, mais plutôt comme un absolu devenu concret et donc sans saveur. La séduction allant au bout est à la fois une réussite et une déception, comme le montre la réaction désenchantée de Morane lorsqu’il quitte l’employée d’agence de location de voiture avec laquelle il vient de passer la nuit.

L’enfance malheureuse a nourrit le tempérament d’écorché vif, l’instabilité et la nature d’homme à femme de François Truffaut. Bertrand Morane est à cette image, les femmes qui lui cèdent y distinguent l’homme vulnérable qu’elles sauront combler, pour la vie comme certaines l’espèrent, pour une ou quelques nuits comme d’autres le comprennent et l’acceptent. La possible accusation de machisme que l’on pourrait faire au film est la fois compréhensible et injustifiée. Les passions de Morane sont obsessionnelles et fétichistes voire maladif (ce moment où ils suffoquent presque dans un hall d’aéroport envahit d’hommes), mais s’articulent dans un mouvement romanesque qui touche, amuse et séduit le spectateur comme les femmes qui s’y laissent prendre. Cette dichotomie est passionnante de bout en bout, Morane recherche l’ivresse du cœur et des sens en chaque femme sans en faire une victoire « statistique », mais c’est le sentiment qui nous envahit lorsqu’on entraperçoit son calepin aux pages noircies de contacts innombrables.

Il fallait un acteur de la trempe de Charles Denner pour faire passer toute cette gamme d’émotion. Son physique singulier, masculin sans être viril, fragile sans être affecté, qui fait de toute femme une quête plutôt qu’une proie. Truffaut y ajoute un brio narratif et une verve littéraire qui construit un vrai portrait de chaque femme dont le contraste est une vraie photographie sociétale des années soixante-dix. On trouvera la bourgeoise torturée en quête de provocation (étincelante Nelly Borgeaud), la jeune femme moderne et sans attache, ou encore l’idéal compréhensif incarné par Brigitte Fossey. L’élément intéressant et de voir aussi des femmes animées par la même frivolité fétichiste que Morane (la vendeuse de lingerie qui préfère les jeunes hommes) et le discours sur le rapport hommes/femmes changeant que tiendra Brigitte Fossey. 

Pour Truffaut et son double cinématographique Morane, la fiction ne sert pas forcément une vision du monde mais un sentiment profond que l’imaginaire transcende. Les films extériorisent un absolu romanesque pour le réalisateur et il en va de même pour Morane dans son livre. Le fil rouge sur la relation maternelle douloureuse et la révélation de la déception amoureuse qui conditionna le comportement de Morane trahit ses vraies peurs. Se perdre dans toutes les femmes, c’est éviter d’être abandonné par une seule. Le sort final de Morane montre ainsi ce sacrifice dévolu aux femmes et sa juste récompense dans une magnifique conclusion. 

Sorti en bluray chez Arte

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