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mardi 1 octobre 2024

Alice - Neco z Alenky, Jan Švankmajer (1988)


 Alice, très librement inspiré du célèbre livre de Carroll, conte une balade au pays des rêves, parfois teintée de cauchemars. Dans la chambre de la jeune fille à la chevelure blonde, un lapin blanc empaillé se réveille. Il casse la cage en verre et prend la fuite. Alice part à sa poursuite.

Alice est une adaptation libre du célèbre roman de Lewis Caroll, dont la singularité tient grandement à la personnalité de son réalisateur Jan Švankmajer. S’il s’agit là de son premier long-métrage, Švankmajer est pourtant très loin d’être un débutant. Son approche cinématographique est profondément liée à sa formation plastique, ainsi qu’au courant esthétique au sein duquel il s’inscrit dans le courant tchèque. Il étudie la création de décors à l'École des arts appliqués de Prague de 1950 à 1954, puis entre à la faculté d'art dramatique de l'Académie des beaux-arts de Prague, dans la section marionnettes. Il va mettre en œuvres ses acquis au théâtre, notamment les spectacles de marionnettes de Laterna magika. Il va commencer à réaliser toute une série de court-métrage à partir du milieu des années 60, les penchants formels exprimés dans ceux-ci l’amenant au fil des rencontres à intégrer le Groupe surréaliste de Prague. Son appartenance au groupe est le résultat d’un geste artistique et politique.

Le choix d’œuvrer dans le cinéma d’animation et des marionnettes offre moins de prise à la censure communiste après les évènements du Printemps de Prague. De plus, l’animation permet d’exploiter pleinement ses penchants surréalistes dont la teneur est un véritable contrepoint au dogme d’état du réalisme socialisme avec cette fuite en avant vers le rêve se voulant dépolitisée - Švankmajer gardant autant ses distances avec les organes nationaux que les dissidents du régime. Alice se nourrit donc de tout ce parcours. Le roman de Lewis Caroll est davantage un fil rouge dont les points de repères connus en termes de situations et personnages vont servir de prétexte au réalisateur pour dérouler ses idées. Ainsi malgré sa dimension étrange, le roman déroulait une intrigue relativement linéaire où venaient s’inviter son surréalisme. L’entrée en matière abrupte de Švankmajer se déleste de cette progression en invitant immédiatement la bizarrerie dans le réel. L’éveil d’un lapin blanc empaillé dans sa réalité estompe celle-ci pour Alice (Kristýna Kohoutová), arrachée à ses jeux solitaires pour se lancer à la poursuite de l’animal pressé.

Les environnements claustrophobes et l’aspect monstrueux des créatures rencontrées éloignent immédiatement le film des adaptations les plus bariolées du livre, comme celle de Disney. Le film se rapproche davantage du méconnu Dreamchild de Gavin Millar (1984) qui conférait une atmosphère réellement inquiétante de l’univers de Caroll notamment grâce au bestiaire conçu par le studio de Jim Henson. Alice fonctionne selon le principe du rêve ou du cauchemar, voyant les lieux, situations et rebondissements dans une logique interne délestée des contraintes d’une narration classique. Cette veine surréaliste s’exprime par l’idée de mutation, qu’elle concerne Alice, les environnements ou les protagonistes rencontrés.

Švankmajer use de la même caméra subjective pour suivre la fuite du lapin puis Alice qui le poursuit, lorsqu’il décide d’étendre le terrain de jeu de la fille s’écartant alors de toute topographie normale. Les frontières rationnelles ainsi annihilées, chaque espace est un défi de mutation, d’évolutivités et d’imagination pour que le chassé-croisé se poursuive. Le réalisateur travaille une certaine répétitivité faussement ancrée dans le réel avec ses tiroirs de bureau faisant office de passerelle, dont le contenu passe du banal (des outils scolaires comme une règle, un compas dans le premier tiroir) à l’inattendu quand s’inviteront tartes et potions diverses. 

La relation attirance/répulsion entre Alice et le lapin peut être vu comme une métaphore de la sexualité, la peur comme l’envie de grandir. Alice poursuit et interpelle le lapin qui la fuit, et le craint puis s’en écarte à son tour quand il se rapproche d’elle. Elle est tour à tour entravée dans un décor trop restreint, puis perdue dans un espace trop immense signifiant sa curiosité et sa peur de l’inconnu. A ce travail d’échelle se joue aussi la mue physique d’Alice, corps en croissance aux proportions incertaines, humain ou soudainement fondu dans ce monde en stop-motion en devenant une marionnette à son tour. Narratrice et actrice de son aventure, Alice est la voix et l’instrument de ses différents interlocuteurs. 

C’est cette incertitude dans ce qu’elle recherche et traque qui rend chaque instant du film unique. Le réalisateur ose tous les pas de côté les plus absurdes (la souris préparant son repas sur la tête d’Alice) et fait avance son univers dans un pur principe pulsionnel en le pliant aux émotions d’une enfant – Alice noyant un décor de ses larmes. Le film peut avoir un effet aussi fascinant qu’angoissant pour un jeune public, l’inquiétante étrangeté propre au surréalisme s’incarnant par le bestiaire (toutes ces créatures semi-squelettiques) et l’aspect bien plus intimidant de certains passages du livre comme la partie de thé avec le Chapelier Fou et le Lièvre de Mars. 

La réalité et le rêve s’enchevêtre ainsi dans le propos psychanalytique, à la manière des artefacts ludiques entourant Alice qui constituent l’architecture et la texture du monde des rêves, une maison de poupée façon dédale insoluble. Tout du long, le mélange entre prises de vue réelles et stop-motion travaille donc avec une schizophrénie réjouissante une alternance d’harmonie et de superposition, d’unité et de collage. Une des adaptations les plus originales et envoutantes du classique de Lewis Caroll.

Sorti en dvd français chez Malavida

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