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samedi 18 mars 2017

Grave - Julia Ducournau (2017)

Justine vient d'une famille de vétérinaires végétariens. A 16 ans, elle intègre logiquement une école vétérinaire avec sa sœur ainée. Pour la première fois de sa vie, on va l'obliger à manger de la viande crue lors d'un bizutage. Les conséquences ne tardent pas et Justine révèle alors sa véritable nature.

Les passages de l’enfance à l’adolescence pour les jeunes filles, puis de l’adolescente à la femme auront souvent inspirés les cinéastes pour y scruter la mue physique et les tourments psychologiques qui en découlent. C’est particulièrement vrai dans le cinéma d’horreur qui permet d’adopter une vision exacerbée et intime de cette période complexe à travers des œuvres comme Répulsion de Roman Polanski (1965), Carrie de Brian de Palma (1976) ou plus récemment Black Swan de Darren Aronofsky (2010). C’est une question qui obsède Julia Ducornau dès son court-métrage Junior (2011) et prolongée dans Grave dont il constitue une forme de suite où l’on retrouve la jeune actrice Garance Marillier.

Devenir une femme et grandir, c’est à la fois s’opposer et/ou se fondre dans le regard des autres et ainsi se révéler à soi-même par la force et la singularité du reflet donné. Justine (Garance Marillier) va en faire l’expérience dans un cheminement où Julia Ducornau va lui faire subir tous les troubles attendus dans la construction d’une jeune femme. Le changement est brutal pour Justine qui quitte le cocon familial pour vivre en internat dans une école vétérinaire. Tout le début du film la voit subir ce bouleversement, par un effet de vide ou d’envahissement. Le vide, c’est la solitude à laquelle elle est confrontée - dès son arrivée où sa sœur ne viendra même pas la rejoindre - dans ses premiers pas au sein de l’école. L’envahissement existe par le bizutage où l’espace de sa chambre est investi par les étudiants seniors, où sa silhouette frêle se perd dans une l’extraordinaire plan-séquence d’une tapageuse fête étudiante improvisée et peuplée de corps dénudé. 

L’image de première de la classe rattachée à son image d’adolescente ne suffit pas pour exister dans ce nouveau monde - la douloureuse entrevue avec un professeur - et cette notion de vide/envahissement va passer de son environnement géographique - le matelas jeté de la fenêtre de sa chambre et livré en pâtures au passant, l’intimidation d’une senior dans un couloir – va passer à celui plus corporel. Ainsi le sentiment de creux et transparence de Justine va se trouver comblé par l’abus d’un énième bizutage où on l’obligera à manger cru un rein de lapin. Le « vide » intérieur est rempli par un « envahissement » physique pour lui révéler sa nature cannibale.

L’éveil et l’émancipation fonctionne également par la bravade de l’interdit, représentée ici par la tradition végétarienne de Justine et sa famille appuyée dès l’ouverture avec la réaction véhémente de sa mère pour une boulette de viande glissée par erreur dans une purée. Si Julia Ducornau se réclame de l’influence de David Cronenberg, elle inverse le processus de mutation du réalisateur canadien. Quand chez Cronenberg la mue physique suit le dérèglement de la psyché, Julia Ducorneau altère le corps de son héroïne de maux plus - crise d’urticaire et d’eczéma violentes, démangeaison – ou moins – amaigrissement, vomissement et boulimie – voyants pour introduire un changement d’attitude qui s’amorce par une soudaine curiosité à manger de la viande. Le film est en constant équilibre bestialité crue et stylisation plus marquée pour évoquer les questionnements de Justine. 

Ainsi chaque bascule carnivore puis cannibale est frontale, tant dans le filmage direct de Julia Ducornau (plan fixe et cadrage simple dénué du moindre effet appuyé lorsque Justine dévore de la viande crue au petit matin) que par le jeu de Garance Marillier, tout en visage mutique et posture/attitude animale quand elle s’acharne sur une viande animale ou ce moment clé où elle dévore un doigt humain - les envolées électriques et gothiques du score de Jim Williams apportant l'emphase attendue. Au contraire les afféteries visuelles sont nombreuses pour évoquer le point de vue transformé de Justine, convoquant le giallo avec ce corridor baignée d’éclairages rouges, l’esthétique pop lors de la splendide scène où Justine danse devant son miroir, enfin à l’aise dans son corps et lascive. Le réalisme et la cohérence s’estompent dans la photo de Ruben Impens dont les choix chromatiques font basculer la force évocatrice d’un décor, parfois dans la même scène pour littéralement nous plonger dans l’esprit changeant de Justine.

Le point fondamental de ses différents partis prix réside dans l’interaction de Justine avec les autres personnages. La jeune fille en plein doute partage ainsi sa chambre avec Adrien (Rabah Naït Oufella), jeune homme gay ayant appris à assumer sa différence (et la revendique dès leur première rencontre) pour une très attachante relation d’amitié. Ce sera plus complexe avec sa sœur Alexia (Ella Rumpf) plus assurée dans son tempérament exubérant. Par sa timidité Justine semble être un fardeau pour son aînée, la violence verbale et mentale (Alexia lui forçant la main lors du fameux bizutage au rein de lapin) alternant avec la complicité et promiscuité fraternelle inaltérable. En plus des autres maux de la jeune fille en construction s’ajoute ainsi la distance et rivalité fraternelle que le cannibalisme va également résoudre. On retrouve presque la symbolique du fameux Vorace (1999) de Antonia Bird où en mangeant le doigt de sa sœur, Justine en absorbe l’énergie et finit par la supplanter. 

Ce gout pour la chair humaine les rapproche mais inverse le rapport de force : quand Justine maîtrise la « faim », Alexia est incapable de contenir ses instincts cannibales. Là aussi chaos et stylisation s’opposent dans l’expression de leur nature. Justine bousculée et souillée en début de film devient la dominante : au rouge souillant son visage et ses vêtements malgré elle (ce sang renversé sur les bizuts en début de film) succède la peinture inondant son corps nu qu’elle va mélanger à celui d’un autre étudiant avant de lui mordre profondément la lèvre. Elle devient prédatrice et ne subit plus les évènements, au point d’inverser la nature humiliante du rite étudiant. L’innocence et la peur du sexe de départ laisse place à une scène de dépucelage d’une stupéfiante animalité, bien aidé par l’incroyable langage corporel de Garance Marillier. Justine se reconstruit ainsi en acceptant et ciblant ces élans cannibales quand Alexia les laisse parler au hasard et ne le contrôle pas.

Julia Ducornau façonne donc un puissant récit d’apprentissage où l’horreur, le teen movie et la psychanalyse s’entremêlent joyeusement - à l’image d’un final où la comédie noire révèle néanmoins que le mal trouve avant tout ses origines en nous. Une réalisatrice prometteuse et une grande actrice sont nées. 

En salle

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