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vendredi 2 février 2024

La Reconquista - Jonas Trueba (2016)


 Quinze ans après avoir vécu leur premier amour d’adolescents, Manuela et Olmo se retrouvent, comme ils se l’étaient promis. L’espace d’une soirée, dans la nuit madrilène hivernale, ils revivent leur histoire et nous plongeons avec eux dans leurs souvenirs de jeunesse, à l’époque légère du lycée, mais aussi dans leur réflexion mature d’adultes sur les sentiments et la conscience du temps.

Quatrième long-métrage de Jonas Trueba, La Reconquista affirme le réalisateur comme une sorte de Richard Linklater espagnol. On retrouve chez lui cette thématique du rapport au temps, cet amour du dispositif narratif étiré ou resserré, et la manière dont ce dernier point fait osciller les films entre fiction et documentaire. En revanche Trueba se déleste de la patine pop, vintage et parfois nostalgique dont peut faire preuve Linklater à travers des récits intimes et romanesques à l'inspiration plus européenne, Éric Rohmer en tête. La Reconquista renoue ainsi avec l'observation du spleen amoureux de trentenaires vu dans Les Exilés Romantiques (2015), mais davantage sous l'angle des retrouvailles et du souvenir plutôt que de la quête. Manuela (Itsaso Arana) et Olmo (Francesco Carril) se retrouvent, adultes et trentenaire, le temps d'une soirée, quinze après ce qui fut leur premier amour durant l'adolescence. Durant la première scène, le premier geste de Manuela après les salutations badines est de remettre à Olmo de lui qu'elle a retrouvé, écrite au plus fort de leur passion juvénile. Nous n'en connaitrons pas le contenu sur le moment et devront nous contenter de la réaction surprise et détachée d'Olmo ne se souvenant plus l'avoir rédigé, et reconnaissant presque un autre que lui-même en se lisant.

La première moitié du film se déroule dans l'unité de temps de cette soirée de retrouvailles, et observe la proximité croissante, la complicité progressivement ravivée entre Manuela et Olmo. La nature des échanges nous permet de deviner le changement opéré chez eux entre l'adolescence et l'âge adulte. Olmo semble être le plus fragile, celui ayant le plus souffert de la rupture, mais aussi celui davantage sur la réserve durant la discussion où il se confie peu. On soupçonne que cela est autant dû à une retenue par laquelle il s'interdit de fragiliser la stabilité de sa situation de couple actuelle, mais aussi dans la continuité de sa réaction stoïque à la lettre, de ne plus exposer son ancien "moi" innocent et romantique pour ne pas souffrir. Manuela raconte quant à elle sa vie sentimentale plus agitée, ses multiples ruptures et retrouvailles avec le même homme, son exil à Buenos Aires, puis son célibat actuel dans lequel elle multiplie les amants d'un soir. 

L'épanchement désinvolte de l'une tout comme le renfermement de l'autre dissimulent cependant le sentiment d'inachevé implicite de leur histoire. Les silences, les quelques mots aigres subrepticement lâché et les vexations discrètement enfouies expriment cela, comme lorsque Olmo dit à Manuela qu'il n'est pas étonné de ses relations éphémères. Cette dernière semble le prendre avec amusement, mais s'éclipse aux toilettes après la saillie, et l'on ressent comme une gêne entre eux après cet instant. Jonas Trueba filme tout cet échange faussement détendu en long plan fixe continu, comme une attente mutuelle que l'autre brise la glace et sorte de sa posture.

C'est l'absence d'échange direct qui va raviver le lien lorsqu’ils quittent le bar anonyme pour une salle de concert où joue le père de Manuela. Celui-ci est interprété par le vrai musicien espagnol Rafael Berrio, qui illuminera d'ailleurs plus tard la bande-originale du magnifique Qui à part nous (2022) de Jonas Trueba. Le travail sur les lumières crée un écrin chaleureux et intimiste plus authentique que la neutralité (reflétant le rapport des personnages à ce moment-là) du bar précédent, l'environnement et notamment les très expansifs couples constituant la clientèle facilite la complicité entre Olmo et Manuela. Plutôt que le face à face inquisiteur de la scène et du lieu précédent où rien ne se disait réellement malgré le long dialogue, la proximité physique, le jeu de regard et les sourires laissent enfin quelque chose renaître au sein du "couple". Mais surtout, la douceur folk et les beaux textes de Rafael Berrio offre une poignante résonance aux sentiments qui agitent les personnages à cet instant. 

On comprend que la démarche de Jonas Trueba est une lente et minutieuse entreprise de lâcher-prise pour le duo, culminant dans un nouveau lieu où se terminera la soirée, une salle de danse. Aux cadrages fixes et à la place des mots des deux environnements précédents, Trueba troque une caméra portée plus chaotique capturant des pas de danse qui ne le sont pas moins, et c'est par ce seul langage corporel que l'on voit la flamme d'antan renaître, avec quelque chose en plus - le coincé Olmo entamant une folle et spontanée chorégraphie. Francesco Carril et Itsaso Arana (tous deux acteurs fétiches de Jonas Trueba) excellent à amener, sur des registres retenus puis expansifs, les élans contradictoires de leurs personnages. Francesco Carril a cette gaucherie si touchante à laquelle on peut s'identifier et Itsaso Arana dégage déjà cette présence solaire qui envoutera dans le merveilleux Eva en août (2020) - difficile de ne pas fondre sur le regard qu'elle lance à Olmo lors de la séparation.

Et alors que l'on est déjà comblé par cette bulle à l'issue incertaine à laquelle on vient d'assister, Jonas Trueba nous cueille par un épilogue en flashback revenant justement sur les amours adolescentes des personnages. Là le spectre rohmerien s'estompe pour laisser penser aussi au Eustache de Mes petites amoureuses (1974), notamment lors d'une longue marche toute en appréhension et silences timides. Trueba capture la sensualité naissante, les traits de caractères amorçant la romance puis provoquant sa fin par un travail subtil de mise en scène et direction d'acteurs, les jeunes interprètes (qu'il reprendra sur la fresque adolescente Qui à part nous) parvenant à prolonger par le langage corporel et le phrasé ce que l'on a vu des versions adultes. 

Les mots de la fameuse lettre peuvent enfin être entendus et faire sens, qu'ils restent ensemble ou se séparent, le temps qui passe n'aura jamais prise sur la force des sentiments qui à cet instant précis unissent Olmo et Manuela. Jonas Trueba est parvenu à un équilibre délicat entre flottement du présent (la magnifique scène où la pensée de Olmo divague sur la musique de Rafael Berrio durant son trajet de retour à moto) et incertitude de l'avenir par un regard face caméra final qui exprime autant la maturité enfin atteinte de l'âge adulte, où le renouement avec la candeur des émois adolescents.

Sorti en bluray espagnol et doté de sous-titres français
 

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