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jeudi 31 mai 2012

Mélodie en sous-sol - Henri Verneuil (1963)


Charles, la soixantaine, tout juste sorti de prison, ne se fait plus tout jeune. Il retrouve difficilement son pavillon à Sarcelles, où ont poussé les barres et les tours. Son épouse Ginette lui propose de déménager dans le Sud, de prendre un commerce et de couler des jours heureux, mais Charles ne conçoit qu'un seul genre de retraite : dorée et au soleil. Pour cela, il doit faire un autre coup, le dernier, celui « d'une vie » et cette fois ce sera la bonne : le casino de Cannes. Tout est prêt. Il ne lui manque qu'un complice, il ne peut pas faire le coup tout seul. Il contacte alors un jeune malfrat rencontré en prison, Francis Verlot.
Verneuil réalise avec ce Mélodie en sous-sol le mètre-étalon du polar à la française, bien meilleur que son surestimé Clan des Siciliens divertissant mais souffrant trop de sa volonté de faire « à l’américaine » quand ici on trouve une vraie identité. Le résultat est toujours aussi impressionnant par la grâce d’un travail collectif brillant.


Le scénario (adapté de la série noire The Big Grab de John Trinian) est parfaitement équilibré entre la construction limpide d’Albert Simonin notamment la première partie, modèle du genre dans sa présentation efficace du background des personnages des enjeux et des motivations de chacun, tel le retour de Gabin dans ce Sarcelles déjà hideux de barre d’immeuble impersonnelles. Audiard au dialogues aligne lui les répliques d'anthologies (dont des envolées de machisme typique de l’époque, le passage où la femme d'un ex associé hausse le ton et Gabin qui balance "Tu lui claque pas le beignet ?") tandis Verneuil ne s’en laisse pas compter avec quelque idées de génie puisque le légendaire final dans la piscine serait entièrement son invention.


Gabin déborde de classe en vieux gangster bougon et méticuleux bien décidé à mener la grande vie grâce à son dernier gros coup, avec sous son aile un Alain Delon magistral en jeune vaurien dont la beauté confère une réelle prestance sauvage dans les milieux huppés de la côte d'azur. Maurice Biraud en monsieur tout le monde embarqué dans l'affaire tient un rôle un peu voisin de celui des futurs Cave se rebiffe et La Grande Sauterelle et convainc toujours autant dans ce registre.


La réalisation Verneuil est impressionnante par sa précision et son art d’instaurer la tension notamment lors du braquage avec des cadrages et mouvement de caméra millimétré et un sens du rythme bluffant pour mener les actions simultanées. C’est pourtant lors du final figé et dramatique qu’il atteint des sommets L'Ultime razzia de Kubrick n’est pas loin), captant toute la détresse de Gabin et Delon (magnifiquement stoïque dans la défaite cruelle) par la seule force de sa mise en scène, tout cela en nous ayant stressé un maximum dans tout ce qui précède lorsque les héros essaient de passer inaperçu au milieu des flics. La perfection faite polar, parfois il n’y a juste qu’à aligner les compliments.



Sorti en dvd zone 2 français chez Europa

Extrait

mercredi 30 mai 2012

Le Cygne - The Swan, Charles Vidor (1956)


Vers 1910, la princesse Béatrice rêve de voir sa fille Alexandra épouser son cousin Albert. Une rencontre est organisée, mais Albert fait peu attention à sa cousine. Dès lors, Béatrice décide de frapper fort et d'exciter la jalousie du fier prince...

The Swan est un film en forme de prémonition puisque dans cet avant-dernier rôle avant la rencontre et le mariage avec le Prince Rainier (le dernier étant la comédie musicale Haute Société la même année) Grace Kelly incarne déjà une princesse.

Le film est la troisième adaptation de la pièce de Ferenc Molnár après celle muette réalisée en 1925 et One Romantic Night (1930), seconde version parlante avec Lilian Gish. L'humour piquant, le marivaudage et le luxe flamboyant des décors et costumes dans ce pétaradant technicolor laisse à penser que l'on va assister à un joli conte de fée moderne. Cette facette demeure surtout dans l'esthétique finalement puisque le ton va s'avérer étonnement cruel et mélancolique.

C'est l'effervescence au château de la princesse Béatrice (Jessie Royce Landis) depuis que cousin Albert et Prince héritier a annoncé sa visite. Béatrice souhaite en effet voir le prince succomber au charme de sa fille la magnifique Alexandra surnommée "le cygne" et voir celle-ci redorer le blason de la famille en devenant la future reine. Problème le prince s'avère un piètre séducteur, enfantin, lunaire et peu attentif à Alexandra. Dès lors Béatrice décide d'employer une autre méthode en titillant la jalousie d'Albert grâce au beau précepteur français (Louis Jourdan) officiant au château mais sans en mesurer les conséquences.

Le début du film est des plus enlevé grâce à l'abattage de Jessie Royce Landis en marieuse affairée, le tourbillon de couleurs de la direction artistique somptueuse est un régal pour les yeux et la maladresse (voir la goujaterie) involontaire d'Alec Guinness offre de joyeux moments comiques.

A l'aise en toute circonstance, le prince préfère donc faire une longue grasse matinée ou encore aller jouer au football avec les enfants plutôt que de faire la cour à une Grace Kelly dépitée. Sous cette légèreté le drame s'annonce pourtant à travers les regards à la dérobée et énamouré du modeste Louis Jourdan qui a bien du mal à contenir ses sentiments.

Le sort n'en sera que plus cruel quand il se verra sollicité par Alexandra et comprendra qu'il n'a été qu'un instrument pour en attirer un autre. Louis Jourdan, "french lover" attitré d'Hollywood à l'époque et plus habitué à la séduction fourbe d'ordinaire (Lettre d'une Inconnue, La Flibustière des Antilles, Madame Bovary) met tous les atouts de ses rôles lus trouble au service d'une sincérité qui le rend très touchant.

La mièvrerie n'est jamais loin mais il trouve toujours le ton juste tel cette échappée en chariot avec Grace Kelly, sa colère finale où il laisse enfin exploser ses sentiments après s'être tant contenu et répond au prince en personne.

Grace Kelly est tout aussi émouvante, jeune femme ambitieuse au départ mais peu attirée par Guinness et qui se laissera déborder par des sentiments inattendus face à l'ardeur de Jourdan, une scène d'escrime ayant sobrement souligné le lien sentimental et érotique entre eux.

Plutôt glaciale au départ, l'actrice s'orne d'une innocence et d'une candeur très attachante comme surprise de ce qu'elle ressent et comme Jourdan la mièvrerie pointe sans jamais se manifester lors des scènes d'amour tout en retenue entre eux. Alec Guinness navigue entre les deux, insouciant puis bienveillant lorsqu'il verra sa chance passée. Agnes Moorhead en Reine est assez irrésistible aussi lors de son apparition finale.

On relève surtout les performances des acteurs dans la réussite tant la mise en scène de Charles Vidor semble fonctionnelle. Le cadre est mis en valeur de manière très impersonnelle malgré le faste de la MGM, des séquences qui appelaient à plus de démesure comme la scène de bal brillent plus pour leur direction artistique que l'illustration qu'en donne Vidor. On aura néanmoins quelque cadrage intéressant dans le placement des personnages dans l'espace pour dynamiser les nombreuses scènes de dialogues mais rien de vraiment impressionnant.

Sous le marivaudage le film se montre d'une étonnante noirceur où les sentiments sincères se voient sacrifiés au nom de l'apparat et vite étouffés par pudeur ou par étiquette. Le titre de la version de 1930 One Romantic Night soulignait le caractère éphémère de ce rapprochement possible des classes et de cette passion et c'est ce même sentiment qui domine lors du final où tout doit revenir à sa place, pas forcément par les entraves que l'on croit.

Grace Kelly est formidable dans ces derniers instants et mérite enfin cette appellation de Cygne dont elle doit adopter l'attitude désormais : élégante, gracieuse froide et imperméable à ce qui l'entoure. Un an plus tard la fiction rejoignait la réalité, Grace kelly devenait Grace de Monaco et allait apprendre à son dur les durs obligations du statut princier.

Sorti en dvd zone 2 chez Warner dans la collection Trésors de la Warner et en zone 1 en Warner Archives sans sous-titres.

Extrait

mardi 29 mai 2012

Slumdog Millionaire - Danny Boyle (2009)


Jamal Malik, 18 ans, orphelin vivant dans les taudis de Mumbai, est sur le point de remporter la somme colossale de 20 millions de roupies lors de la version indienne de l'émission Qui veut gagner des millions ? Il n'est plus qu'à une question de la victoire lorsque la police l'arrête sur un soupçon de tricherie.
Sommé de justifier ses bonnes réponses, Jamal explique d'où lui viennent ses connaissances et raconte sa vie dans la rue, ses histoires de famille et même celle de cette fille dont il est tombé amoureux et qu'il a perdue.
Mais comment ce jeune homme est-il parvenu en finale d'une émission de télévision ? La réponse ne fait pas partie du jeu, mais elle est passionnante.
 
Danny Boyle renoue ici avec un des thèmes récurrents de son œuvre : l'argent et ses conséquences. Graine de discorde entre les colocataires de Petits Meurtres entre amis, seul moyen de se sortir du marasme ambiant dans Trainspotting, symbole de différence sociale POUR le couple d’Une Vie Moins Ordinaire, l’approche de Boyle avait pourtant connu un certain renouveau avec le ton naïf et innocent de Millions, à l’opposé du cynisme de ses trois premiers films. Cependant, le film n’évitait pas une certaine niaiserie et s’avérait partiellement raté. Avec le recul, on peut désormais y voir un galop d’essai pour ce formidable Slumdog Millionnaire qui emprunte la même voie mais avec bien plus de réussite, fusionnant à merveille la virulence et la dureté d’autrefois avec la belle fable initiatique.

La construction du film est prenante, avec narration découpée entre les séquences d'interrogatoire de Jamal, les passages de l'émission "Qui veux gagner des millions" où chaque question remportée trouve une réponse douloureuse dans son passé, et fait défiler l'enfance et l'adolescence du personnage. Le scénario de Simon Beaufoy (Alex Garland, collaborateur régulier de Boyle depuis La Plage, n’est pas de l’aventure), parvient à tirer une belle substance dramatique du roman de Vikas Swarup Les Fabuleuses Aventures d'un Indien malchanceux qui devint milliardaire qui se composait d’une suite de fables correspondant à chaque question posée dans le jeu.

On découvre donc ici une Inde comme rarement filmée par un Européen, avec de glauques bidonvilles, dont Boyle parvient à traduire l'aspect grouillant et crasseux à la perfection, en mélangeant le style sur le vif hérité de 28 jours plus tard (la scène course-poursuite de Jamal et Salim, enfants), et un côté plus contemplatif, laissant évoluer quelques beaux moments, à l'image de celui où Jamal, enfant, invite Latika transie de froid sous la pluie à le rejoindre à l’abri. L’imagerie réaliste oppressante côtoie une vision plus idéalisée (les détracteurs diront touristique) du pays, soit effectivement les deux tonalités du film conte de fée et drame sordide à la fois.

On suit donc le parcours de Jamal au côté de son frère Salim, entre petits larcins et arnaques en tous genres, ponctué de drames durant lesquels Boyle n’oublie pas de décrire quelques moments douloureux de la réalité indienne ou de l’actualité récente du pays. Ainsi des persécutions subies par les musulmans, de Bombay/Mumbay et son bidonville transformé en centre d'affaires, ou encore de la sordide exploitation d'enfants mendiants, rendus volontairement handicapés.

Malgré la dureté du contexte, le film conserve un aspect de fable initiatique, grâce au personnage très attachant de Jamal, formidablement incarné à tous les âges (notamment joué adulte par Dev Patel, héros de la série anglaise Skins). L'œuvre réserve en outre son lot de jolis moments, tel cette épatante scène où Jamal traverse une fosse d’excréments pour obtenir un autographe de sa star favorite.

Boyle orchestre une vraie opposition à la Caïn et Abel entre Jamal et son frère Salim, ce dernier faisant montre dès l’enfance d’un vrai mauvais fond, qui le mènera vers une existence de gangster, le destin finissant par les opposer à cause de Latika. Cette dernière, amour de sa vie, est plus que l’argent et la réussite, le véritable moteur des actions et de la volonté inébranlable de Jamal, donc de sa participation au jeu.

Toutes ces qualités tirent la conclusion pleine d’emphase vers le sublime, quand Jamal devient un vrai étendard des laissés pour comptes, au fur et à mesure de son avancée dans le jeu (dont le suspense audiovisuel est transcendé par l’intensité dramatique), et qu'il suscite une belle émotion en répondant à l'ultime question, soutenu par tout un peuple. Beau et imprévisible succès en salle, Slumdog Millionaire sera aussi un des plus inattendus lauréats de la cérémonie des Oscars de ces dernières années.

Sorti en dvd zone 2 chez Fox

lundi 28 mai 2012

Dangereuse sous tous rapports - Something Wild, Jonathan Demme (1986)

Charles, un bourgeois bien sous tous rapports, à l'existence tranquille, voit sa vie bouleversée par l'arrivée dans sa voiture de la sexy Audrey Hankel. Tous deux s'offrent le temps d'un week-end une fugue pleine de péripéties. Cette escapade prendra toutefois une tournure dangereuse avec la rencontre de Ray Sinclair, l'ancien mari d'Audrey.

Milieu des années 80. L'ère du matérialisme et de la réussite est à son sommet, le légendaire greed is good du Gordon Gecko de Wall Street ne s'est jamais autant vérifié et les yuppies new yorkais sont désormais les nouveaux dieux et modèles de réussite sociale. Quelques œuvres remettent en cause ce modèle avec le roman American Psycho de Bret Easton Ellis et son yuppie serial killer ou le fameux Wall Street d'Oliver Stone. Something Wild qui vaudra sa premier grand succès à Jonathan Demme s'inscrit dans cette veine même s'il est différent. Plutôt que la verve cynique des titres précités, Demme porté par le script prodigieux d’E. Max Frye va donner un étonnant mélange de conte, de film noir et de screwball comedy à sa critique sociale.

Charles Driggs (Jeff Daniels) est un cadre haut placé en passe de devenir vice-président de sa compagnie. Déjeunant dans un bar, un acte aussi futile que révélateur sur son attrait pour le danger change son destin : il part sans payer l'addition. Dès lors la mystérieuse Lulu alias Audrey (Melanie Griffith) lui met le grappin dessus et l'entraîne dans une suite de péripéties inattendues. Toute la construction du film fonctionne sur le motif du double. Double nature du héros incarné par Jeff Daniels, yuppie coincé dont la nature aventureuse, violente et déjantée va se révéler à lui de manière surprenante. Mélanie Griffiths avait de manière plus référentielles incarnée une figure double dans l'année précédente dans le Body Double de Brian De Palma. Cette nature symbolique demeure ici avec son look de brune sensuelle et mystérieuse toute de noir vêtue du début de film (reprenant volontairement celui de la Loulou de Pabst le rapprochement avec les personnages de Louise Brooks étant évident) puis blonde fragile et innocente dans la seconde partie. Le film en lui-même bascule de la joyeuse, délirante et joyeuse screwball comedy moderne au pur cauchemar dans un mouvement qui rappelle le Blue Velvet de David Lynch, le After Hours de Martin Scorsese mais aussi Alice au pays des merveilles où Mélanie Griffith fait office de lapin blanc entraînant Jeff Daniel vers un monde fou et inconnu.

La folle aventure dans laquelle il est entraîné plus ou moins volontairement offre à Driggs le piquant qui manque à sa vie avec une fascinante Mélanie Griffiths. On pense d'abord avec son allure brune à une femme fatale de film noir qui va se jouer du héros mais au contraire c'est un personnage candide qui trouve le partenaire idéal en Driggs dont elle a décelée la douce folie, les deux offrants des moments très touchant (la réunion d'anciens élèves, la rencontre avec la mère de Lulu). Mélanie Griffith offre une de ses plus attachantes prestations, tout comme Jeff Daniels gauche et maladroit. Le couple provient pourtant de deux mondes bien différent, l'upper class new yorkaise et l'Amérique white trash se confrontant avec fracas dans la seconde partie et l'arrivée du très inquiétant Ray Sinclair (Ray Liotta) ex fiancée ultraviolent d'Audrey. La nature imprévisible de l'intrigue si charmante jusque-là prend un tour bien plus inquiétant, les coups de folie de Sinclair faisant surgir des éclats de violences saisissant qui font virer le conte coloré au thriller menaçant, la tonalité estivale éclatante cédant aux ténèbres (on pense à nouveau à Blue Velvet).

Même si elle parait nettement plus soft aujourd'hui (Tarantino est passé par là pour ce croisement de violence, de légèreté et d'humour noir), cette violence fit son petit effet à l'époque et la performance électrisante de Ray Liotta (l'autre grande révélation du film) dont le regard bleu magnétique rongé par l'amour maladif et la folie hante longtemps. Jonathan Demme offre une mise en scène énergique et élégante où les élans les plus aériens (la scène de bal) côtoient des fulgurances plus détonantes à la manière de la brutale dernière confrontation avec Sinclair. La photographie de Tak Fujimoto se fait tapageuse pour accentuer cette nature de conte bariolé (mettant en valeur les très criard décors et look 80's) qui s'estompe progressivement. Le procédé accompagne ainsi progressivement la transformation des héros. Au bout de l'odyssée, Driggs a découvert une autre part de lui-même et qui rend tout retour à son ancienne vie rangée impossible.

Sous ses aspects provocateurs, Audrey aspire à bien plus de sécurité et d'affection qu'il n'y parait. La chanson Wild Things revenant en boucle dans la bande-son illustre donc cette facette double (avec les reprises à la tonalité menaçantes, joyeuses ou sauvage de la chanson) où libérer ses instincts peut être libérateur comme destructeur. La dernière scène où Melanie Griffiths arbore une allure glamour et virginale (clin d'œil Hitchcockien de Demme qui rapproche l'actrice de sa mère Tippi Hedren dans Marnie) signe ce nouveau départ possible dans cette très jolie fin.


Sorti en dvd zone 2 français chez MGM mais privilégier la belle édition Criterion en zone 1 et doté de sous-titres anglais.

dimanche 27 mai 2012

Thunder Rock - Roy Boulting (1942)


Un gardien de phare intrigue l'administration car il ne prend pas de vacances et n'encaisse jamais ses salaires. En fait, dans une autre vie, il fut un journaliste antifasciste mais désabusé et dégoûté par les réactions de ses compatriotes et amis européens devant la montée du nazisme dans les années 40, accepte un poste de gardien de phare à Thunder Rock. Un naufrage advint un siècle auparavant dans les parages et dont une inscription commémore les victimes, des émigrants européens, à l'intérieur du phare...

Des frères Roy et John Boulting, on retient plus aisément aujourd'hui les comédies satiriques des années 50 comme Private's Progress, sa suite I'm alright Jack ou encore Carton Brown of the F.O. où ils mettaient joyeusement en boite les travers de la société anglaise désormais considéré comme des classiques. Les Boulting débutèrent pourtant dans un registre nettement plus sérieux dans le mélodrame où ils témoignaient déjà de leur grand talent et de leurs préoccupations sociales. Ce formidable et déroutant Thunder Rock en offre une preuve des plus éclatantes.

La scène d'ouverture est d'ailleurs typique de leur humour caustique. Dans un bureau administratif social quelconque, des responsables aux échelons divers se refilent la bonne affaire en quête de galons : un gardien de phare n'a pas donné signe de vie, encaissé ses salaires ni pris de vacances depuis de nombreux mois. Un agent est dépêché sur place et le mystère s'épaissit sur le gardien par son mode de vie singulier. David Charleston (Michael Redgrave) semble en effet renforcer l'isolement naturel de sa fonction par l'absence totale du moindre élément lié à l'extérieur dans son environnement austère : pas de journal, de livre ou de radio.

Un échange vif entre Charleston et son ami et pilote Streeter (James Mason) nous éclairent sur son état d'esprit puisque notre héros a sciemment choisit de s'isoler et de fuir les affaires de ce monde où la guerre est pourtant imminente. A la place, il s'est réfugié dans le souvenir du drame survenu alentour un siècle plus tôt lorsque le navire d'immigrants anglais fit naufrage à l'approche du Nouveau Monde.

Le film est un exemple de plus des prodiges que pouvaient tirer les anglais d'un film de propagande, puisque c'est clairement ce dont il s'agit ici. Le film adapte une pièce de Robert Ardrey qui fut un grand succès public en Angleterre au contraire des Etats-Unis où elle fut jouée en premier et passa inaperçue. La pièce était une diatribe anti isolationniste incitant le pays à s'engager alors que les tensions montent en Europe avec la montée du nazisme allemand et du fascisme italien mais les USA pré Pearl Harbor n'étaient sans doute pas encore prêts à entendre le message.

Dans cette volonté de propagande, les changements effectués par les Boulting ajoutent donc des flashbacks sur le passé de Charleston où nous découvrons qu'il fut journaliste politique et couvrit la montée de tous ses extrêmes mais se confronta à l'indifférence, l'incompréhension et l'inconscience de ses concitoyens face au danger imminent.

Le message est clair entre les images d'archives de discours d'Hitler, les séquences où Charleston est malmené par des policiers fascistes italiens hostiles aux anglais et un échange absurde où les français vantent leur précieuse ligne Maginot. Les Boulting réservent cependant leur fiel pour leurs compatriotes notamment lorsque Charleston verra ses articles alarmistes altérés par ses éditeurs et surtout cette scène saisissante où dans un cinéma les actualités montrent l'invasion de la Pologne par les nazis face à un public indifférent et plus réactif à l'épisode de Popeye qui suit.

Charleston abandonne donc la lutte, laisse le monde courir à sa perte et part s'isoler en tant que gardien de phare. C'est là qu'intervient l'aspect le plus captivant du film qui ouvre clairement la voie au grand mélodrame fantastique et gothique façon L'Aventure de Madame Muir ou Le Portrait de Jennie. Dans ces films, l'intervention du surnaturel était constamment questionnée par l'équilibre psychologique des héros qui y trouvaient une béquille réelle ou imaginaire de surmonter leur fêlures.

Ici cela se manifestera par les apparitions des victimes du naufrage de 1839, vrais fantômes ou pur produit de l'imagination de Charleston. Chacune de ses figures fut à son tour amenées à défendre un idéal et y faillit cruellement. L'ouvrier Ted Briggs (Frederick Cooper) allait aux Etats-Unis pour trouver de l'or et subvenir à sa famille nombreuse, la féministe Ellen Kirby (Barbara Mullen) renonçait à ses convictions pour devenir l'une des épouses d'un mormon et le médecin Stefan Kurtz où ses innovations sur les anesthésiques étaient mal perçues.

Tout cela pourrait prendre un tour trop symbolique mais les Boulting privilégient les émotions aux idées en ajoutant à nouveaux des flashbacks à la pièce sur le passé des naufragés. Loin de surligner ou sur expliquer, ces moments renforce encore le drame et les renoncements des protagonistes en confrontant le héros au sien. Réel ou rêvé, la destinée tragique des naufragés doit l'inciter à reprendre son destin en main et se battre lui qui est toujours en vie. Voilà une formidable et poétique manière d'appel à la lutte.

Visuellement le film est d'une grande audace dans les séquences fantastiques. La mise en scène de Roy Boulting suggère subtilement la possible création de l'esprit que sont les fantômes telle cette première apparition du Capitaine Joshua (Finlay Currie) sous forme de voix, puis d'ombre et enfin de mystérieuse silhouette aux côté de Charleston installé à son bureau. Mankiewicz reprendra l'idée dans L'Aventure de Madame Muir où Rex Harrison apparaissait souvent sur le côté de Gene Tierney comme un mauvais génie issu de son inconscient.

L'agencement théâtral est aussi longuement repris, les naufragés évoluant dans le décor du phare comme s'ils se trouvaient toujours sur le navire renforçant l'idée d'espace mental confiné. Les flashbacks sur le passé de Charleston s'illustrent ainsi en fondu enchaîné tandis que ceux des naufragés sont toujours des extensions du décor par des idées de mis en scènes brillantes (mouvements de caméras, profondeur de champs nouvelle par une porte ou un objet dévoilant un autre lieu...) qui symbolisent l'altération des barrières psychiques du héros par ses découvertes façon Christmas Carol de Dickens.

Les jeux d'ombres et les cadrages obliques renforcent quant à eux l'atmosphère gothique des plus prononcées. C'est vraiment captivant de bout en bout et porté par un casting parfait. Michael Redgraves est aussi habité dans la passion que le renoncement, les naufragés sont tous également touchant dont une formidable Lilli Palmer et James Mason fait une remarquable apparition au début. Superbe film proche des meilleurs Powell/Pressburger dans l'ambition et la manière de transcender la commande d'état par un propos plus universel où le rêve et l'imagination nourrissent la détermination du réel. Le film remportera un grand succès public et critique dont assez ironiquement aux USA (car sorti au bon moment) où la pièce fut boudée.

Sorti en dvd zone 2 anglais et doté de sous-titres anglais

Extrait


vendredi 25 mai 2012

Jason et les Argonautes - Jason and the Argonauts, Don Chaffey (1963)



Dans la Grèce antique, Jason, pour reconquérir le royaume de son père Éson usurpé par le demi-frère de ce dernier, Pélias, doit rapporter à celui-ci la fabuleuse Toison d'or qui se trouve en lointaine Colchide. Il s’embarque à bord du navire Argo avec toute une équipe de héros, les Argonautes. À la fois aidés et contrariés par des dieux et déesses rivaux, ils vont être confrontés aux éléments déchaînés, à des créatures plus monstrueuses les unes que les autres et à divers enchantements dont celui de l’amour…

Jason et les Argonautes est une des plus grandes réussites de Ray Harryhausen dont le pouvoir d'émerveillement intact en fait définitivement un classique cinéma d'aventures. Le scénario est très fidèle au mythe de Jason et la Toison d'Or bien qu'il en élague les aspects les plus sombres et aussi ce qu’on oublie souvent emporté par les péripéties le récit n’arrive pas à son terme (Soit Jason qui reconquiert le trône) en se terminant sur un morceau de bravoure mémorable (le combat contre les squelettes).
Destiné volontairement et au sens le plus noble du terme à la jeunesse, le film ne traite donc bien évidemment pas de la suite plus tragique de l'histoire (la trahison et la terrible vengeance de Médée), chose que privilégiera Pasolini dans son plus austère Médée quelques années plus tard.
Loin d'être une simple vitrine pour les effets spéciaux de Harryhausen (ce qui arriva lorsque le réalisateur n'était pas à la hauteur), le film est porté par une réalisation des plus efficace et inspirée (superbes scène en mer, belles vues de l'intérieur du temple de la déesse Hécate) de Don Chaffey, artisan des plus doué qui confère souffle et énergie à l'aventure. Todd Armstrong tient le rôle de sa vie en Jason, archétype du héros fier, courageux et au cœur pur.
Le reste du casting de second couteau est des plus convaincant aussi, notamment Honor Blackman (future héroïne de Chapeau melon et Botte de Cuir) en Héra déesse protectrice de Jason (erreur ou entorse volontaire au mythe puisque c'était en fait Athéna), Nigel Green en Hercule ou encore Gary Raymond qui campe un Acaste bien vicieux. Finalement seul les scènes un peu théâtrale avec les Dieux on vieillies avec cette imagerie kitsch de décors vaporeux et d’acteurs anglais en toge déclamant comme dans du Shakespeare (cliché bien sûr repris plus tard dans Le Choc des Titans, ultime production de Harryhausen).
Avec cet encadrement idéal, l'histoire n'en est que plus palpitante et confère aux trucages de Ray Harryhausen une grâce et une magie inégalée. On entre de plein pied dans la fantasy avec des péripéties incroyables et un bestiaire des plus fabuleux : la fuite du géant de bronze Talos gardien du trésor des Dieux, la capture des harpies, l'affrontement de l'hydre à sept tête et bien sûr l'extraordinaire combat final contre l'armée de squelettes (montée d'intensité et d'inquiétude intacte lorsqu’ils sortent un à un du sol...).
Les effets de transparence sont poussés ici à la perfection et la stop motion permet d'animer avec réussite les créatures les plus complexes (l'hydre à sept tête incroyablement mobile). Dans Le Septième Voyage de Sinbad (grande réussite également et sorte de répétition générale de ce Jason) le héros y affrontait un redoutable adversaire squelette animé image par image. Harryhausen multiplie ici la menace par sept pour une séquence palpitante et virtuose qui aura traumatisé de jeune spectateur et futur descendant de Harryhausen comme Peter Jackson ou Guillermo Del Toro. Un inoubliable moment d’évasion.

Sorti en dvd zone 2 français chez Sony