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vendredi 22 septembre 2023

Le Dos au mur - Edouard Molinaro (1958)

Une nuit, l’industriel Jacques Decret s’introduit dans l’appartement d’un jeune comédien. Il en ressort avec son cadavre, qu’il va ensevelir dans un mur en construction de son usine. Qu’est-ce qui a poussé cet homme à un tel geste ? Trois mois plus tôt, il découvrait que son épouse Gloria le trompait avec le jeune homme. Une idée va germer dans l’esprit de Decret. Une vengeance machiavélique qui va le mener bien plus loin qu’il ne le pensait.

Edouard Molinaro est resté célèbre au sein du cinéma français pour ses nombreux succès commerciaux dans la comédie durant les années 60, 70 et 80. Il y dirige les plus grandes stars françaises du genre (Louis de Funès sur Hibernatus (1969), Jacques Brel et Lino Ventura dans L’Emmerdeur (1973), Pierre Richard dans A gauche en sortant de l’ascenseur (1988)) et devient un spécialiste dans l’adaptation théâtrale à succès comme Oscar (1967), La Cage aux folles (1978) et ses suites. Ce corpus laisse dans l’ombre un pan plus sombre et personnel de sa filmographie, notamment ses remarquables débuts placés sous le signe du film noir avec des réussites comme Un Témoin dans la ville (1959), Des femmes disparaissent (1959), La Mort de Belle (1961). Le Dos au mur, sa première réalisation, est un brillant témoignage de ce pan de sa carrière.

Le film s’avère un remarquable mariage entre l’influence formelle du film noir américain et un contexte social français qui lui évite toute accusation de redite. La fabuleuse scène d’ouverture est emblématique du genre en montrant la silhouette de Jacques Decret (Gérard Oury encore acteur) et son visage impassible quitter sa demeure, appuyé par une note tonitruante du score de Richard Cornu. Cette ponctuation sonore marque la gravité des évènements à venir avant que la longue séquence se fasse entièrement silencieuse pour nous montrer Decret s’introduire chez un homme, le tuer (du moins le croit-on) et évacuer discrètement son corps qu’il va ensevelir dans les murs d’une usine en construction lui appartenant. Un gros plan sur son visage défait au volant enchaîne avec celui plus paisible qu’il arbore dans la même position, trois mois plus tôt, amorçant un flashback qui va nous faire comprendre son geste.

Rentrant plus tôt d’une partie de chasse, il surprend son épouse Gloria (Jeanne Moreau) avec son amant Yves Normand (Philippe Nicaud), jeune comédien sans le sou. Point de scandales ou de scènes de ménage, Decret bafoué dans son amour-propre va préparer une vengeance bien plus méticuleuse et machiavélique. Se faisant passer pour un maître-chanteur à travers une lettre anonyme, il menace les amants de tout révéler et observe au quotidien les effets de ses actes sur l’humeur de Gloria. La seule quête de revanche n’est guère satisfaite par la désinvolture de Gloria poursuivant sa liaison, ce qui va pousser Decret à aller plus loin, trop loin. L’aspect plus « français » du récit consiste dans son observation du rapport de classe, de la dimension de couple dans la haute bourgeoisie. Decret semble se considérer indigne d’une simple dispute conjugale et veut, par fierté et dépit amoureux briser l’union des amants pour les humilier et ramener à lui son épouse repentante. 

Il y a une forme de comédie de mœurs très amusante dans la manière dont Decret observe à distance la détresse progressive de Gloria et Yves. Decret s’amuse sournoisement à coincer son épouse dans leur quotidien, souligne la détresse qu’il devine en elle par nombre de monologues intérieurs sarcastiques en voix-off. Tout cela masque pourtant une profonde détresse qui le voit plusieurs fois sortir de son « rôle » comme lorsqu’il s’excite en croyant que Gloria s’apprête à lui avouer sa faute. Ce qui sépare et rapproche à la fois Decret de Gloria, c’est sa nature de grand bourgeois. Dans un premier temps Molinaro fait le parallèle entre les dîners mondains qu’organise chez lui Decret avec les étreintes tendres de Gloria et Yves dans son modeste appartement parisien. Gloria fuit les premiers pour les seconds au sein desquels elle ne retourne que par obligation, convenance, sous l’œil furibond de son mari sachant d’où elle vient. 

La confrontation entre cette bourgeoisie et les milieux populaires est au cœur du récit, Decret usant de son statut pour plier tous les individus à son stratagème. Un brillant rebondissement voit notre héros menacé par des petites frappes chargées de démasquer le maître-chanteur, et le phrasé aussi assuré que raffiné de Decret ainsi que l’évocation de son statut social suffit à écraser et acheter ses agresseurs potentiels. Cette « supériorité » sociale va lui permettre de semer le doute entre les amants. Si le bourgeois peut avancer découvert tant qu’il paie, le prolo a forcément une combine en tête, guidé par les mauvais penchants naturels de son statut social. C’est une graine que Decret va faire pousser dans l’esprit de Gloria qui va alors douter de son amant. Malgré ses sentiments, elle n’en reste pas moins une bourgeoise avec ses préjugés qu’un rien suffira à raviver.

Avec son alternance entre la grande, vide et froide demeure nantie du couple légitime avec les espaces plus populaires traversés par le couple illégitime (bars, cafés), Molinaro tisse habilement ce schisme, notamment grâce à la photo tour à tour stylisée (et n'ayant rien à envier au film noir américain) puis plus ordinaire de Paul Lebfevre. C’est aussi le cas de manière plus grossière mais amusante avec le couple formé par le détective privé (Jean Lefebvre) et son épouse volage (Colette Renard) qui au contraire n’a aucun scrupule à assumer qu’elle le trompe. Ce jeu pervers nous emmène vers une conclusion tragique et implacable qui donne une lecture légèrement différente à la scène d’ouverture, et marie avec une grande intensité la facette thriller et celle du drame.

Sorti en bluray français chez Gaumont

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