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samedi 22 avril 2023

Un Américain bien tranquille - The Quiet American, Joseph L. Mankiewicz (1958)


 À Saïgon, au Vietnam, au début de l'année 1952, pendant la guerre d'Indochine, le journaliste britannique vétéran Thomas Fowler et le jeune Américain Alden Pyle, membre d’une mission d’aide médicale, se disputent les faveurs de la jeune amie vietnamienne de Fowler, Phuong. Parallèlement, Fowler découvre progressivement la véritable personnalité de Pyle, agent sous couverture de la CIA chargé d'apporter un soutien logistique au général Thé dans l'organisation d'attentats contre les Français, faussement attribués au Viet Minh.

The Quiet American est la seconde réalisation de la seconde phase de la carrière de réalisateur de Joseph L. Mankiewicz, celle qui le voit fonctionner en indépendant à travers sa société de production Figaro Inc. et être seul maître à bord. Ayant acquis un immense pouvoir au fil de ses succès commerciaux et critiques au sein de la Fox avec notamment Chaînes conjugales (1949) et All About Eve (1950), Mankiewicz supporte de plus en plus mal l’autorité de Darryl Zanuck, patron du studio. Il va donc décider de s’en émanciper en fondant sa Figaro Inc. afin de piloter seul ses projets, tout en ayant aussi la latitude d’écrire pour le théâtre qui constitue pour lui un art plus noble. La première tentative sera La Comtesse aux pieds nus (1954) qui ne rencontre pas tout à fait le succès public espéré. Cette place de producteur comprend davantage de risques sans le soutien d’un studio en cas d’échec, le condamnant au succès pour chaque projet. Il va donc entrecouper parfois ses projets personnels de réalisation pour de grand producteurs comme Samuel Goldwyn pour lequel il signe Blanches colombes et vilains messieurs (1955).

The Quiet American le voit donc se confronter à nouveau à cette prise de risque et incertitude du producteur, tout en lui faisant savourer sa liberté. Le film adapte le roman éponyme de Graham Green qui est une si ce n’est la première fiction à aborder la question de l’interventionnisme américain au Vietnam. Le pays est alors déchiré par l’opposition entre l’ancien pouvoir colonial français et l’influence communiste orchestré par l’Union Soviétique et la Chine maoïste. Green fort de son expérience et ses contacts dans le monde du renseignement anticipe donc la future Guerre du Vietnam dans laquelle les Etats-Unis vont s’embourber durant la décennie suivante et imagine les prémices de cette volonté à travers le personnage d’Audie Murphy. Le roman fit un petit scandale et sera accusé d’antiaméricanisme par cette critique frontale, un élément cependant détourné par Mankiewicz dans son adaptation, ce qui provoquera la colère de Graham Green.

Dans L’Affaire Cicéron (1952), précédente incursion du réalisateur dans le film d’espionnage, la dimension de classe était le moteur et la cause de la perte des personnages de James Mason et Danielle Darrieux. Le réalisateur creuse le même sillon ici, en faisant le moteur des éléments géopolitiques. Fowler (Michael Redgrave) est un journaliste anglais d’âge mûr couvrant les évènements du Vietnam tout en coulant des jours paisibles avec sa jeune et séduisante compagne Phuong (Giorgia Moll, actrice d’origine… italienne). Ce quotidien est bousculé par l’arrivé d’un jeune américain idéaliste (Audie Murphy) qui exprime à qui veut l’entendre qu’une « troisième voie » est possible en dehors des deux camps qui déchirent le pays. Fowler se vantant de sa neutralité face au contexte qu’il couvre se lie d’amitié sans arrière-pensée avec cet américain idéaliste. Ces relations cordiales ne survivront pas à l’attirance naissante et réciproque entre l’Américain et Phuong, plongeant Fowler dans des abîmes de jalousie.

Plus la menace sentimentale de l’américain se fait concrète, plus la menace politique tangible dont il le soupçonne devient crédible également. Le montage initial de 3h réduit à 2 pour l’exploitation en salle réduit pas mal la complexité politique des enjeux mais en renforce la dimension romanesque dans son triangle amoureux. Les soubresauts de l’arrière-plan local avec ses attentats meurtriers et inattendus, les rencontres secrètes avec de mystérieux informateurs, tout cela contribue à renforcer la suspicion de Fowler envers les activités suspectes de l’Américain. Après notamment l’Espagne de La Comtesse aux pieds nus, ce film est l’occasion pour Mankiewicz d’un tournage délocalisé et en partie sur les lieux de l’action – les extérieurs seront tournés à Saigon au Vietnam et les intérieurs en Italie à Cinecittà. Ce choix renforce la portée réaliste et documentaire du film, mais aussi la sensation de l’impact de cet environnement sur la psyché des personnages. La chaleur écrasante, l’humidité ambiante participent à la perte de lucidité de Fowler, emporté par la fièvre et le mysticisme des rites et espace sacrés locaux, et estompent sa perspicacité de journaliste dans des situations où laisse délibérément sa passion et son ressentiment l’emporter dans ses jugements.

Sur le plan formel, la narration en flashback n’est ici pas un élément aussi marquant que dans certaines des réussites majeures du réalisateur (Chaînes conjugales, Eve, La Comtesse au pieds nus, Soudain l’été dernier (1959)) mais la voix-off sert habilement le point de vue de Fowler. Ce dernier oscille entre sa distance britannique, son complexe de supériorité coloniale, et ses vrais sentiments pour Phuong qu’il n’ose pleinement exprimer sauf au moment de la perdre. Ce regard condescendant déteint aussi sur sa vision de l’Américain dont le discours, les attitudes et velléités héroïque en font un cliché politique et romantique du « sauveur blanc » - le passif militaire glorieux d’Audie Murphy renforçant ironiquement cet aspect. 

Rien pourtant dans le récit ne nous indique explicitement qu’il est coupable des agissements dont on le soupçonne, ce qui est la grande différence avec le roman de Graham Green. Plutôt que de privilégier l’aura de l’Oncle Sam comme on pourrait aisément l’en soupçonner, Mankiewicz préfère faire dérailler l’enjeu géopolitique pour mieux servir le déraillement plus humain de Fowler, ce type de faillite plus terre à terre étant toujours la cause de l’échec de ses personnages. Pas encore soumis à l’ironie désabusée qui servira cette déchéance dans ses derniers films, Mankiewicz laisse ici son héros hagard, transpirant et solitaire dans le tumulte du Nouvel An, alors qu’il a tout perdu. Une brillante étude de caractère auquel on reprochera seulement (à l’exception de sa toute fin) de ne pas vraiment faire exister sa figure féminine – un comble pour Mankiewicz - au-delà de l’enjeu viril que se disputent deux hommes. 

Sorti en bluray français chez Rimini

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