Stanley Kwan par la place accordée aux femmes dans sa filmographie est
souvent considéré comme le George Cukor asiatique. Il partage également
avec le cinéaste hollywoodien le fait d'être gay et va s'interroger à
travers ce documentaire sur la représentation LGBT dans le cinéma
chinois. En questionnant la symbolique plus ou moins explicite des
films, il va ainsi scruter le regard de la société chinoise sur les
sexualités sortant de la norme traditionnelle. En évoquant ses premiers
émois et contacts avec la nudité masculine dans un hammam lorsqu'il
était enfant, Stanley Kwan ravive aussi ses souvenirs filmiques de cette
exposition à l'écran. Le cinéma martial en est le vecteur idéal et,
s'il l'on entraperçoit le Bruce Lee sec et véloce de La Fureur du Dragon,
c'est surtout les héros masochistes et les amitiés viriles d'un Chang
Cheh qui provoquent le trouble.
Chang Cheh affirme avoir voulu redonner
une place centrale à l'homme dans une industrie chinoise où les vraies
stars étaient féminines. Son idéal héroïque masculin oscille entre entre l'archétype imposant et/ou menaçant que représente des
acteurs comme Wang Yu ou Ti Lung, mais parallèlement il peut aussi
introduire une figure plus vulnérable comme David Chiang. Les films de
Chang Cheh se partagent ainsi entre un machisme assumé et une imagerie
crypto-gay dans les manifestations de camaraderie masculine appuyée dont
la femme est exclue. Le propos de Chang Cheh en interview jure avec certains extraits particulièrement parlants dans l'analogie
freudienne (les héros "pénétrés" par des sabres et autres armes
phalliques dans des postures où le martyr de la douleur se dispute au
plaisir masochiste).
Stanley Kwan aborde cette schizophrénie entre le
refoulé et l'explicite avec John Woo (disciple de Chang Cheh s'il en
est) à travers des extraits de Le Syndicat du Crime (1987) ou The Killer
(1989). Le prolongement de la chevalerie chinoise dans un contexte du
polar se conjugue ainsi à une même esthétique ambigüe lors de scènes
aussi marquantes que l'extraction de balles entre le policier et le
tueur dans The Killer. John Woo affirme
comme Chang Cheh célébrer l'amitié masculine dans volonté plus visuelle
et viscérale que dialoguée et intellectuelle, et laisse à
l'interprétation des spectateurs le côté gay.
Un autre aspect
passionnant du documentaire est la force d'une société où la famille est
encore régie par les codes traditionnels. La place d'autorité centrale
et du père et la primauté accordée au fils plutôt qu'aux filles en
termes d'éducation force les garçons à masquer toute fragilité. Les
avancées économiques permettent aux familles de vivre mieux, d'être
moins nombreuses et ainsi de délester les garçons d'une forme de
pression ce qui autorise à être plus vulnérable. Des réalisateurs comme
Ang Lee, Tsai Ming-liang, Edward Yang ou Hou Hsiao-Hsien témoignent du rapport à leur
père, que Stanley Kwan illustre par des extraits de leurs film notamment
Garçon d'honneur (1993) reflet de l'éducation plus portée à l'ouverture
d'Ang Lee. La dernière scène du documentaire est d'ailleurs très
touchante avec Stanley Kwan interrogeant sa mère sur le sujet et faisant
par la même occasion son coming out.
L'autre
réflexion pertinente sera le rapport au passé dans la façon d'amener la
question de genre dans différentes adaptations d'une même œuvre. Les
films contemporains peuvent s'avérer paradoxalement plus conservateur à
travers divers exemples. Phantom Lover de Ronny Yu (1995) privilégie ainsi l'imagerie romantique classique façon Fantôme de l'Opéra aseptisé quand l'original Song of midnight
(1937) osait une sexualité plus déviante lorgnant sur Frankenstein dans
la mutation de son héros. Il en va de même avec le célèbre Adieu ma concubine
(1993) où tout en semant le trouble sexuel, la conclusion choisit la
tragédie plutôt que la réunion des amants gay du livre pourtant respectée dans
une adaptation antérieure. Le plus brillant est bien sûr Tsui Hark dont
la confusion des genres est un motif majeur dont il fait parfois une
malédiction mais qui questionne toujours les réels penchants de ses
héros à travers l'ambiguïté qui guide les amours tourmentés de Swordsman II (1992) ou The Lovers
(1994).Le questionnement entre tradition et modernité et la quête
d'identité y sont souvent représenté par la présence androgyne de Ling
Ching-hsia à laquelle une belle place est accordée.
Le propos est
captivant et émouvant pour l'amateur du cinéma de Hong Kong avec tous
les intervenants majeurs de l'industrie qui participent au documentaire.
On appréciera notamment les réflexions pertinentes du regretté Leslie
Cheung, éludant la question de sa propre homosexualité tout en ayant
toujours été ouvert à ce type de rôle. Le doc n'évoque d'ailleurs pas Happy Together
(1997) de Wong Kar Wai (pas encore sorti voire tourné à ce moment-là),
vrai film de la rupture par sa passion amoureuse masculine gay qui brise
le tabou pour la société chinoise et hongkongaise. Indispensable.
Pour l'instant inédit en dvd ou bluray
Extrait
Pages
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jeudi 31 janvier 2019
mardi 29 janvier 2019
Kaïro - Kiyoshi Kurosawa (2001)
Taguchi, un jeune
informaticien, est retrouvé pendu dans son appartement. Sous le choc, ses
collègues cherchent à en savoir plus sur ce suicide inexplicable. La victime a
laissé un mystérieux message contenu dans une simple disquette. De toute
évidence, celle-ci recèle un virus qui contamine ses utilisateurs et a de
graves répercussions sur leur comportement.
Ring de Hideo
Nakata (1998) avait révolutionné le cinéma fantastique japonais (et par
extension mondial par la suite) en croisant le folklore surnaturel local avec
une forme de modernité se fondant dans le quotidien. La terrifiante Sadako apparaissait
ainsi à ses malheureuses victimes à travers une cassette vidéo maudite, une
frayeur ancestrale traçant son chemin vers les mortels grâce aux technologies
contemporaines. Kiyoshi Kurosawa part d’une même idée avec cette fois internet
comme canal guidant les morts vert les vivants pour les tourmenter.
Le traitement de Kurosawa diffère cependant, les fantômes
profitant des maux façonnés par les vivants eux-mêmes pour les assaillir. Le
film distille un malaise croissant rattaché à une profonde solitude urbaine où
le réalisateur nous dépeint l’apathie ordinaire des citadins raccrochés aux
mondes virtuels d’internet plutôt qu’à leur entourage. Cette existence diffère
finalement peu de l’errance éternelle que l’on entraperçoit des fantômes, et c’est
ce mimétisme qui va créer une passerelle d’un monde à l’autre. Kurosawa excelle
à instaurer une désolation qui part de l’intime pour s’étendre à une société
entière. Le premier fantôme apparait ainsi comme dans un rêve, une ombre se
révélant en amorce derrière un rideau lorsque Michi (Kumiko Aso) se rendra chez
son collègue porté disparu. La séparation morts/vivants se révèle par le
cadrage qui sépare la pièce où elle cherche une disquette et celle où s’est
isolé Taguchi, la mort de ce dernier ne se révélant que par une tension sourde
et indicible.
Le réalisateur jouera par la suite du montage et du champ contre
champ pour les glaçants face à face avec les spectres. Le regard médusé du
vivant s’oppose ainsi à l’avancée du fantôme, ce dernier se fondant dans un
décor normal où son teint vitreux et sa démarche incertaine créent un décalage
qui affirme sa nature inhumaine. Peu à peu Kurosawa signifie cette
contamination du monde normal en rendant de plus en plus trouble ce contrechamp
sur les fantômes, d’abord dissimulés dans un recoin de décor (l’apparition à la
bibliothèque) puis de plus en plus visible tout en étant paradoxalement plus
insaisissable avec l’image numérique. Les fantômes constituent un virus
qui gangrène la technologie où leur
présence défie la raison. La bascule se fera lorsque l’écran d’ordinateur
passera de vecteur infecté et altéré du réel à un miroir où c’est au contraire
la réalité qui semble matérialiser le cauchemar de pixel (la magistrale scène
où Harué (Kato Koyuki) observe puis rejoint le regard qui l’observe de dos sur
son écran d’ordinateur).
L’apathie urbaine sert de révélateur à une véritable pulsion
de mort qui va gagner la population progressivement aspirée dans les ténèbres
par une superbe idée formelle. C’est un élément récurrent dans l’œuvre de
Kurosawa où le personnage et/ou l’élément surnaturel, que ce soit l’hypnotiseur
de Cure (1997), l’arbre maléfique de Charisma (1999) ou le manipulateur de Creepy (2017), profite des failles
existantes de ses victimes pour semer le chaos.
L’atmosphère délétère
fonctionne ainsi en creusant le vide des personnages (Harué et Junko (Kurume
Arisaka) qui se répercute dans la désolation du décorum (un talent qu’on
retrouve toujours dans les plus récents Shokuzai
(2012) dans une veine réaliste, ou Invasion
(2017) dans le même élan parano fantastique). Dès lors les quelques tentatives
de spectaculaire jure à la fois par les effets spéciaux médiocres (un crash d’avion
numérique très laid) mais la rupture de ton que cela amène à cette apocalypse
silencieuse. Ni l’amour possible, ni l’amitié ne semble entraver l’avancée d’un
désespoir omniprésent et d’une profonde solitude de l’humanité manifeste dans
un dernier plan saisissant.
Sorti en dvd zone 2 français chez Condor
dimanche 27 janvier 2019
Je peux entendre l'ocean - Umi ga Kikoeru, Tomomi Mochizuki (1993)
À la suite du divorce
de ses parents, Rikako Muto, lycéenne originaire de Tokyo, suit à regret sa
mère qui vient s'établir à Kōchi. Elle arrive en cours d'année scolaire. Dès
son arrivée, elle est remarquée par Yutaka Matsuno qui la présente à son
meilleur ami, Taku Morisaki. L'ambiance méridionale et provinciale de Kōchi est
très différente de Tokyo et Rikako a du mal à s'intégrer dans sa classe.
Au début des années 90, Hayao Miyazaki et Isao Takahata ont
déjà le souci de la pérennité du Studio Ghibli et décident de lancer des
projets dont ils ne seraient pas les réalisateurs. On le sait aujourd’hui, l’omnipotence
de Miyazaki fera tourner court la possibilité d’une vraie succession, l’activité
de Ghibli étant assujettie à la volonté de ses fondateurs. Hormis quelques
rares réussites où les réalisateurs auront eu la marge d’exprimer leur
personnalités (Si tu tends l’oreille
de Yoshifumi Kondo (1995) ou La Colline aux coquelicots de Goro Miyazaki (2012)) tous les autres films non-signés
de Miyazaki et Takahata furent des redites sans génies des motifs visuels et thématiques
de ces derniers. On peut ranger Ocean
Waves parmi les grands crus sans Takahata et Miyazaki, l’œuvre demeurant
assez méconnue du fait de son statut de téléfilm.
Ocean waves est l’adaptation
du roman de de Saeko Himuro publié entre février 1990 et janvier 1992 dans le
magazine Gekkan Animage. Le film est un projet à petit budget destiné à
aguerrir les plus jeunes membres du staff technique de Ghibli qui supervise
finalement la production de loin, l’animation se partageant pour l’essentiel
entre les studios J.C.Staff, Madhouse et
Oh! Production. Cela explique sans doute sous la ligne claire Ghibli une
certaine liberté de ton pour cette belle chronique adolescente. On suit un
triangle amoureux où chacun des personnages se trouve en opposition à son
environnement pour des raisons différentes. Morisaki et Matsuno tissent leur
amitié en étant les seuls à s’opposer à l’annulation d’un voyage scolaire par l’administration
du lycée. Ils se fondent cependant bien dans le quotidien de cette vie
scolaire, soit par leur notes brillante pour Matsuno, soit par le fait d’être
apprécié de leurs camarades pour Morisaki élève moins en réussite. La jeune Rikako
dont ils sont amoureux se différencie par une inadaptation, une instabilité issue
d’un déracinement géographique et familial.
Le divorce de ses parents l’amène à
s’installer avec sa mère sur l’île de Kochi. Dès lors la mise en scène oppose
la façon dont Morisaki se fond dans l’environnement lycéen (par ses
interactions avec les autres élèves, le filmage qui le fond dans la
collectivité) mais aussi celui languissant, paisible et provincial de l’île,
avec l’isolement de Rikako, silhouette solitaire et renfermée. Le film ne donne
cependant pas dans le cliché, exprimant bien l’intérêt que peut susciter une
nouvelle élève avant que les circonstances la coupe progressivement des autres.
Cela fonction subtilement, successivement par le non-dit (les scènes familiales
de Morisaki et leurs absences pour Rikako) puis le dialogue avec cet excellent
passage où Rikako admet ne pas toujours comprendre l’accent régional marqué de
ses camarades (autre motif d’isolement qui la fait passer pour pédante) qu’elle
assimilait à ceux entendus dans des vieux films.
Dès lors le film alterne atmosphère introspective et contemplative
avec le côté plus amusé et trivial d’une romance adolescente. C’est clairement
l’approche la plus réussie de Ghibli dans la veine « teen movie », Si tu tends l’oreille et La Colline aux coquelicots qui s’en
rapprochent se montrant bien trop timoré (les romances de Miyazaki étant
toujours très platoniques) dans les interactions et situations rencontrées par
ses adolescents. Ici sans donner dans le fan-service grossier on voit de jeunes
garçons laisser le regard traîner sur la poitrine d’une camarade, Rikako évoque
sans détour ses règles pour expliquer son anxiété. Le paraître que peuvent arborer
les adolescents est même brillamment cerné lors d’une rencontre où Rikako
présente un le petit ami de son ancien lycée à Morisaki, comprenant progressivement
la superficialité de son ancien camarade.
L’inconséquence de cet âge difficile
s’illustre ainsi toujours idéalement dans l’implicite (Rikako et Morisaki s’ignorant
au lycée après avoir pourtant voyagés ensemble) et l’explicite lorsque les
sentiments qu’on ne sait pas (que l’on n’ose pas) exprimer provoque un conflit
attirance/répulsion par la violence verbale et physique. Le réalisateur Tomomi
Mochizuki (tout juste âgé de 34 ans et donc une jeune pousse aussi) avait
précédemment œuvré à la télévision, travaillant notamment sur la série Ranma ½, et aussi sur le film faisant
suite à la série Max et Compagnie/Orange Road et on devine ce passif dans
cette capacité à capturer les soubresauts tour à tour tendres et violent d’une
romance adolescente.
Malgré le budget inférieur (mais qui connaîtra quelques
dépassements), la beauté formelle croisant poésie et réalisme est digne de l’exigence
de Ghibli avec des moments de pur envoutements comme les retrouvailles de
Morisaki et Matsuno face à la mer sur fond de ciel couchant - le film capture l'atmosphère insulaire avec une puissance rare. On peut supposer
qu’un certain Makoto Shinkai a vu ce film tant on peut en retrouver des
réminiscences dans l’opposition ville/campagne, le sens du détail (une galerie
marchande plus vraie que nature sur le modèle de l’Obiyamachi Shopping Arcade)
et surtout ces magnifiques retrouvailles finales sur un quai de métro qui
anticipe toute la magie de Your Name
(2016).
La filiation formelle Ghibli est bien là mais Tomomi Mochizuki parvient
à la tenir à distance (le chara-design des personnages s’appuie notamment
surtout sur les superbes illustrations du livre par Katsuya Kondō que l’on peut
voir lors du générique de fin), et il en va de même sur le fond où la veine
pastorale nostalgique de Takahata (malgré l’environnement
provincial) est estompée, tout comme la morale d’un Miyazaki. Diffusé le 5 mai
1993 sur Nippon TV, Ocean Waves est
une des plus attachantes et singulières production Ghibli, à découvrir d’urgence.
Sorti en bluray français chez Wild Side