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lundi 21 juillet 2014

Le Convoi de la peur - Sorcerer, William Friedkin (1977)


Trois hommes de nationalités différentes, chacun recherché par la police de son pays, s'associent pour conduire un chargement de nitroglycérine à travers la jungle sud-américaine...

A la fin des années 70, William Friedkin règne sur le toit d’Hollywood après les triomphes de French Connection (1971) et L’Exorciste (1973). Friedkin restera pourtant quatre ans sans réaliser après cet enchaînement tant les scripts qu’on lui propose s’inscrivent dans la veine du genre de ces deux réussites, le polar et le film fantastique. Alors que ses amis du Nouvel Hollywood accumulent à leur tour les succès commerciaux et artistiques, Friedkin souhaite revenir avec un projet vraiment personnel. L’idée lui viendra alors de revisiter l’un de ses traumatismes cinématographique de jeune spectateur en signant un remake du Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot, ou plus précisément une seconde adaptation du roman éponyme de George Arnaud. Ce sera d’ailleurs la cause d’un malentendu puisque l’idée vient à Friedkin au cours d’un dîner arrosé en compagnie de Clouzot où il demandera à celui-ci les droits pour réaliser un remake et que Clouzot les lui donnera en signant sur un coin de table alors qu’il ne les possède pas. Tout cela montre la manière plutôt légère dont Friedkin aborde le projet qu’il voit au départ comme une œuvre de transition avant son prochain gros film supposé The Devil's Triangle. En engageant le jeune scénariste et documentariste Walon Green (responsable du script légendaire de La Horde Sauvage (1969)), Friedkin prendra pourtant la mesure d’une ambition et ampleur nouvelle à travers les lectures que lui suggère Green quant à la tonalité du film comme le Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Finalement Le Convoi de la Peur ne conservera que le postulat de base voyant trois hommes aux abois convoyer un chargement de nitroglycérine à travers la jungle mais pour aller dans une direction différente.

Chacun des protagonistes a un rôle symbolique et représente un mal du monde moderne et plus particulièrement associé à cette très agitée décennie des 70’s. C’est la fin des trente glorieuses et l’arrivée des premiers scandales financiers avec l’homme d’affaire français Victor Manzon (Brun Crémer) fuyant la justice pour fraude à la spéculation. Le conflit israélo-palestinien à travers Kassem (Amidou), jeune terroriste arabe en fuite après avoir commis un attentat. Le crime organisé et la mafia pour Jack Scanlon (Roy Scheider) recherché par le parrain local suite à un hold-up dans une église blanchissant de l’argent. Tous vont devoir fuir et se réfugier dans un mystérieux pays totalitaire d’Amérique du sud où ils travaillent dans une raffinerie pétrolière. 

Après l’urgence des prologues ayant présentés les personnages, le rythme se ralenti à l’image de leur existence fauchée en plein vol, et la caméra s’attarde désormais sur l’enfer que constitue leur quotidien. Misère ambiante, atmosphère humide et boueuse, cadavres jonchant les rues et corruption policière, ces lieux semblent tout désignés pour les damnés et parias de la terre. Dans cet enfer et prison à ciel ouvert, nul échappatoire pour nos fugitifs sans moyens si ce n’est la perspective de transporter une cargaison de nitroglycérine hautement instable et destinée à éteindre l’incendie d’une des raffineries de la compagnie.

Friedkin dénude ses héros de tous les motifs vains et superficiels liés à la civilisation qui les ont conduits à cette situation pour les réduire à des hommes d’horizons différents cherchant à survivre. Paradoxalement, c’est en servant à de purs intérêts capitalistes qu’ils pensent trouver le salut avec cette compagnie exploitant la misère lors de séquences cruelles où la population locale sert de bête de somme négligeable mais susceptible de se rebiffer avec fureur lors de la séquence du retour des cadavres calcinés d’ouvriers au village. La quête de rédemption est viciée d'emblée et annonce la suite. Friedkin semble avoir réellement voulu se mettre dans l’état d’esprit de ses héros n’ayant plus rien à perdre en prenant tous les risques pour le film. Son égo l’empêchera d’enrôler Steve McQueen pour le rôle de Scanlon, la star souhaitant un petit rôle pour sa compagne Ali McGraw avec laquelle il était en froid et ne pouvait s’éloigner trop longtemps pour un tournage aux antipodes. Là aussi alors que Coppola s’englue dans l’enfer d’Apocalypse Now aux Philippines, Friedkin va vivre le sien en choisissant pour plus de véracité de filmer l’odyssée dans la jungle de la République Dominicaine. 

La furie des éléments et l’environnement hostile mettra bien sûr l’équipe à cran et occasionnera des dépassements d’un budget initial de 5 millions de dollars grimpant bientôt à 15 pour finir à 22. Friedkin sur un pied d’égalité des personnages et prend symboliquement les mêmes risques pour obtenir le film qu’il entend. L’un des studios coproducteur du Convoi de la peur est Paramount, propriété de la compagnie Gulf+Western depuis 1966 et dont le patron Charles Bluhdorn a justement mis en œuvre diverses affaires en République Dominicaine. Le film illustre ainsi la mainmise et les écarts de la compagnie sur l’économie du pays et si elle n’est pas ouvertement nommée, le spectateur attentif repérera une affiche avec son logo le temps d’une scène. Une prise de risque insensée pour un Friedkin en roue libre qui se permettait tous les écarts.

Tous ces éléments contribuent à une tension maximale lors de la fameuse traversée de la jungle en camion. Les séquences inouïes s’enchaînent la terreur est double entre ce qui se déroule à l’écran et ce qu’on imagine d’instinct suicidaire pour les avoir tournées. On pense bien sûr à cette traversée d’un pont de bois brinquebalant sous une tempête déchaînée. Crissement de pneu, bourrasque de vents ininterrompue et visages crispés, la scène est un grand moment qui laisse le spectateur à bout de souffle. Les personnages sont ainsi poussés à tel point dans leurs derniers retranchements que les différences, les inimitiés et horizon variés s’estompent pour en faire une entité solidaire faisant face à l’adversité. Chacun conserve sa zone d’ombre et de mystère, ni bon ni méchant, les plus douteux finissant par faire profiter de leurs aptitudes au collectif à l’image de Kassem dont l’expertise des explosifs permettre de vaincre un obstacle ou le très inquiétant Nilo (Francisco Rabal qui fut d’ailleurs envisagé pour jouer Charnier dans French Connection) dont le maniement de la gâchette les sortira d’un mauvais pas. 

Friedkin les caractérise avec son ambiguïté habituelle tout en leur conférant un charisme imposant en quelques vignettes (Manzon intimant à Kassem de prendre le volant du camion lors de la traversée d’un pont). Friedkin illustre de cette façon une possibilité d’union et d’entraide entre les hommes loin des codes viciés et calculateurs de la civilisation, où les besoin les plus élémentaires ramènent à une fraternité oubliée. C’est une quête coutumière dans le cinéma de Friedkin de l’époque, l’instinct de justice de Popeye Doyle (Gene Hackman) le poussait à traquer le dealer Charnier jusqu’au bout dans French Connection, tout comme le Père Karras affronterait le démon pour le triomphe du bien dans L’Exorciste. Les héros de Friedkin courent toujours après leur humanité et c’est précisément quand ils l’atteignent qu’ils sont les plus vulnérables, le symbole ici étant notamment le souvenir ému de son épouse qu’entretien Manzon. 

Le Convoi de la peur ne déroge pas à la règle, le drame surgissant alors que le plus dur est passé et que laisse poindre un semblant d’amitié ou lorsqu’une menace oubliée renaît en conclusion alors que l’apaisement semblait de mise. Le score synthétique de Tangerine Dream nous noie ainsi dans une forme de noirceur torturée et sans espoir annonçant toujours le pire dans une œuvre véritablement sans espoir. Parmi les derniers vestiges de ce cinéma américain 70’s désabusé, Le Convoi de la peur connaîtrait un échec cinglant, le public las de ce ton faisant un triomphe au plus lumineux Star Wars sorti en même temps et annonçant le virage des années à venir. Film maudit par excellence, c’est aussi sans doute la plus grande réussite de William Friedkin.

Introuvable depuis des lustres, le film est enfin ressorti dans une édition blu ray all région

5 commentaires:

  1. Bonne évocation d'un grand film "maudit" à redécouvrir,comme presque tous ceux de Friedkin après "L'Exorciste".
    Je me permets de vous renvoyer ici :
    http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/le-convoi-de-la-peur-le-cercle-rouge.html?view=magazine
    et là :
    http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/requiem-pour-un-massacre-la-musique_7.html?view=magazine

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  2. Très belle analyse et excellent blog je le rajoute à mes favoris chapeau !

    Je ne souscrit juste pas complètement à votre constat final de l'échec symbolique final du film face à Star Wars. Si on peut regretter avec le temps que les grosses productions hollywoodiennes ne vise plus que ce grand divertissement adolescent, à l'époque de Star Wars le grand spectacle tous public avait quasiment disparu sorti des Disney et des films catastrophes. Star Wars ranime la flamme de la grande aventure après une décennie de films dépressifs et pessimistes ce fut un bol d'air frais bienvenu, c'est un retour à l'évasion qu'attendait le public (quand on voit qu'un chef d'oeuvre comme La Fille de Ryan fut massacré juste par sa volonté de romanesque classique on sent le vent tourner). Et puis derrière on a encore eu Apocalypse Now, La Porte du Paradis ou encore Raging Bull, c'est le revirement du public et l'équilibre précaire de certains réalisateur qui a tout fait changer. On npeut ne pas souscrire au virage infantilisant en cours depuis mais c'était sans doute une nécessité à l'époque même si des oeuvres majeures ont dû longtemps en pâtir.

    Un plaisir en tout cas de redécouvrir le film dans de bonnes conditions, j'avais raté la projection de la copie restaurée à la cinémathèque (par contre j'avais assisté à la Masterclass de Friedkin toujours aussi bon orateur) mais le blu ray est de toute beauté.

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    1. Merci ! Je fais de même concernant votre blog.
      Sur "le nouvel espoir" prôné par Lucas (Camus recommandait de se méfier de ce sentiment, finalement réactionnaire, figé dans l'attente d'hypothétiques jours meilleurs), on en trouve un avatar contemporain avec les films de super-héros, d'ailleurs honnis par Friedkin. Dans un monde globalement en crise, ils permettent de compenser, là encore de manière infantile, les doutes et les angoisses du temps ; on peut largement préférer le bestiaire de la Universal des années 30, plus émouvant et lucide.
      L'écrasant succès, en France et ailleurs, de ces bandes bruyantes et faussement rythmées, qui font de la salle de projection une annexe du parc d'attractions - revoyez le prophétique "Mondwest" - ne tient pas qu'à l'efficacité américaine du marketing et pose une question parmi d'autres : hormis l'édition vidéo et des hommages (savoureux mais funèbres) dans les cinémathèques, existe-t-il une place pour un cinéma vraiment adulte ?
      Sur "La Fille de Ryan", descendu majoritairement par la critique, dont une certaine Pauline Kael, il constituait à la fois une illustration du romantisme (tendance panthéiste) et une démystification amère et cruelle de celui-ci - riche tension qui fait l'une des beautés de l'oeuvre de Lean. Les grands esprits se rencontrent, et je vous renvoie ici :
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/la-fille-de-ryan-madame-bovary.html
      Au plaisir de vous lire.

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  3. Bon j'avoue que je ne suis pas dans ce constat amer, les films de super héros marchent certes et du coup on en produit à la chaîne et une bonne partie sont interchangeable mais dans le lot il y a aussi de vrais bons films aussi (les Spider-Man de Raimi, Watchmen, Blade) le problème de ce type de production c'est surout son omniprésence et le fait que les studios ne visent plus que ce public adolescent et ce côté faite foraine. Mais il y a la place pour tout et Friedkin est plutôt aigri par les échecs au fil des années (après tout la poursuite en voiture légendaire de French Connection n'est dans le film que parce que Howard Hawks lui a suggéré car le public aimait ça il a mis la scène par intérêt mercantile et spectaculaire tout en donnant un grand film). Le tout est d'équilibrer un peu plus entre cinéma ambitieux adulte et grand divertissement, certains arrivent même à allier les deux comme un James Cameron.

    Je ne mets pas tout les blockbusters et films de super héros dans le même sac négatif, c'est commun à Hollywood de tirer une formule qui marche jusqu'à la corde et pas nouveau, les westerns à la chaîne à une époque (là aussi à boire et à manger même si les grands films restent) ou dans les 90's les sous "Piège de Cristal". Il ne faut pas tout balayer d'un revers de la main c'est dommage.

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    1. Détrompez-vous ! Pas d'amertume ni d'ostracisme de notre part pour les surhommes en costumes, puisque autrefois grand lecteur de "Strange", "Spidey", "Nova" et autres albums scénarisés par Claremont, mais un certain désintérêt pour la production actuelle, à cause des griefs que vous relevez.
      Comparez "Hulk" par Wrightson, "Batman" ou "Elektra" par Miller, "Spider-Man" par Lee/Ditko, "Watchmen" par Moore/Gibbons - sans parler de "From Hell" - avec leurs adaptations au cinéma... Et nous plaçons aussi très haut le bouleversant "La mort de Captain Marvel" par Jim Starlin, où le super-héros succombait à... un cancer.
      Sur grand écran, nous aimons aussi le "Superman" de Donner, belle relecture biblique du mythe d'Orphée. Ce film résonne d'ailleurs avec l'excellent "Capricorn One", autre fable sur le réenchantment du monde et du cinéma par des héros du quotidien, sans pouvoirs mais pas sans coeur, que nous célébrons ici :

      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/capricorn-one-la-grande-illusion.html?view=classic

      Moins friand que vous de Cameron, grand romantique martial qui sait toutefois bien filmer de belles actrices - Miss Weaver, Curtis, Mastrantonio ou Winslet, par exemple -, nous apprécions aussi les grands divertissements populaires et adultes, ceux de Lean hier ou, dans une moindre mesure, de Nolan aujourd'hui.
      Nous ne connaissions pas l'anecdote sur Hawks, mais Friedkin se surpassa dans ce domaine avec "Police fédérale Los Angeles" et "Jade".
      Quant à Willis, nous l'apprécions chez De Palma,Gilliam ou même Shyamalan, dont le méta "Incassable" réfléchissait de manière intéressante, mais manipulatrice, sur le genre.

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