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dimanche 7 juillet 2024

Arizona Dream - Emir Kusturica (1993)


 Axel vit davantage dans un monde rempli de rêves et de poissons volants qu'à New York, où il habite. Sur le point de se remarier, son oncle Leo, vendeur de voitures en Arizona, lui demande de traverser les Etats-Unis pour être son témoin. Sur place, il rencontre Elaine, une veuve fantasque qui ne rêve que de voler, et sa fille Grace qui en veut à la terre entière. Il se retrouve alors ballotté entre les rêves de toutes celles et ceux qui l'entourent...

Emir Kusturica fait sensation lorsque, à 31 ans, il remporte la Palme d’or au Festival de Cannes avec Papa est en voyage d’affaire qui est seulement son deuxième long-métrage. Les portes de productions internationales s’ouvrent alors au jeune réalisateur, notamment sollicité par le studio Columbia qui va financer Le Temps des gitans (1988), nouveau succès commercial et critique également récompensé à Cannes avec le Prix de la mise en scène. Alors qu’il était jusque-là resté dans un contexte slave pour ses trois premiers films, Kusturica va se confronter à un cadre et une fiction purement américaine dans Arizona Dream. A l’issue du tournage de Le Temps des gitans, Kusturica fut sollicité par Miloš Forman, président du jury cannois qui le récompensa en 1985, afin de remplacer ce dernier à son poste d'enseignant à l'université Columbia – sans doute pour pouvoir lui-même s’atteler au tournage de Valmont (1989). Durant ce séjour américain, David Atkins, un de ses étudiants, lui soumet le scénario de Arizona Dreams. Tombé sous le charme du récit, Kusturica va en faire son nouveau projet. 

Le tournage va s’étaler sur près d’un an, entrecoupés de nombreuses interruptions. En effet au même moment se déclenche le conflit en Yougoslavie, qui affecte profondément le réalisateur. Il y a tout d’abord une souffrance intime avec l’exposition directe de ces parents au conflit (la maison familiale sera pillée et ses trophées volés) qu’il devra faire déménager au Monténégro. Il ressent une crise morale et politique, un sentiment d’impuissance en assistant de loin aux évènements et en observant le traitement selon lui biaisé qu’en font les médias américains. Tout cela se répercutera dans Underground (1995), son chef d’œuvre controversé marquant son retour en Europe et sa vision baroque et excessive des racines du tumulte agitant l’ex-Yougoslavie. Ces aléas se ressentent par intermittences dans le résultat final d’Arizona Dream, que ce soit dans son rythme décousu, la disparition du récit du personnage de Jerry Lewis, ou plus trivialement les changements de coiffure intempestifs de Johnny Depp. 

Le titre initial du film était American Dream, et c’est justement fort de son amertume d’alors que Kusturica va illustrer les désillusions du rêve américain. Le personnage de Axel (Johnny Depp), sert de pont entre le rêve et la réalité, le mythe et sa déconstruction, à travers ses propres errements mais aussi ses interactions avec les autres personnages. Ce pont est défini dès la superbe scène d’ouverture où le sauvetage miraculeux d’un eskimo, soit l’issue magnifiée et transcendée d’une tragédie en marche, est symbolisé par la traversée d’un ballon rouge des terres glaciales d’Alaska jusqu’à l’urbanité new-yorkaise dans laquelle Axel se réveille. De retour forcé en Arizona, notre héros se déleste progressivement de sa naïveté en affrontant la vacuité de différents mythes spécifiquement américains.

Il y a tout d’abord celui de la réussite matérielle et capitaliste, représentée par la l’activité de vendeur de Cadillac de l’oncle Léo (Jerry Lewis). Ce dernier essaie de stimuler son neveu en lui expliquant que cette flamme entrepreneuriale lui a été transmise par son propre père, mais Kusturica nous a conditionné à ne plus y croire - et ce dès l'ouverture et l'usage du tube In the Deathcar interprété par Iggy Pop qui contribuera au succès du film. Les premières visions en Arizona d’un Axel ensommeillé sont celles d’un cimetière de vieilles voitures, Cadillac est une marque dont le culte s’inscrit déjà dans une nostalgie passéiste, tandis qu’un client ahuri se voit invité à aller « acheter une Ford » par un Léo exaspéré. De plus, son insistance à voir Axel prendre sa suite semble répondre à une forme de lucidité dans la manière trouble dont il perpétue la tradition par son mariage à venir avec une jeune femme plus jeune, étrangère et guidée par la nécessité. 

Le mythe cinématographique est tout autant questionné via le personnage de Paul (Vincent Gallo), aspirant acteur fantasmant les icônes et séquences hollywoodiennes emblématiques en rejouant devant une assemblée blasée les dialogues de Raging Bull (1980) ou en mimant la poursuite en avion de La Mort aux trousses (1959). Plus l’histoire avance, plus ces motifs hollywoodiens en sont réduits à des gimmicks, des colifichets (l’assiette portant les photos de Scarlett O’Hara et Rhett Butler de Autant en emporte le vent (1939)), voire des miroirs de l’échecs et l’incommunicabilité des protagonistes tels cet extrait conflictuel de Le Parrain 2 (1974) entre Michael (Al Pacino) et Fredo (John Cazale) Corleone. 

L’ultime mythe brisé, et non des moindres, est celui du territoire, sa conquête et son horizon de tous les possibles associés au western. Que ce soit dans le triangle amoureux nocif ou la relation mère/fille toxique entre Elaine (Faye Dunaway) et Grace (Lili Taylor), les grands espaces sont synonymes de prison mentale dont on ne peut réchapper. C’est un piège auquel Axel se trouve de nouveau lié par « amour » après avoir voulu le fuir, et dans lequel les prétextes financiers coincent pour l’éternité Elaine et Grace. Faye Dunaway sidérante d’érotisme et de folie douce prend le risque de charrier cet imaginaire hollywoodien fané par sa présence, tandis que Lili Taylor incarne une femme-enfant irrésolue et touchante. C’est en grande partie avec Le Temps des gitans qu’Emir Kusturica avait installé dans l’inconscient cinéphile cette imagerie foutraque, teintée de réalisme magique et d’onirisme qui le caractériserait parfois jusqu’à la caricature.  

Le Temps des gitans en jouait à travers le folklore tzigane, Arizona Dream le travaille lors des scènes de (tentatives de) vols, où le burlesque se dispute à un réel enivrement des hauteurs dans un équilibre fragile. Toute cette célébration boiteuse du mythe et sa nature vaine se joue dans ces instants, nous rappelant constamment l’échec de l’envol ou l’inéluctable atterrissage à suivre. C’est paradoxalement quand il fait explicitement comprendre aux personnages qu’il est inutile de croire que Kusturica déploie au premier degré son panorama le plus fantasmagorique, dans une conclusion où les éléments se déchaînent pour composer un tableau entre l’American Gothic et le western (l’arbre enflammé rappelant le final de La Chevauchée de la vengeance de Budd Boetticher (1959) porté par l'emphase tribale du score de Goran Bregovic.

Ressortie en salle le 10 juillet

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