Pages

mercredi 27 mars 2019

Tokyo Eyes - Jean-Pierre Limosin (1998)


Un fait divers perturbe la sérénité quotidienne de la capitale nippone depuis plusieurs jours : un jeune homme, surnommé « le bigleux » en raison de ses épaisses lunettes, défraie la chronique en tirant sur des gens à bout portant, sans raison apparente. La jeune Hinano, dont le frère est policier, a entraperçu le portrait-robot de l'intéressé, et acquiert bientôt la certitude d'avoir déjà vu ce « bigleux » sur la ligne de métro qu'elle emprunte chaque matin. Elle se met en tête de retrouver toute seule l'énigmatique personnage…

Jean-Pierre Limosin signe avec Tokyo Eyes le premier film japonais réalisé par un français. Cette attirance et fascination pour le Japon furent les moteurs du renouveau pour Jean-Pierre Limosin. Jeune cinéaste prometteur avec ses premiers films Faux-fuyants (1982, coréalisé avec Alain Bergala) et Gardien de la nuit (1986), l’échec commercial et artistique de L’Autre nuit (1988) va le mettre à la marge, le laissant un temps SDF. Il se remet en question et se tourne alors vers le documentaire (avec des portraits de cinéastes comme Abbas Kiarostami et Alain Cavalier) et c’est durant cette période que naît son intérêt pour le Japon, d’abord visité pour présenter ses films, ensuite pour y étudier l’art vidéo et enfin comme touriste passionné. Ces séjours influencent l’écriture de ses nouveaux projets dont Tokyo Eyes (supposé se passer à Belleville dans une première mouture) dont le vertige du récit ne pourra exister que dans la tentaculaire cité tokyoïte.

L’histoire est celle d’une romance adolescente entre deux personnage s’apprêtant ou alors fraîchement entrés dans l’âge adulte. Hinano (Hinano Yoshikawa) est encore en flottement face à cette normalisation qu’implique la maturité en Japon, habitant chez son frère policier (Tetta Sugimoto) et ayant un job alimentaire fastidieux dans un salon de coiffure. K (Shinji Takeda) est plutôt dans la réaction face à cette norme qui le guette, sous l’identité u « Bigleux » un criminel sulfureux qui tire au hasard à bout portant sur des passants rencontrés. Hinano fait le lien avec les portraits-robots du criminel en rencontrant K dans le métro et va le suivre puis le fréquenter. Jean-Pierre Limosin capture le trouble amoureux dans l’intime ainsi que dans la dimension plus vaste de la ville de Tokyo elle-même.

Les lieux clos sont ceux de l’apprivoisement silencieux, tactile et tout en délicate retenue tandis que les divers espaces de Tokyo traversés exprime l’épanouissement et l’extériorisation rieuse des sentiments. Le filmage en steadicam, les nombreux passages que l’on devine tournés sans autorisation contribuent à ce sentiment de liberté où avec la complicité croissante des personnages on passe de lieux bondés (la salle d’arcade au début, la boite de nuit) à des ruelles où l’on se plait à s’enfoncer et se perdre, des rames de métro vides où déambuler, tant seule compte l’harmonie avec le compagnon de voyage.

Cette norme est pourtant est piège qui guette nos personnages dans ces même rues, et représente la tentation même de violence de K. Chacune de ses victimes symbolise en effet une figure d’intolérance qu’on éventuellement associer à maux typiquement japonais ou plus universels : le racisme explicite d’un chauffeur de bus, le machisme d’un garçon envers sa petite amie rejetée, le délit de faciès d’un vigile de boite de nuit face à un freluquet à lunettes… K dans un entre-deux typiquement adolescent se fait donc justicier face à ses attitudes, sans forcément explicitement basculer dans la criminalité (l’ambiguïté demeurant longtemps sur le sort des victimes). 

La romance est donc une planche de salut pour échapper à la médiocrité pour Hinano, ou à la marginalité pour K. Pourtant sans cette fougue sans but (et une vision moins binaire) et avec désormais le souci de l’autre, ne craint-on pas (et ne s’expose-t-on pas) aux hasards tragiques qui pourrait nous en séparer ? Cette incertitude a son pendant lumineux avec l’apparition improbable d’un DJ dans l’appartement, puis plus tard sa veine plus inquiétante le temps d’un caméo lourd de conséquences de Takeshi Kitano. Jean-Pierre Limosin laisse en tout cas la question en suspens dans une magnifique fin ouverte où l’interprétation nous est laissée entre les retrouvailles et le fantasme. Une œuvre envoutante qui avec le temps gagne cette patine rétro 90’s de certains films de Wong Kar Wai. 

Sorti en dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire