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vendredi 24 mars 2023

Le Démon des armes - Gun Crazy, Joseph H. Lewis (1950)

Bart Tare a toujours été fasciné par les armes, au point qu'il tente d'en voler une dans la vitrine d'un marchand, à l'âge de 14 ans. Après la maison de correction et l'armée, il revient au pays, avec des idées de vie honnête et sereine... Mais un jour, un cirque visite la ville, et Bart assiste au numéro de tir d'Annie Laurie Starr, qui possède, comme lui, une suprême adresse dans cet exercice... Il s'engage à ses côtés, c'est bientôt le mariage et la ruine... Les deux tireurs d'élite en viennent à penser au braquage

Gun Crazy est une véritable pépite du film noir qui transcende son statut de série B par un sous-texte provocant, une urgence au service d’une mise scène novatrice. Au départ il s’agit d’une nouvelle de MacKinlay Kantor publiée dans le quotidien The Post. Ce dernier étant un journal plutôt républicain et conservateur, on pourrait s’étonner quand on pense à la furie du film de les voir publier pareil récit. En fait si le film reprend en grande partie les évènements de la nouvelle, le point de vue est très différent. L’histoire de MacKinlay Kantor racontait du point de vue extérieur d’un camarade son enfance auprès de Bart Tare, son obsession pour les armes à feu et dépeignait ses exploits criminels avec cette même distance, l’axe étant mis sur le quotidien de la petite ville et l’impact des méfaits de « l’enfant du pays ». La fratrie de producteur dirigeant la petite compagnie King Brothers Productions engage avant tout Mackinlay Kantor pour le prestige rattaché à son nom puisqu’un de ses romans est la base du récemment oscarisé Les Plus belles années de notre vie de William Wyler (1946). Kantor est initialement associé au scénario et à la production mais peu à peu écarté car son script s’avérait trop prétentieux quand les King souhaitaient un produit dans la lignée de leur seul succès commercial d’alors, Dillinger (1945). Dalton Trumbo alors sur la liste noir entre dans la danse pour rédiger sous pseudonyme un script bien plus alerte que va sublimer Joseph H. Lewis à la réalisation, en bon maître de la série B nerveuse. 

Il reste néanmoins de vraies traces de la nouvelle dans l’ouverture sur l’adolescence de Bart Tare (John Dall), partagé entre l’environnement provincial paisible où il a été élevé et son attrait névrotique pour les armes. Ce schisme qui aura des répercussion plus tard se traduit malgré cette obsession par une incapacité et un dégoût à tuer suite à un traumatisme d’enfance. On peut facilement faire le raccourci entre le fait d’éprouver du désir sexuel mais d’être impuissant, et le décloisonnement concret et symbolique se fait avec la rencontre d’Annie Laurie Starr (Peggy Cummins), éminente gâchette dans une troupe de cirque. Elle est le pendant inversé et complémentaire de Tare, quand ce dernier refoule ses pulsions, Anne a la détente facile et ne rêve que de trouver un partenaire pour l’accompagner dans les crimes qui lui offriraient une meilleur vie. La première rencontre est un moment d’anthologie, Annie surgissant comme un fantasme filmé en contre-plongée du point de vue de Tare, toute sourire et lâchant un coup de feu en l’air. Joseph H. Lewis filme les deux futurs amants durant ce duel armé que deux animaux en chaleur qui se jaugent, se reniflent et s’épient avant de sauvagement s’étreindre. Ce désir ne peut cependant s’assouvir que dans l’adrénaline des braquages qu’ils vont bientôt mener ensemble.

La méthode brutale et spontanée des hold-up correspond à cette métaphore de passion charnelle à consommer dans l’urgence et le danger. Il faut attendre la moitié du film et l’attaque de la société de viande pour voir un braque un tant soit peu élaboré et préparé en amont, sinon ce ne sont que des assauts presque spontanés (si ce n’est la voiture de rechange en dehors de la ville), des fuites chaotiques et des coups de feu tonitruants. Joseph H. Lewis réussit l’exploit de créer une vraie empathie pour son duo infernal s’épanouissant dans une passion toxique où l’étreinte de l’autre est addictive et indispensable pour le passage à l’acte criminel. Une des plus belles scènes sera lorsque le couple en cavale décide de momentanément se séparer pour échapper à la police mais, s’éloignant l’un de l’autre dans leurs voitures respectives, s’en montre incapables et accourent fiévreusement l’un vers l’autre. 

Les travellings agressifs, les plans-séquence nerveux (l’attaque de la banque fabuleux morceau de bravoure) et les cadrages dynamiques (notamment tout ceux sur leur silhouettes à l’arrière de la voiture durant leurs fuites dantesques) de Lewis créent un sentiment d’urgence qui font coupablement ressentir l’excitation des protagonistes dans leurs actions. Paradoxalement, les moments où Tare et Annie partagent des moments de couple « normaux » et romantique, l’imagerie se fait volontairement factice et artificielle, comme si cette existence rangée à laquelle il prétendent aspirer ne leur ressemblait pas. Les braquages sont supposés financer un train de vie plus agréable mais ils s’avèrent finalement un prétexte et la raison d’être, le pivot de leur union. Peggy Cummins est incandescente à travers ces airs de poupée de porcelaine fragile en contrepoint de ses élans violents et dominateurs sur John Tall plus torturé et qui anticipe la vulnérabilité d’un Warren Beatty en Clyde Barrow dans Bonnie and Clyde de Arthur Penn (1967).

Leur union ne se résume cependant pas à ce rapport dominante/dominé et s’avère une sincère histoire d’amour, dont le moteur s’avère cependant destructeur pour leurs victimes. Toutes ces contradictions explosent dans l’envoutante conclusion qui les voit chuter. L’espace se restreint et freine leur fuite en avant, l’urbanité glorieuse de leurs exploits s’estompe pour les piéger en forêt et l’abstraction est de mise avec cet marécage brumeux pour mettre le point final à leur odyssée meurtrière. Un grand film qui impressionnera durablement un certain Jean-Luc Godard qui ne masque pas son influence dans son inaugural A bout de souffle (1960).

Sorti en bluray français chez Wild Side

 

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