L'Entraîneuse fatale est un remake du Harpon Rouge d'Howard Hawks (1932) qui reprend donc ce récit de triangle amoureux dans le cadre ouvrier. Edward G. Robinson retrouve le rôle qu'il tenait dans le film original tandis qu'au fil des réécritures le milieu des pêcheurs devient celui des réparateurs de lignes électriques. La production du film fut particulièrement mouvementée en raison de la relation exécrable entre Edward G. Robinson et George Raft. Au départ Victor McLaglen devait être le personnage principal (et tenir le rôle de Robinson du film original tandis que celui-ci serait simplement un second rôle) mais son départ du projet allait entraîner un jeu de chaises musicales. George Raft est engagé en pensant être la star mais les producteurs changent le rôle de Robinson et obligent donc les deux acteurs à partager le lead. La pilule sera d'autant plus amère à postériori pour Raft puisqu'il refusera Le Faucon Maltais pour ce film, faisant le bonheur d'un Humphrey Bogart qui y gagnera ses galons de star. La tension sera donc palpable sur le plateau où les deux acteurs s'invectivent et finiront même par en venir aux mains. Tout cela nourrit idéalement le tourbillon de sentiments orchestré par Raoul Walsh.
Le film est une sorte de variante positive (mais pas moins dramatique) d'Une femme dangereuse (1940) du même Raoul Walsh (et déjà avec George Raft) où le désir d'une femme malfaisante venait mettre à mal l'amitié d'un duo de routiers. Walsh nous dépeint tout d'abord le quotidien de ses réparateurs de lignes, partagés entre une camaraderie masculine potache et bruyante et les dangers d'un métier à haut risque. Le début du film l'illustre bien, l'ambiance rigolarde basculant dans la tension extrême lorsque nos ouvriers affrontent la pluie, le vent et la foudre pour réparer une ligne et manquent d'y passer. Pour supporter cette vie, le choix alterne entre le détachement de Johnny (George Raft) et la quête d'affection et d'un foyer de Hank (Edward G. Robinson). Le ton comique et viril masque le vrai malaise, la drague insistante et les colères de Hank masquant un vrai mal-être quand la galerie de seconds rôles truculents (dont un Alan Hale qui en fait des tonnes) paraît bien plus insouciante.
C'est précisément le contact un peu trop rapproché avec les risques du métier qui rendra les personnages plus vulnérables. Hank tombe ainsi sous le charme de Fay (Marlene Dietrich), fille d'un collègue tragiquement disparu, après avoir lui-même subit un dangereux accident. Cette mort approchée de près renforce son maladif besoin d'amour et le laisse aveugle face au passé tumultueux de Fay, entraîneuse de club et sortant de prison pour vol de portefeuille. Tout ce qu'il souhaite, c'est une présence à aimer et protéger même sans réel amour en retour. Edward G. Robinson parait bien loin de ses rôles de dur à cuir, leur tension ne ressurgissant que lorsque ses affaires de cœur sont raillées ou menacées. Autrement il témoigne d'une sensibilité touchante, notamment sur l'émerveillement quasi enfantin dont il fait preuve pour Fay. On pense à cette scène de réveil de jeune marié où il cherche craintif Fay pour constater avec candeur qu'elle lui a préparé un petit-déjeuner et savourer enfin lui aussi son foyer, son cocon conjugal.
Ces failles s'expriment autrement chez Fay et Johnny. George Raft joue au contraire de son image de mauvais garçon, réservant sa douceur aux témoignages d'amitié masculine (envers Hank bien sûr mais aussi envers Pop (Egon Brecher) le père de Fay) tandis que le reste du monde n'aura droit qu'à ses poings et son cynisme. Ce sera le cas de Fay qui aura droit à son lot de remarques acerbes sur son passé et sa morale. Là encore Walsh malmène la personnalité filmique de son interprète, la désinvolture séductrice de Marlène Dietrich masquant un personnage cabossé par la vie. Le drame naîtra en détachant justement de leur image, le rapprochement et les sentiments à vifs mettant à mal l'attitude qu'ils veulent afficher. Le scénario et l'interprétation subtile nous y amènent intelligemment. L'acharnement de Johnny à éloigner puis forcer Fay à rester auprès de Hank relève autant de l'amitié que d'une façon de fuir son propre désir pour elle - avec ce moment ambigu où il la brutalise en apprenant qu'elle voulait le quitter et qu'elle était retourné à son club douteux.
On a rarement vu une Marlène Dietrich aussi ouvertement vulnérable dans la dernière partie du film, ce que capture magnifiquement Raoul Walsh dans ce gros plan sur son visage défait, sans maquillage et trempé par la pluie dans une vraie mise à nu formelle. Le suspense des scènes de réparation magistralement filmées par Walsh (celle ayant lieu près d'un aéroport embrumé est même incroyablement spectaculaires) trouvent leur équivalent dans les séquences intimes tout aussi périlleuses où les personnages réfrènent leurs sentiments. Tout culmine et s'entremêle donc dans un climax final la rage d'un cœur bafoué et/ou repoussé se confond avec la fureur des éléments pour une issue tragique. Une belle réussite de plus pour Walsh et pour l'anecdote George Raft et Edward G. Robinson se retrouveront sur un plateau treize ans plus tard dans le film noir A Bullet for Joey.
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