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vendredi 10 mars 2023

Bayan ko - Bayan ko : Kapit sa patalim, Lino Brocka (1984)

La femme de Tuning, ouvrier-imprimeur philippin, est enceinte et ils sont endettés. Dans cette situation, Tuning signe un engagement à ne participer à aucun mouvement social. Lorsque la grève éclate dans son entreprise, il ne s'engage pas aux côtés de ses compagnons. Aussi, le couple se retrouve seul et sans aide. C'est alors que Tuning participe à un cambriolage...

Bayan Ko est une des œuvres les plus frontales de Lino Brocka contre le régime du président Marcos. Dans ses films les plus connus en occident, Lino Brocka, sans pour autant avancer masqué, déployait moins explicitement son activisme par divers moyen. Il y avait la dimension universelle de ses récits, par exemple dans Manille (1975) où tout en dénonçant les inégalités sociales le film est aussi un récit classique de désillusion de ruraux tentant l’aventure de la grande ville. Insiang (1976) lui aussi lie autant son conflit mère/fille à un environnement social philippin qu’à un douloureux récit d’apprentissage. Caïn et Abel endosse le mythe biblique dans un cadre contemporain et travaille son conflit familial dans une inspiration hollywoodienne classique (Celui par qui le scandale arrive de Vincente Minnelli) comme moderne (l’escalade de violence dans un milieu rural façon Les Chiens de paille de Sam Peckinpah (1971)). On peut ajouter une approche populaire visant le succès public tout en proposant des récits ambitieux et une imagerie et des codes s’inspirant du cinéma de genre à différent niveaux (le travail sur la photo, la bande-son synthétique à la Carpenter de Caïn et Abel).

Bayan Ko dès sa scène d’ouverture se montre plus étroitement rattaché aux soubresauts du pays avec une scène de manifestation où le héro Turing (Philip Salvador) recroise un ancien collègue de l’imprimerie où ils travaillaient ensemble. Un flashback va alors débuter pour nous faire comprendre la situation précaire dans laquelle vit actuellement Turing, endetté et chômeur alors que sa femme Luz (Gina Alajar) vient d’accoucher de leur premier enfant. Cette séquence d’ouverture témoigne du thème du film et du questionnement de Turing, en mettant sur la même échelle les problèmes collectifs du pays (la manifestation) et ceux intimes et économiques de Turing. Tout au long de l’histoire, Turing va privilégier une solution personnelle qui le perdra plutôt que celle collective qui aurait pu le sauver. L’imprimerie semble au départ donner l’illusion d’un vivre ensemble entre patron et salarié qui va vite imploser. A une première scène fêtant les vingt-sept ans de l’imprimerie et récompensant les plus anciens employés, répond une seconde montrant le fossé social installé par les dominants. Alors que les ouvriers sont relégués à de modestes festivités un étage plus bas, au-dessus se donne la vraie célébration entre nantis fait de mets luxueux et boisson haut de gamme. Lorsque Turing saoul a le malheur de s’aventurer au niveau supérieur, il est invité à retourner à sa place, au niveau le plus bas.

Lino Brocka installe donc cette notion de collectif et d’individu dans les errements de Turing. Cela se manifestera par un élément récurrent de la filmographie du réalisateur, la masculinité toxique. Comme le lui reprochera Luz, Turing est ainsi prêt à prendre le risque de cacher Lando (Raul Aragon), un ancien camarade mais criminel en cavale, mais n’ose pas intégrer le syndicat de l’imprimerie qui pourrait protéger ses droits de travailleur. La solidarité masculine viriliste qui pourrait lui faire tout perdre si Lando était découvert est plus simple à soutenir que la solidarité ouvrière apte à résoudre ses problèmes financiers. Un peu comme la ferme de Caïn et Abel, l’imprimerie est à la fois une métaphore du régime de Marcos et plus globalement d’un système capitaliste vicié. A coup de chantage, promesse autour de la précarité de ses employés, le patron les divise dans leur perspective de grève et mate par la violence les plus récalcitrants. 

La simplicité des ouvriers, leur diversité d’âge, de sexe et de condition physique offre à Turing un miroir de ce qu’il est, de ce qu’il a toujours connu et renforce ses doutes à s’allier à ses semblables. A l’inverse, Lando et ses acolytes gangsters représente cette toute-puissance virile fantasmée, ce bling-bling superficiel auquel le pauvre peu instruit aspire. Lino Brocka l’exprime aussi par les décors, ceux modestes de l’imprimerie ou de son extérieur où se réunissent et manifestent les employés, tranchant avec les clubs de strip-tease clinquants baignés de lumières rouges où se retrouvent les malfrats. Les deux visages, celui du collectif et de la victoire sur le long terme d’une lutte syndicale, et celui du raccourci « tout, tout de suite » de la tentation criminelle cohabitent ainsi régulièrement.

Si Lino Brocka fustige son héros dans son conditionnement machiste amenant ses errements intimes (la terrible gifle qui accélère l’accouchement de sa femme), il l’excuse quand il le montre écrasé par un système injuste. L’entreprise est un lieu de soumission, une prison dorée donnant l’illusion d’une harmonie, tout comme les cliniques privées et le système médical prodiguent un service tout en mettant au ban celui qui n’est pas capable de payer. Ce sont les deux revers d’une même pièce où pour nourrir l’un et survivre, il faut  passer un pacte faustien et tout sacrifier à l’autre. Comme évoqué depuis le début, Turing par son éducation et sa situation va choisir la voie faussement accélérée du crime plutôt que l’entraide et se noyer. La violence tant physique que psychologique de l’épilogue voit notre personnage démuni, réduit à de la chair à canon par le pouvoir (capitaliste, totalitaire) qui le recrache sans défense au cirque médiatique. Le propos cinglant et frontal nécessitera un tournage dans la semi-clandestinité pour Lino Brocka, et le film interdit aux Philippines même s’il pourra être présenté au Festival de Cannes 1984.

Sorti en bluray français chez Le Chat qui fume


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