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mardi 31 mars 2015

L'Exorciste Chinois - Gui da gui ou Encounters of the Spooky Kind, Sammo Hung (1980)

Cheung est un homme courageux mais un naïf qui ignore que sa femme le trompe avec son patron. Ce dernier est un riche marchand sans scrupule qui décide de se débarrasser de son employé gênant. Il décide donc de louer les services d'un puissant sorcier taoïste corrompu. Heureusement, son collègue qui n'est pas de son avis, entreprend d'aider Cheung à se défendre contre les maléfices qui le hantent dans la nuit.

Après la mort de Bruce Lee le kung fu pian connu un certain déclin faute de successeur digne (et de l'avalanche de mauvais clone du Petit Dragon), laissant le champ au wu xia pian dans le cinéma martial hongkongais. Le renouveau viendrait de l'émergence des Lucky Star, ce groupe d'artistes martial formé à l'Opéra de Pékin où l'on trouverait entre autre des futurs grande stars comme Sammo Hung, Jackie Chan ou Yuen Biao. La bande ne tombera pas dans le piège de singer Bruce Lee (même si Jackie Chan se perdra brièvement dans une Nouvelle Fureur de vaincre de sinistre mémoire) mais au contraire renouvèlera le genre en croisant leur extraordinaire compétence martiale à leur sens du spectacle en offrant un mélange détonant de kung fu et de comédie à leurs films. Jackie Chan partira ainsi de production de kung fu classique matinée d'humour farfelu avant de faire évoluer cette veine en l'inscrivant dans des grands genres classiques comme le polar avec Police Story (1985) ou le film d'aventures avec Le Marin des mers de chine (1982).

Sammo Hung évoluera de la même manière mais il se démarque du classicisme (voir de l'aseptisation) d'un Jackie Chan par un sérieux grain de folie où tout sera forcément plus outrancier dans les chorégraphies déjantées (le mémorable Prodigal Son (1982)), l'humour cantonais bas du front (le génial film d'aventures Shanghai Express (986)), la violence et le machisme (le film de commando Eastern Condors (1987)). Forcément l'un des sous-genres les plus populaires du cinéma hongkongais 80's ne pouvait naître que de son cerveau malade avec la ghost kung-fu comedy qui croise donc arts martiaux et surnaturel en exploitant génialement tout le folklore populaire fantastique chinois.

L'intrigue assez basique de vaudeville voit Cheung (Sammo Hung) modeste employé dupé par son épouse et son patron qui entretienne une liaison. Devenu trop encombrant pour les amants, ceux-ci engagent un moine taoïste pour s'en débarrasser et c'est donc une nuée de démons, revenants et autres vampires qui vont se déchaîner sur le malheureux. Sammo Hung nous plonge dans un premier temps dans cet environnement ou le surnaturel est justement naturel avec quelques moments d'humour où les premières manifestations de l'au-delà sont des fausses alertes tordantes, que ce soit un cauchemar de Cheung où une mauvaise blague de ces amis. Jouant sur la bêtise et la naïveté de son héros, l'intrigue le confronte ensuite malgré lui au malin dans des séquences où Sammo Hung équilibre brillamment humour et terreur.

Les mines ahuries et la couardise de Cheung provoquent l'empathie immédiate, l'imagerie réellement inquiétante (presque toutes les scènes se déroulant dans des temples abandonnés au milieu de nulle part) lorgne vers la Hammer avec cette photo bleutée et sombre où se tapissent des menaces indicibles et l'aspect monstrueux et grotesques des créatures démoniaques suscite le dégout autant que le rire façon Evil Dead. La mise en scène de Sammo Hung trouve ainsi un entre-deux surprenant dans les scènes de veilles nocturne de Cheung où la montée en puissance des scènes, l'introduction savamment calculée de l'élément perturbateur fantastique et la confrontation déjantée provoque une hilarité teintée de frisson.

Contre-plongées menaçantes, jeu sur le hors-champ et peur du noir, tous les codes de l'horreur sont là pour finalement aboutir à un affrontement martial délirant où les aptitudes des démons causeront bien des soucis à Cheung. Là c'est un festival avec au programme zombie, démons sauteurs (puisque enterrés avec les chevilles attachées pour qu'il ne s'éloigne pas de leur tombe) fantômes hantant des miroirs... Certains moments sont totalement irrésistibles comme cette scène où Cheung doit partager sa couche avec un cadavre qui mime tous ses gestes dont il se moque bien à tort.

On retrouve le machisme légendaire de Sammo Hung avec le personnage de l'épouse, une affreuse mégère infidèle et fourbe incarnée avec jubilation par Lung Chan. Son côté traditionaliste ressurgit également avec la confrontation entre les deux moines taoïste, le mauvais bafouant ses préceptes en jetant des sortilèges pour de l'argent tandis que le bienfaiteur de Cheung les respecte. Les scènes de rituels sont prétexte à tous les excès avec en point d'orgue un mémorable affrontement final entre les deux moines juchés sur des échafaudages qui déchaînent l'enfer dans un spectacle impressionnant, inventifs et truffés de rebondissements.

L'ensemble se conclut sur une chute au machisme si outrancier et improbable que cela en est tordant tant Sammo Hung semble capable de tout. Le film signe la naissance de la ghost kung fu comedy, un filon qu'exploitera Sammo Hung dans une suite ainsi que dans la saga des Mister Vampire (on croisera d'ailleurs ici son futur héros Lam Ching-ying dans un amusant rôle de policier) qu'il produit tandis que Tsui Hark recyclera tous ces éléments dans une veine plus romanesque pour son inoubliable Histoires de fantômes chinois (1986).

Sorti en dvd zone 2 français chez HK vidéod dans un coffret comprenant la suite

Extrait

lundi 30 mars 2015

Les Contes d'Hoffmann - The Tales of Hoffmann, Michael Powell et Emeric Pressburger (1951)

Dans un cabaret, assis à une table en attendant Stella, la jeune ballerine qu'il aime, Hoffmann raconte à ses amis ses malheureuses amours passées. Il aima trois femmes, Olympia, Giulietta et Antonia. Olympia était une ravissante poupée animée par l'artisan magicien Coppelius, qui détruisit son œuvre par cupidité. A Venise, Hoffmann fit la connaissance de Giulietta, une courtisane qui voulait lui ravir son âme. Il aima enfin Antonia qui était tuberculeuse et qui mourut d'avoir trop chanté. En fait, ces trois femmes n'étaient que les trois facettes d'un même être : l’Éternel Féminin, la femme que tout homme recherche.

Les Contes d’Hoffman vient conclure le cycle  « opératique » de Michael Powell et Emeric Pressburger entamé avec Le Narcisse Noir (1947) et poursuivi dans Les Chaussons Rouges (1948). Ces deux derniers films avaient représenté les défis techniques les plus périlleux des Archers et Michael Powell s’y était approché au plus près de sa quête du mariage idéal entre image et musique à travers deux séquences clés. Le final muet et expressionniste du Narcisse Noir - le maquillage outrancier de Kathleen Byron pouvant tout à fait être celui d’un acteur d’opéra – et la séquence de ballet de quinze minutes des Chaussons Rouges avaient ainsi l’espace de quelques instants tutoyés l’émotion de « pur » cinéma recherchée par Powell. Un idéal qui devait être concrétisé avec cette adaptation du célèbre opéra posthume de Jacques Offenbach où l’on franchi un pas avec ce film entièrement musical. Les cinéastes seront d’une rigoureuse fidélité à l’opéra dont ils reprennent la construction faîtes d’un prologue, trois actes et un épilogue. Le scénario ne fait d’ailleurs que dix-sept pages, la source d’inspiration restant toujours la partition originale. L’exigeant casting fera revenir certains artistes des Chaussons Rouges - les danseurs et chorégraphes Léonide Massine et Robert Helpmann, les danseuses étoiles Moira Shearer et Ludmila Tcherina - qui devront aussi se plier à cette volonté de respect de l’opéra. La mise en scène se soumet à la musique, cette dernière étant préenregistrée ainsi que les voix et obligeant les acteurs à d’inlassables prises afin d’être en parfaite synchronisation pour le playback.

Alors que la séquence de ballet des Chaussons Rouges avait pour but d’étendre l’espace scénique grâce aux possibilités de l’outil cinématographique (fondus enchaînés, astuces de montages ou trucages optiques), Les Contes d’Hoffman cherche avant tout à prolonger le sentiment d’assister à un opéra et le cinéma n’est là que pour magnifier l’expérience. L’approche visuelle est donc rigoureusement différente, assumant sa théâtralité avec la direction artistique de Hein Heckroth (issu du théâtre justement et qui avait remplacé le fidèle Alfred Junge sur Les Chaussons Rouges) truffant ses décors d’éléments factices – escaliers « à plats », accessoires volontairement cartons pâtes  – et de costumes grotesque, visant à servir l’ambiance surréaliste du film.

Chantre de l’antiréalisme en technicolor, ce peintre est le collaborateur rêvé pour Powell sur un tel projet par son inventivité visuelle. La caméra de Powell et Pressburger semble tour à tour intégrer la scène et en accompagner les mouvements (l’Acte I Olympia), s’immerger dans la pure fantasmagorie du récit (l’Acte II Giuletta, le plus proche des Chaussons Rouges) ou prendre de la hauteur pour justement accentuer la dimension opératique par un effet de tableau en mouvement où les protagonistes se meuvent et déclament comme sur une vraie scène (l’Acte III Antonia). 

 Dans cette idée la profondeur de champ est pratiquement absente du film (si ce n’est quand Hoffman observe son absence de reflet dans un miroir durant l’Acte II mais dans le fond la claustrophobie demeure), le but étant de nous baigner dans l’atmosphère fantastique du récit mais aussi de partager les idées noires d’Hoffman (Robert Rousenville) par cette claustrophobie. Dans Le Narcisse Noir, l’Inde de fantasme reconstituée en studio exprimait autant la fascination que la frayeur de cet environnement dont on ne pouvait fixer trop longtemps la beauté sans perdre l’esprit. Les Chaussons Rouges par leur extension de la scène en un monde flamboyant évoquait l’idéal sans entrave  de Victoria Page artiste et amoureuse accomplie. Le cadre est bien évidemment un prolongement de la psyché d’Hoffman ici, son dépit amoureux pour Stella (Moira Shearer) imprégnant l’ensemble du récit avec ces trois visions de la femme qui n’en constituent en fait qu’une seule : l’automate sans vie Olympia, la séductrice et perfide Giuletta et l’orgueilleuse Antonia. L’esprit romanesque, l’imagination fertile et l’âme meurtrie d’Hoffman sert ainsi de guide à une tragédie dont les contours et l’atmosphère se plieront à chaque fois au caractère de celle qui lui brisera inévitablement le cœur. 
 
Powell et Pressburger se basent sur la partition la plus connue des Contes d’Hoffmann alors que depuis les années 70  et la redécouverte du matériau musical d’origine les actes Giuletta et Antonia s’intervertissent. Cela se justifie par la chronologie (le Hoffmann désabusé du segment Giuletta étant plus cohérent après les déconvenues des deux premiers actes) mais le crescendo dramatique semble mieux fonctionner avec le déchirement que constitue Antonia où le destin arrache l’amour d’enfance de Hoffmann. Cette progression se déterminera par des choix esthétiques marqués différenciant les trois actes, notamment par la gamme de couleurs. Olympia se caractérise par sa dominante jaune, une couleur mettant l’accent sur la rêverie lumineuse de ce segment et finalement sa nature d’illusion pour Hoffman. Le décor épuré sera ainsi vu à travers le regard déformé de lunettes trompeuses par Hoffmann, sous le charme d’Olympia (Moira Shearer) qui est en fait un automate. 

Moira Shearer par son teint pâle, son regard vide et ses gammes mécaniques et accélérées amène réellement la bizarrerie des songes les plus profonds. La caméra virevolte dans des mouvements tout aussi surprenants (cette plongée suivant la danse de plus en plus désarticulée d’Olympia) la folie se prolongeant par les visions d’un public bariolé et hilare. Les seuls points d’ancrages viennent des sentiments les plus simples : l’amour naïf et aveugle d’Hoffmann sourd aux avertissements de Nicklaus (Pamela Brown dans le rôle moins important que sur l’opéra) et le mal avec la terrible vengeance de Coppelius (Robert Helpmann). Tout se confond dans la chute tragique, l’étrange avec cette image d’Olympia démantibulée révélant sa nature d’automate, la détresse d’Hoffmann et le triomphe de Coppelius. C’est sans doute le segment le plus connu du film, auquel Ridley Scott rendra hommage dans la scène du marchand de jouet de Blade Runner (1982), que Darren Aronofsky revisitera dans Black Swan (2011) tandis que Coppola en diffuse en extrait dans son Tetro (2009).

 Giuletta prolonge la noirceur par ses visions ténébreuses et rococo d’une Venise de cauchemar où la photo de Christopher Challis laisse cette fois dominer le rouge. L’atmosphère trouble et de stupre est véhiculée par Giuletta (Ludmila Tcherina), silhouette sombre et sensuelle damnant les hommes sous son charme afin de servir les noirs desseins de  Dapertutto (Robert Helpmann qui endosse magnifiquement tous les visages du mal dans des registres très différents) qui souhaite arracher son reflet à Hoffmann. L’abstraction de l’acte I fonctionnait par l’épure, celle de l’acte II par une image surchargée à la fois par les effets visuels tapageurs au factice assumé (l’arrivée en gondole de Giuletta) mais aussi par le décor tortueux façonné par Hein Heckroth. Tout ce qui restait symbolique dans l’acte I prend un tour extravagant et terrifiant ici. 

La duperie reposait sur une femme à l’âme vide, Giuletta en a certes une mais des plus perfides. La mort s’invitait mais pour ce qui s’avérerait être un automate, cette fois l’aimée sème le meurtre avec un plaisir non feint. Enfin le cœur brisé d’Hoffmann trompé ne s’exprimait que par son seul chagrin et se ressentira cette fois par le vol de son reflet. L’étrange rêverie laisse sa place au pur cauchemar, dans une tonalité inquiétante où Powell et Pressburger parviennent à marier le parti pris « scénique » du film avec la magie du mini ballet des Chaussons Rouges. Les trucages dévoilent un monde magique, vaste et troublant tandis que la mise en scène nous écrase du mal-être d’Hoffmann par son aspect pesant, oppressant.

Antonia est un parfait mariage des deux premiers actes dans le fond et la forme. Hoffmann retrouve Antonia (Anne Ayars), passion de jeunesse partagée entre son amour pour lui et sa passion pour le chant qui pourrait lui être mortelle. L’esthétique vogue ainsi de l’épure stylisée (le matte painting somptueux de l’île grecque) et lumineuse aux ténèbres tandis que le tentateur Dr Miracle sème le doute dans l’esprit serein d’Antonia. Les cadrages et composition de plan de Powell et Pressburger font véritablement du décor une scène dans toute sa largeur où la caméra plonge pour capturer au plus près les tourments des personnages. La magie du cinéma s’additionne avec le pur opéra dans la séquence où Antonia fuit sa chambre pour constamment y revenir par un cruel sortilège. La caméra prend une hauteur nous plaçant en spectateur d’une salle et le drame se noue avec des protagonistes qui cette fois déclament véritablement, placés au centre de l’image comme s’ils se trouvaient sur une scène.

La théâtralité après avoir reposée sur les artifices et le décor s’exprime totalement par la gestuelle des acteurs se figeant non plus comme dans un décor de cinéma mais comme sur une scène. Cela était présent dans les deux premiers actes mais se radicalise cette fois avec les bascules brutales d’éclairage, la transformation des projections antiques derrière Antonia tandis qu’elle cède à l’orgueil et aux rêves de gloire. C’est réellement une approche inédite de la musique filmée dont on retrouvera les audaces plus tard dans une œuvre non-musicale, le péplum Le Calice d’argent (1954) de Victor Saville. Les Contes d’Hoffmann mêle donc une narration fonctionnant sur une approche finalement proche du muet par son ampleur visuelle totale où la moindre émotion explose par l’image. Une outrance prolongée par la musique, la partition d’Offenbach étant soutenue par la Royal Philharmonic Orchestra et le chant par Thomas Beecham, Dorothy Bond, Margherita Grandi, Monica Sinclair et Bruce Dargavel - Robert Rounseville et Ann Ayars étant les seuls à assurer leurs parties vocales.

Powell n’observe pas seulement trois visages du malheur au féminin mais aussi trois manières de céder à l’introspection et au désespoir dans un dépit amoureux tout masculin. Le regard négatif posé sur la femme est en fait celui fixé sur l’homme face à son impatience, sa jalousie et ses doutes salué par le remarquable épilogue et les non retrouvailles avec Stella apeurée par l’avilissement d’Hoffmann. Ce dernier peut alors définitivement s’abandonner à ses rêveries, plus excitantes que les concessions du réel. Ce triomphe artistique et émotionnel trouvera à nouveau les faveurs des critiques Prix spécial du Jury à Cannes 1951, nommé aux Oscars pour les décors et costumes de Hein Heckroth en 1952 – mais sans retrouver le succès commercial des Chaussons Rouges. Un film qui signe sans doute le dernier vrai grand chef d’œuvre des Archers. 

Sorti en bluray chez Studiocanal 
 

vendredi 27 mars 2015

La Véritable histoire d'Abe Sada - Jitsuroku Abe Sada, Noboru Tanaka (1975)

Dans les années 1930 à Tokyo, l'histoire vraie d'Abe Sada, une ex-geisha qui s'éprend de Kichizo, un restaurateur. Ils entretiennent dès lors des rapports amoureux et sexuels confinant à la folie.

La Véritable histoire d’Abe Sada est la première adaptation du fait divers des années 30 qui inspira à Nagisa Oshima son célèbre L’Empire des sens (1976). Dans le Japon militariste de 1936, Abe Sada et son amant Kichizo vécurent une passion amoureuse et érotique frénétique les coupant du monde extérieur et entraînant l’homme à bout force à la mort. Abe Sada scella ainsi le lien en tranchant le sexe de Kichizo, errant plusieurs dans les rues de Tokyo avant d’être arrêtée. L’Empire des sens est la transposition la plus connue de cette histoire qui provoqua un scandale au Japon puisque Nagisa Oshima y bafouait nombre de tabou locaux avec sa pornographie explicite et sa nudité frontale. Coproduction française, le film sortira en Europe bien avant le Japon où il sera largement coupé par la censure. Oshima dans ces œuvres antérieures était bien plus sous influence Occidentale que japonaise ce qui se ressent dans l’érotisme morbide de son classique où l’on décèle notamment les thématiques d’un George Bataille.

Sorti un an plus tôt, La Véritable histoire d'Abe Sada est un film bien plus ouvertement japonais. Du point de vue de sa production notamment puisqu’il s’inscrit dans le genre du pinku eiga et de la série des « roman pornos » de la Nikkatsu. Le film est donc moins ouvertement transgressif que le Oshima, appliquant le cahier des charges avec ces scènes de sexe intervenant à intervalles réguliers tout en dissimulant la nudité des acteurs. Cet état de fait ne signifie pourtant pas que le film est moins réussi et/ou intéressant que L’Empire des sens, au contraire. Sous les contraintes, le pinku eiga était un formidable terrain de jeu thématique et esthétique pour les réalisateurs les plus doués et nombre de grands films japonais des 70’s furent issus de ce genre peu « noble » mais grande matière à expérimentation. Noboru Tanaka est un des grands réalisateurs du pinku eiga et va offrir une version tout aussi inspirée et mémorable du fait divers.

Si dans L’Empire des sens on parlait de « corrida de l’amour » (titre japonais du film, Ai no korīda), la passion charnelle de La Véritable histoire d'Abe Sada correspond plutôt à une danse de la mort. Noboru Tanaka fait montre d’une épure narrative et visuelle impressionnante. Le passé, la rencontre et le déclenchement de l’amour fou de Kichizo (Eimei Esumi) et Abe Sada (Junko Miyashita) sont à peine esquissé, nous enfermant immédiatement dans la prison érotique de leur chambre d’hôtel. Tout rapport au monde extérieur est synonyme d’oppression (le Japon totalitaire et militarisé d’alors étant subtilement esquissé avec ces défilés d’uniformes dans la rue) et de conflit. Que Kichizo aille simplement se faire raser chez le barbier et Abe Sada le soupçonnera avec furie d’être retourné voir sa femme (initialement patronne d’Abe Sada). Qu’Abe Sada s’absente pour une course ou pour prendre un bain et Kichizo furieux pensera qu’elle a cherché à faire disparaitre l’odeur d’un homme.

Dans tous les cas la violence des disputes se poursuivra par des réconciliations fiévreuses entraînant les amants dans des étreintes les laissant à bout de forces. Le regard, la peau, le sexe, l’odeur et tout simplement le contact de l’autre est une drogue dont on ne peut se détacher trop longtemps sous peine de défaillir. La chambre devient à la fois un cocon et une prison où l’amour suffit à s’absoudre de tout besoin naturel, les plateaux et les boissons du service de l’hôtel étant à peine effleurées par le couple. L’appétit charnel maladif est ainsi assouvi avec force mais leurs corps semblent prêts à défaillir par ses excès, le couple trouvant la stimulation définitive par des jeux sadomasochistes. Le film malgré ses nombreuses scènes de sexe n’a ainsi absolument rien d’excitant au final. La caméra de Tanaka nous immerge dans un espace mental de folie amoureuse où les étreintes de corps épuisés s’entrecroisent plaisir et douleur comme au ralenti, où les visages expriment l’extase tout en prenant des rictus de souffrance.

Junko Miyashita est réellement impressionnante par l’abandon et la démence qu’elle dégage, le film adoptant (comme son titre l’indique) son point de vue tandis que Eimei Esumi est un amant dépassé mais si amoureux qu’il acceptera de suivre son désir jusqu’à son dernier souffle.
Noboru Tanaka nous offre une mise en scène épurée, tout en tableau fixe où la photo pâle et désaturée  de Masaru Mori magnifie la nudité d’une blancheur cadavérique du couple. Une pulsion de mort anime le couple et semble être la seule issue pour eux, l’orgasme ultime. 

Dès lors le drame final plane tout au long du récit avec une Abe Sada menaçant de son couteau Kishizo s’il osait la quitter. Lorsqu’il y sera contraint par la mort, la lame sera le seul moyen de les réunir à nouveau en offrant à Abe Sada une relique de son amant disparu. La dernière partie nous laisse ainsi enfin voir le monde extérieur à travers le passé et le présent désormais solitaire d’Abe Sada. Un traumatisme originel aura été la cause de cette recherche absurde du plaisir et qu’elle n’aura su résoudre que par l’amour, aussi sordide soit son issue. Une œuvre déroutante qui parvient à troubler avec autant de force que L’Empire des sens sans céder à ses excès.

Sorti en dvd zone 2 français chez Culte Underground

Extrait

jeudi 26 mars 2015

Dark City - Alex Proyas (1998)

Se réveillant sans aucun souvenir dans une chambre d'hôtel impersonnelle, John Murdoch découvre bientôt qu'il est recherché pour une série de meurtres sadiques. Traqué par l'inspecteur Bumstead, il cherche à retrouver la mémoire et ainsi comprendre qui il est. Il s'enfonce dans un labyrinthe mystérieux où il croise des créatures douées de pouvoirs effrayants. Grâce au docteur Schreber, Murdoch réussit à se remémorer certains détails de son passé trouble.

La fin des années 90 vit un thème récurrent se faire jour dans nombre de productions américaines, le doute et à la paranoïa quant à la réalité du monde qui nous entoure. Un thème assez commun à la littérature de science-fiction mais qui semblait particulièrement sensible dans l’anxiété de cette fin de XIXe siècle. Notre quotidien se voyait ainsi manipulé par les machines dans Matrix (1999), la loi de l’audimat pour le visionnaire The Truman Show (1998) ou la crise existentielle avec Fight Club (1999), titres auxquels on peut ajouter les plus mineurs Existenz (1999) ou encore Passé Virtuel (1999). Dark City s’avère un vrai précurseur à toutes ces oeuvres et sans doute le meilleur film d’Alex Proyas. Le réalisateur était sorti profondément déprimé de The Crow (1994) dont le succès avait été entaché de la mort tragique de Brandon Lee sur le tournage. Le brio avec lequel il avait réussi à reprendre le film et l’esthétique ténébreuse qu’il y avait façonné devait cependant rassurer les producteurs pour Dark City, projet bien plus ambitieux et personnel.

Le doute quant au réel prend ici un tour existentiel puisque l’illusion est supposée révéler le secret de l’âme humaine. John Murdoch (Rufus Sewell) se réveille amnésique dans une sordide chambre d’hôtel abritant un cadavre. A l’extérieur, un environnement urbain oppressant et impersonnel ne voyant jamais la lueur du jour. Dans toute sa confusion, notre héros est pourtant le plus clairvoyant parmi une population vivant une existence factice et malléable au gré des manipulations psychiques et physiques que mènent de mystérieux êtres chauve à l’allure de croquemort arpentant la ville. L’esthétique du film est un fourre-tout reflétant la confusion des protagonistes, tout comme ils s’amusent à mélanger les souvenirs des humains, les Etrangers entrecroisent plusieurs architecture en une.

Proyas revisite ainsi un siècle de villes de cinéma et de multiple genres, des visions grandioses et expressionnistes de Metropolis (1927) à la féérie mêlée de cauchemar de L’Aurore(1930) et tout un pan de la claustrophobie ténébreuse du film noir américain des années 40. L’une ou l’autre de ces influences prédomine à un moment ou un autre au gré des impressionnantes séquences « d’harmonisation » où la ville se transforme physiquement : les buildings s’élèvent ou s’enfoncent, des passerelles poussent ou se rétractent, portes et fenêtres apparaissent ou s’estompent. De même les destins humains basculent, les couples s’unissant et se défaisant, les fortunes changeante et parfois les instincts les plus vils apparaissant avec ce serial killer dont la nature sadique un ajout artificiel.

A travers son héros insoumis, Alex Proyas exprime la profondeur de l’âme humaine, dépassant un quotidien factice qu’une force supérieure (ou la société au sens large) nous impose pour dévoiler quelque chose de plus insaisissable. Cet aspect incomplet se révèle dans les failles du plan des Etrangers ou sous la manipulation, les humains ressentent dans une angoisse latente que quelque chose manque à leur vie. Cette ville ne voyant jamais la lumière du soleil, les souvenirs implantés rappelant un passé lointain mais jamais les actions de la veille et bien sûr le leitmotiv de Shell Beach seront les éléments qui susciteront le doute si ce n’est l’éveil, notamment du personnage de policier qu’incarne William Hurt. 

Ce dernier prolonge cette ambiance de film noir par l’intrigue criminelle (plus en retrait que dans le scénario initial), Proyas jouant parfois des clichés esthétique du genre comme lors de la superbe introduction de Jennifer Connelly en chanteuse de club. Les Etrangers relèvent aussi de divers lieux communs du fantastique, de leur apparence à la Nosfératu (en faisant une entité quasi unique à la différence de l'homme) à leur antre sous-terraine où La Cité des enfants perdus rencontre Terry Gilliam. On pense également aux comics d’horreur d’EC Comics friand de ces atmosphères mais par son ton mystérieux et son exigence Dark City lorgne aussi vers la mythologie grecque et ses Dieux jouant avec le destin d’humains réduits à l’état de pantins là pour les divertir.

Les pouvoirs de Murdoch sont donc une manifestation du libre arbitre de l’homme, voir du surhomme puisqu’il sera amené à devenir un Dieu pouvant refaçonner la réalité à sa guise, signe. Le film est ainsi déroutant et captivant de bout en bout. Le début et son montage très haché fait parfaitement ressentir la confusion du héros. Proyas parvient également signifier l’erreur des Etrangers (cherchant l’âme humaine dans la cérébralité et pas les sentiments) en montrant la nature profonde de l’homme dans l’amour entre Rufus Sewell et Jennifer Connelly qui dépasse peu à peu sa dimension prédestinée pour être réel (la scène du parloir et le magnifique final sur la corniche repris plus tard à l’identique par Aronofsky dans Requiem for a dream (2001)). 

Plus exigeant et moins ouvertement divertissant qu’un Matrix, Dark City sera pourtant un échec au box-office. Un an plus tard Matrix sur une trame et des thèmes voisins (et des décors communs puisque Matrix fut tourné dans les même studios australien de la Fox) sera un triomphe, le final de Matrix Revolutions (2003) s’inspirant même de celui dantesque à la Akira (1988) de Dark City qui innovait aussi en tentative de japanimation live. Un classique de la SF 90’s, toujours aussi envoutant, dommage que Proyas n’ait plus jamais retrouvé de telles hauteurs.

Sorti en dvd zone 2 françis et bluray chez Metropolitan, un director's cut (pas vu) est également disponible depuis quelques années

 

mardi 24 mars 2015

Les Vierges de Satan - The Devil Rides Out, Terence Fisher (1968)

Le duc de Richleau, expert en démonologie, soupçonne son ami Simon et sa nièce Tanith d'être tombés sous la coupe d’une secte de satanistes. Il réussit alors à arracher le jeune homme des griffes de ce groupe satanique mais pas Tanith qui reste sous l'emprise du chef. Pour la sauver, le duc va devoir recourir à la magie blanche et se battre dans un combat à mort contre le mal.

Après avoir convoquée la peur à travers la menace extraterrestre (la trilogie des Quatermass), les vampires (la saga à succès des Dracula interprété par Christopher Lee) et autres loup-garou, la Hammer renouvelait brillamment son imagerie de la terreur avec The Devil rides out. En cette année 1968, la peur a pris le visage du diable et convoque la magie noire avec l’immense succès du Rosemary’s Baby de Roman Polanski. The Devil Rides out suit donc cette voie mais au drame feutré et ambigu de Polanski il troque une imagerie bien plus extravagante. Le film adapte un roman de Dennis Wheatley (déjà adapté au par la Hammer avec Le peuple des abîmes) sur un scénario du grand Richard Matheson.

L’affrontement entre le bien et le mal verra le duc de Richleau (Christopher Lee pour une fois dans le camp des gentils sans pour autant se départir de sa présence ténébreuse) tenter de sauver son ami Simon (Patrick Mower) tombé sous l’emprise d’une secte sataniste. Le scénario est remarquable dans son crescendo pour nous faire découvrir l’ampleur du pouvoir néfaste de la secte et de son gourou, magistralement interprété par Charles Gray. Pour ce faire, on aura un personnage novice par le regard duquel explore ce monde des ténèbres avec Rex (Leon Green). 

Les indices de l’assujettissement de Simon se font donc progressifs, une réunion de personnalités étranges chez lui faisant suite à son isolement de ses amis, un cercle aux symboles mystérieux dans une pièce de sa maison et un coq qu’on suppose destiné à un quelconque rituel sacrificiel. La conviction de Christopher Lee en expert bienveillant des forces occultes rend l’ensemble inquiétant et crédible, le côté explicatif (sans être redondant) des règles de ce monde se faisant par l’intermédiaire de l’incrédule mais rapidement convaincu Rex.

L’imagerie et la manifestation des pouvoirs de Mocata (Charles Gray) va croissante, tout d’abord sobre avec la perte de volonté propre des victimes du gourou et réduites à des automates. Si Terence Fisher instaure une vraie atmosphère inquiétante, le film souffre de petites longueurs dans cette première partie d’initiation. Le tout décolle réellement avec la scène de rituel en forêt, pur moment de folie païenne qui préfigure The Wicker Man (1973). L’extravagance et la luxure suintent de cette séquence pourtant sobre dans ses débordements par la seule force de la mise en scène de Terence Fisher (et des éclairages baroques de Arthur Grant) qui évite le kitsch avec brio tout en osant le paganisme le plus outrancier dans son approche onirique lorsqu’apparait le démon. 

Ce n’est pourtant qu’une mise en bouche comparée à l’affrontement où les spectres surgissent pour oppresser nos héros formant un cercle magique de protection. Terence Fisher alterne le too much assumé et terrifiant dans l’illusion maléfique (cette tarentule gigantesque) et la frayeur plus indicible et évocatrice lorsque surgit de nulle part ce cavalier de l’apocalypse dans une terrifiante contre-plongée. 

A l'opposé le final lumineux convoque la bienveillance de l’imagerie chrétienne pour mettre à mal le démon, le charme destructeur étant prononcé avec la plus grande douceur en contrepoint de la frénésie ambiante. Charles Gray (qui semble avoir convaincu les producteurs de James Bond d’être le futur Blofeld des Diamants sont éternels grâce à son interprétation) compose un méchant fabuleux, voix suave chargée de menace, regard bleu glacial et présence inquiétante, il est grandiose.

Il fallait bien cela pour offrir un répondant à Christopher Lee, les deux vampirisant le film par leur affrontement tandis que le reste du casting est assez fade. Un must donc avec un renouveau bienvenu du studio. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Seven 7

lundi 23 mars 2015

Heavens Above - John et Roy Boulting (1963)

Un aumônier de prison, un peu naïf mais bienveillant, est nommé pasteur à la place d'un ecclésiastique de la haute société. Sa croyance reposant sur le pardon et la charité, le met en contradiction avec les habitants de la ville. Toutes ces bonnes œuvres vont engendrer des complications.

Heavens Above vient conclure le grand cycle de comédie des frères Boulting qui tout au long des années 50 passèrent au vitriol différents pans de la société anglaise avec un mordant certain. Ce regard acide se manifesta dès les premières œuvres des cinéastes, fustigeant l’isolationnisme anglais dans Thunder Rock (1942) et dressant un portrait très sombre de l’Angleterre d’après-guerre dans Le Gang des tueurs (1947). C’est cependant lorsqu’ils se mettront à la comédie que le succès se fera immense et la critique plus cinglante encore. La corruption, la bêtise et le corporatisme d’institutions emblématiques passent ainsi sous le regard impitoyable du duo dans un grand éclat de rire : l’armée dans Ce sacré z'héros (1956), le syndicalisme dans Après moi le déluge (1959), la justice avec Ce sacré confrère (1957) et enfin la diplomatie sur Carlton-Browne of the F.O. (1959). Dans chacun des films, le schéma est le même et voit un naïf voire benêt intégrer ces institutions et y semer la zizanie par son innocence et sa méconnaissance de leur système corrompu. Heavens Above fonctionne selon la même structure mais la satire semble cette fois avoir laissé place à une plus grande noirceur. En apparence le scénario s’attaque certes à l’église mais dresse finalement un regard profondément désabusé sur la nature humaine.

La scène d’ouverture nous présente la ville imaginaire d’Orbiston Parva, un microcosme reflet d’un monde où toute spiritualité a disparu. La voix-off d’entertainer nous présentent les vrais dieux qui régentent la cité, ceux du capitalisme. Les symboles de ce capitalisme reprennent à des fins publicitaires les préceptes religieux, la Sainte Trinité devenant les trois vertus de l’antidépresseur Tranquilax et le paradis n’étant convoqué que pour se porter chance à la loterie locale. Les églises de la région ont intégrées ce principe et se livrent une féroce concurrence, entre la fibre nationaliste de l’église anglicane ou celles prônant la religion punitive promettant l’enfer au pêcheur, les créneaux sont nombreux. 

L’idolâtrie concerne plutôt les nantis locaux, la famille Despard qui a truffée la ville de reliques de leur glorieux passé. Un « messie » désintéressé va pourtant venir troubler cet ordre établi, John Smallwood (Peter Sellers). Homonyme d’un collègue initialement destiné à ce presbytère, Smallwood va donc passer d’aumônier de prison à ecclésiastique de cette ville bourgeoise. Tout est fait pour souligner la nature humble de Smallwood, l’ensemble du film constituant un chemin de croix amusé puis violent destiné à appuyer sa « sainteté ». Arrivé à la gare sous une pluie torrentielle, c’est un camion poubelle qui le ramène à sa nouvelle demeure. Ayant glissé dans un tombeau fraîchement creusé, c’est également crasseux qu’il se présentera au très snob comité de la paroisse. Smallwood n’a pourtant que faire de ces signes extérieurs, ce qui l’intéresse est de révéler le meilleur de l’âme de ses paroissiens.

La première partie conjugue les premières actions de Smallwood et la réaction outrées de l’institution religieuses embourgeoisée et corrompue tentant de l’éliminer. Dénonçant l’égoïsme de ces concitoyens, Smallwood choque en nommant un noir bedeau ou en installant chez lui une famille de miséreux menacée d’expulsion. Les manœuvres de l’église – menées un Cecil Parker symbole de cette corruption et ayant nombres de réplique savoureuse – et leur échec seront sources de gags et quiproquos  mémorable dont les Boulting ont le secret. Le sacerdoce de notre héros bouscule alors simplement l’église mais va bientôt ébranler la société tout entière, lui causant alors de vrais ennuis. L’altruisme et la générosité ne font pas bon ménage avec le monde capitaliste, Smallwood par distribution de denrées gratuites pour les démunis bouleversant l’économie locale. Il en menace même les fondements puisque l’arrogante Lady Despard (Isabel Jeans) touchée par la grâce va dilapider son patrimoine pour ces bonnes œuvres, la vente de ses actions provoquant la méfiance des marchés.

Le film évite pourtant cette dualité réductrice, le dessein de Smallwood ne pouvant réussir dans un monde où la corruption et l’individualisme dépasse la dimension même de classe sociale pour n’être qu’un mal généralisé. La famille Smith recueillie par notre héros s’avèrera une bande filous « affreux, sales et méchants » vivant aux crochets des aides sociales, toujours prêtes pour un mauvais coup et surtout au détriment de leur bienfaiteur. La générosité de Lady Despard reposera plus sur l’espoir d’un au-delà que  sur un réel souci des autres. L’analogie entre la tendresse qu’elle donne à ses chiens et les sans-abris -  eux-mêmes crasseux, profiteurs et anonymes - qu’elle loge est d’un terrible cynisme. Smallwood n’avait pas prévu la nature profondément mauvaise de l’Homme, indifférente à son milieu. 

Le cadre même de cet esprit de bienfaisance s’avère ainsi gangréné par la malveillance ordinaire : les ménagères se crêpent le chignon pour des victuailles gratuites sous une bannière « Aimez- vous les uns les autres », les Smith escamotent la marchandise en vue de marché noir et les familles riches envoient leur chauffeur en guenille pour profiter de l’aubaine. Alors que dans les productions Ealing les singularités d’une communauté en faisait une entité unie face au monde extérieur, l’esprit altruiste de Smallwood isole la ville et divise ces habitants rattrapés par la loi du marché. Dès lors les anciennes divisions et l’intolérance ordinaire s’en trouvera exacerbée, « l’autre » quel qu’il soit étant toujours le responsable idéal.

La satire s’estompe pour le vrai pamphlet, le rire laissant place au dépit – Ian Carmichael habituel benêt/naïf des Boulting n’a du coup qu’un rôle fugace, incarnant l’autre Smallwood plus conciliant. La prestation de Peter Sellers sauve pourtant l’ensemble du nihilisme qui guette l’ensemble. On se souvient souvent de l’acteur pour ses prestations comiques schizophrènes – Lolita, Docteur Folamour – mais il sut souvent, notamment chez les Boulting composer des prestations dramatiques habitées à comme l’ouvrier syndicaliste de Après moi le déluge. Ici il se déleste de tout artifice pour une interprétation réellement sincère. Le comique naît de son optimisme béat face à la corruption ambiante et l’émotion persiste également par sa bienveillance inébranlable envers son prochain pourtant si décevant – ce sourire retrouvé dans sa demeure mise à sac simplement en ramassant le jouet oublié d’une fillette. 

La perte de son père en 1962 et les discussions avec un prêtre qui s’ensuivirent auraient orienté cette option de jeu chez Peter Sellers qui tient l’un des rôles les plus touchant de sa carrière. La dimension  christique de Smallwood va se poursuivre sans le décalage comique initial. Faisant à une foule haineuse refusant le message d’entraide qu’il lui offre, Smallwood sera lynché mais aura aussi littéralement droit à son Ascension dans une conclusion surprenante. L’humour plus diffus laisse ainsi place à une profondeur et une émotion plus marquée qu’auparavant, les Boulting signant un pendant anglais plus désabusé de L’Extravagant Mr Deeds –autre bienfaiteur rejeté – de Frank Capra. Un de leurs meilleurs films.

Sorti en dvd zone 2 chez Tamasa

Extrait


dimanche 22 mars 2015

La Vie secrète de Madame Yoshino - Kashin no irezumi : ureta tsubo, Masaru Konuma (1976)



Mme Yoshino est la fille d'un accessoiriste du théâtre Kabuki. Elle est belle, élégante et est passée maître dans l'art de faire des poupées de papier traditionnelles qui représentent des personnages célèbres du Kabuki. Mais elle est veuve, son mari étant décédé six mois après leur mariage. Depuis, elle vit avec sa fille Takako, adolescente en mal d'amour et jalouse de la beauté de sa mère.

Star incontestée du Pinku Eiga (cinéma érotique japonais) où par choix elle privilégie les productions indépendantes, Naomi Tani changera pourtant de dimension lorsqu’elle intégrera la Nikkatsu. En difficulté financière, le studio s’est lancé à son tour dans le cinéma érotique à travers ses « Roman Porno » à succès et souhaite enrôler l’artiste la plus emblématique du genre. Naomi Tani bien que séduite par la facture visuelle des productions Nikkatsu (les films bénéficiant des décors et techniciens autrefois délégués à des titres plus prestigieux) refusera longtemps ces sollicitations car les studios refuse de produire des œuvres sadomasochiste, registre qui a fait sa gloire. La Nikkatsu finira par céder à ses demandes et pour son premier rôle chez eux elle exigera une adaptation du roman d’Oniroku Dan Fleur Secrète (1974) qui introduit donc le sadomasochisme au studio. Le film témoigne à la fois du regard singulier du réalisateur Masaru Konuma et du jusqu’auboutisme de Naomi Tani. Le pitch voyait un mari frustré organiser l’enlèvement de sa femme trop chaste, ses geôliers devant la « dresser » afin de la rendre plus docile. La manœuvre se retournerait pourtant contre lui, voyant sa femme prendre gout à ses pratiques extrêmes et s’émanciper par cette sexualité hors-norme. Tout en respectant le cahier des charges érotiques, Konuma délivrait un message féministe, dénonçant le machisme de la société japonaise et prônant l’insoumission des femmes par une libido libérée du joug masculin. Le film fut un immense succès et ferait de Naomi Tani une véritable égérie.

La Vie secrète de Madame Yoshino apporte une nouvelle pierre à l’édifice de la collaboration entre Masaru Konuma et Naomi Tani, explorant les mêmes thèmes avec une plus grande finesse encore. Mme Yoshino (Naomi Tani) est une jeune veuve vivant une existence paisible, consacrée à l’éducation de sa fille Takako (Takako Kitagawa) et à la confection et vente de poupée traditionnelles de personnages Kabuki. Veuve après avoir perdu son époux au bout de six mois de mariage, Mme Yoshino semble ainsi avoir renoncée à toute vie sentimentale, engoncée dans son costume traditionnel, sa coiffe stricte et son sourire figé. D’autres semblent pourtant deviner, désirer et/ou jalouser ce qui se dissimule sous cette apparence. 

La scène de bain avec sa fille dévoile ainsi le corps sculptural et les formes généreuses de Naomi Tani, promesse de plaisir sous ses attitudes innocentes et la relation fusionnelle avec sa fille laisse deviner la jalousie (à la fois incestueuse et rivale) de cette dernière pour sa mère qu'elle souhaite voir rester célibataire. Le Pinku Eiga est un reflet monstrueux de la société japonaise d’alors où l’homme impose sa loi, y compris sexuelle. Tous les hommes du film sont des prédateurs cherchant à assouvir leur désir auprès de femmes soumises et Mme Yoshino va justement être victime d’un de ses clients qui va abuser d’elle. Cet acte révoltant va réveiller la libido endormie de Mme Yoshino de façon impressionnante, en faisant un instrument de revanche sur les hommes.

Masaru Konuma amène cette bascule avec une grande intelligence. Devinant presque que quelque chose s’est libérée en elle, les regards masculins se font plus insistant sur Mme Yoshino qui sans céder se met dans des situations dangereuses (quand elle suivra le jeune tatoueur) comme pour provoquer le destin. Naomi Tani défait le masque progressivement pour signifier ce trouble, Mme Yoshino perdant de sa présence figée par une expression où se disputent la peur et la curiosité de ce désir montant en elle. Konuma joue également sur les environnements, le Tokyo coloré et paisible, les intérieurs rassurants laissant place aux bars que fréquentent désormais Mme Yoshino tandis que les cadrages rendent les décors étouffant, que ce soit l’espace domestique où des lieux plus inconnus. Le réel s'estompe pour nous faire pénétrer dans l'espace mental de Madame Yoshino.

Les compositions de plans se font plus sophistiquées au fil de la prépondérance du sexe dans les préoccupations des personnages (le viol de Mme Yoshino vu à travers les barreaux d’une chaise). On quitte également le réel pour entrer dans le domaine du rêve et du fantasme, Mme Yoshino voyant les souvenirs d’une agression subie plus jeune et enfouie dans sa psyché ressurgir avec cet assaut d’un acteur kabuki. 

Alors que Fleur Secrète se montrait très démonstratif dans son expression du sadomasochisme (avec une Naomi Tani ligotée et subissant les derniers outrages) on trouve ici une ambiguïté trouble. Le désir sexuel renait après une agression qui en rappelle une autre, réelle ou rêvée. Quoiqu’il en soit la violence semble avoir été un motif d’éveil et être le moteur de la libido de l’héroïne. Cela s’avérera d’autant plus vrai quand Mme Yoshino franchira le pas en cédant au petit ami de sa fille (Shin Nakamuru) qui n’est autre que le fils de son amour de jeunesse et sans doute l’agresseur de ses souvenirs. 

Chaque relation semble faire monter l’appétit sexuel de Mme Yoshino et la rendre toute puissante. Il faut voir le sens de l’abandon de Naomi Tani dans sa première relation assumée. Masaru Konuma (comme il l’explique très bien dans les bonus) joue sur cette manifestation de l’orgasme propre aux japonaises, étouffé, coupable et les laissant à bout de souffle au contraire du fantasme de la vision occidentale où les femmes doivent hurler leur plaisir. La femme japonaise doit réfréner l’expression de son plaisir pour laisser aux hommes l’espace d’affirmer le leur, comme un symbole à l’horizontale de leur toute puissance en toutes choses sur le sexe faible. Après avoir cédé à cette convention, le film se montre de plus en plus scandaleux dans ses situations pour inverser cette idée. 

Mme Yoshino voyant sa fille et son petit ami copuler va ainsi se caresser frénétiquement dans une scène incroyable où l’abandon lascif de Naomi Tani (où le choc de voir sa fille commettre l’acte cède à sa propre pulsion sexuelle incontrôlable un moment stupéfiant dans son jeu) n’a d’égal que la virtuosité de Konuma qui cadre en plongée le couple et Mme Yoshino dissimulée en plein orgasme dans le même plan. 

Désormais consciente de son agitation et souhaitant marquer ce changement, Mme Yoshino va se faire tatouer un serpent sur le dos, retrouvant le tatoueur qu’elle a initialement fui. Là encore ce sera une incroyable séquence, Konuma faisant du tatouage une métaphore du coït d’abord vu une nouvelle fois comme une force masculine avec Mme Yoshino se tortillant à la fois de douleur et de plaisir dans une séance de tatouage traditionnel faisant office de séance SM masquée. Une fois tatouée, Mme Yoshino est filmée à travers des éclairages baroques en faisant une créature surnaturelle dont le désir est une damnation pour les hommes qui s’abandonnent à ses charmes. Elle est Hanako, la femme serpent, personnage légendaire du théâtre kabuki et la séance de tatouage enfiévrée a constitué sa mue.

Les cadrages mais aussi les positions des amants montrent désormais Mme Yoshino en posture dominante, l’acte étant devenu douloureux pour des hommes (désormais réduit à l'état de simple objet sexuel et dont le visage voir le corps est laissé hors-champ) dépassés et à bout de forces fzce à cette mante religieuse. 

L’éloge du SM et la bascule voyant cette déviance rendre la femme plus forte est magistralement amené dans une dernière partie au stupre vénéneux. Le tout dans une mise en scène flamboyante, une photo somptueuse et une interprétation incandescente. Le final ambigu célèbre cette émancipation tout en l’interrompant violemment, comme si dans ce Japon une femme ne pouvait se délivrer de ses chaînes que par le fantasme. Un sacré film. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Zootrope