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vendredi 11 mars 2016

Les Mains qui tuent - Phantom Lady, Robert Siodmak (1944)


Après une dispute avec son épouse, Scott Henderson, séduisant ingénieur de 32 ans, quitte son domicile et, dans un bar, fait la connaissance d'une jeune femme. Elle accepte sa proposition de passer la soirée ensemble, à condition de ne pas divulguer son identité. À son retour chez lui, Scott Henderson est accueilli par trois policiers qui lui annoncent que sa femme a été étranglée avec l'une de ses cravates. L'enquête menée par la police ne permet pas de retrouver cette inconnue d'un soir et deux témoins affirment avoir vu Scott seul. Carol, sa secrétaire, secrètement amoureuse de lui et Burgess, l'un des inspecteurs, tous les deux convaincus de son innocence, décident de mener leur propre enquête.

En ce milieu des années 40, Robert Siodmak végète, ne parvenant pas à se démarquer de la diaspora des émigrants germaniques à Hollywood. Cantonné à des séries B horrifique comme Son of Dracula (1939) ou exotique tel Cobra Woman (1944), Siodmak aspire à renouer avec des projets dans la lignée de sa filmographie européenne. Cette ambition se confondra à celle de Joan Harrison, une des rares femmes productrices à l’époque au sein de d’Universal. Celle-ci a débuté en tant que secrétaire d’Alfred Hitchcock, gagnant sa confiance jusqu’à se voir confier la lecture des livres et des scripts susceptible de l’intéresser avant de le suivre à Hollywood où elle deviendra sa scénariste notamment sur Rebecca (1940), La Taverne de la Jamaïque (1939) ou encore Soupçon (1941). Nommée productrice en 1943 au sein d’Universal, Joan Harrison voit donc l’occasion de s’imposer à ce poste à travers sa rencontre avec Robert Siodmak auquel elle va proposer l’adaptation du roman Lady Fantôme de William Irish. Le film contribuera à populariser les adaptations de l’auteur au cinéma avec nombre de titres marquants comme Une incroyable histoire (1949) de Ted Tetzlaff et surtout Fenêtre sur cour (1954) d’Alfred Hitchcock côté Hollywood et La Mariée était en noir (1968) et La Sirène du Mississipi (1969) de François Truffaut dans le cinéma français.

L’ombre d’Hitchcock plane donc sur ce Phantom Lady même si Robert Siodmak désireux de montrer ses compétences va façonner nombre de motifs majeurs du film noir. Le postulat déroule une implacable mécanique du faux coupable avec un malheureux Franchot Tone accusé du meurtre de sa femme et dont le seul témoin semble s’être évaporé. Le roman de William Irish faisait mener l’enquête par le meilleur ami du héros dont le lecteur adoptait le point de vue avant de découvrir dans un ultime rebondissement qu’il était le meurtrier. Siodmak et Joan Harrison se souviennent de la leçon d’Hitchcock sur La Taverne de la Jamaïque (où le twist final du roman était escamoté dès l’ouverture du film) et déplace cette révélation au milieu du film, orchestrant un suspense bien plus redoutable car motif d'une tension constante par cette menace connue. L’enquête est en effet menée Carol (Ella Raines) secrétaire secrètement amoureuse de l’accusé et qui va tout faire pour l’innocenter, Siodmak reprenant le motif de son film noir français Pièges (1939) où là aussi une femme résolvait le mystère criminel. 

Le scénario pèche par quelques conventions et facilités (la façon grossière dont se révèle certains indices) tout en se montrant réellement novateur sur d’autres point notamment le portrait de ce tueur en série très inquiétant incarné par Alan Curtis. Propret et élégant en apparence, c’est un déséquilibré à fleur de peau se réfugiant dans son statut d’artiste pour justifier son impunité et dont la présence glaciale se fissure progressivement pour révéler une intimidante fébrilité. Le tueur en tant que figure d’artiste torturé ainsi que la dimension psychanalytique sont des archétypes aujourd’hui mais étaient novateurs à l’époque, d’autant que Siodmak exploitera avec plus de brio encore ces aspects dans l’excellent Double Enigme (1946) par exemple.

L’autre réussite sera l’esthétique façonnée par Siodmak. Il initie le directeur de la photo Elwood Bredell (qui ne signera rien de bien marquant hors de ses collaborations avec Siodmak preuve des directive de ce dernier) aux techniques d’éclairages de l’expressionnisme allemand pour façonner une imagerie stylisée et oppressante. Les ténèbres constituent l’essence où se tapis le mal, que ce soit dans la vision d’une urbanité nocturne menaçante (la filature entre Carol et le barman, l’héroïne dégageant la seule aura lumineuse dans le métro puis les ruelles sombres et désertiques) ou dans l’expression de la violence sourde. L’apparition du tueur dans l’appartement du musicien joué par Elisha Cook Jr est un grand moment où la présence du méchant enveloppe littéralement les lieux avec une ombre happant progressivement la victime dont on devine le sort pourtant escamoté en ellipse. 

Heureusement la réussite n’est pas que visuelle grâce justement à cette héroïne fragile qui suscite l’empathie. La « Phantom Lady » du titre évoque autant le témoin disparu que notre enquêtrice en herbe, s’effaçant dans son amour secret pour son patron mais aussi dans les identités qu’elle doit endosser pour l’innocenter. Intimidant un barman corrompu par son regard accusateur, séduisant un musicien libidineux pour lui soutirer des informations, Ella Raines laisse toujours subtilement apparaître la candeur du personnage forçant sa nature par amour alors qu’elle demeure une jeune provinciale sans expérience – tout cela habilement dépeint dans sa caractérisation par des détails comme quand elle rajuste ses bas au début. Siodmak ose ainsi quelques situations tendancieuses notamment l’érotisme brûlant bien que simulé lors des scènes de concert.

Fort de toutes ses innovations, le film remporta un vrai succès et imposa Robert Siodmak comme maître du film noir qui allait confirmer les brillants Double Enigme, The Spiral Staircase (1946) La Proie (1949) et bien évidemment Les Tueurs (1946). Les quelques défauts de Phantom Lady (dont un final un peu expédié) y seront gommés tout en en décuplant les qualités et Robert Siodmak d’accéder au prestige auquel il aspirait. 

 Sorti en dvd zone 2 français chez Carlotta

2 commentaires:

  1. Hello Justin, un bon Siodmak en effet ! Et puis, j'aime beaucoup Franchot Tone.

    Strum

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  2. Merci Strum, et oui plus qu'un bon brouillon des réussites à venir pour Siodmak. J'aime bien Franchot Tone aussi même s'il n'a pas grand chose à faire ici. Par contre bien impressionné par Ellaa Raines que je n'avais pas remarqué plus que ça jusque'ici dans les autres films où je l'avais vu. Là candide, amoureuse, séductrice ou menaçante elle montre une belle palette !

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