Pages

lundi 30 mai 2022

Eight Taels of Gold - Bat leung gam, Mabel Cheung (1989)

Après 16 ans d’exil aux Etats Unis où il exerça le métier de Taxi, Slim décide de retourner en Chine auprès de sa famille, et constate les changements arrivés durant son absence. Ce retour est aussi l’occasion de retrouvailles avec la belle Jenny …

Eight Taels of Gold vient conclure en apothéose la trilogie de l'exil de Mabel Cheung après Illegal Immigrant (1985) et An Autumn's Tale (1987). On retrouve ici à travers Slim (Sammo Hung) une figure de migrant chinois voisine du Yung-Cho Ching de Illegal Immigrant ou du Chow Yun-fat de An Autumn Tale. Après 16 années d'exil et de labeur, il dispose d'une carte verte et travaille à son compte en tant que taxi à New York. Mabel Cheung inverse ainsi la proposition des deux précédents films qui évoquaient les premiers pas et l'intégration difficile sur cette terre d'accueil en effectuant le chemin dans l'autre sens. Slim a décidé de retourner voir sa famille en Chine et l'histoire dépeint l'expérience de ces retrouvailles. Les premières scènes plutôt comiques aux Etats-Unis, puis celle du voyage et l'arrivée en Chine nous éclaire en partie sur le statut de Slim. Son existence en Amérique n'est tangible que dans son métier de taxi et son identité chinoise puisque l'on voit qu'il a encore des lacunes en anglais et (parce) qu'il fréquente surtout des membres de sa communauté (même problématique que les héros des précédents films). Etant venant chercher une forme de liberté et relative réussite matérielle à l'étranger, cela semble lui suffire mais tout n'est pas aussi simple.

On s'amuse du décalage de Slim dans les manières et le rapport aux autres, notre héros se montrant parfois explicitement ou involontairement condescendant dans ce contexte de la Chine rurale de l'ère Deng Xiaoping. Comme nombre de migrants revenant au pays, Slim souhaite affirmer sa réussite par son apparat et les biens qu'il va offrir à sa famille. La réalité sociale le ramène à ce qu'il a quitté, notamment le déménagement des siens à la campagne pour permettre à sa sœur d'accoucher discrètement de son second enfant (la politique de l'enfant unique régnant encore). Le voyage qu'il va effectuer de la ville à la campagne pour rejoindre sa famille va progressivement le délester de son snobisme, ses afféteries, pour révéler sobrement sa mélancolie. 

Parti précipitamment à l'adolescence, puis pris dans sa survie quotidienne à l'étranger, il n'a envoyé qu'une lettre en 16 ans à ses parents. La culpabilité et les doutes l'assaillent tout au long du voyage semé d'embûches plaisamment picaresque où il va trouver un appui auprès de sa cousine Jenny (Sylvia Chang) qui le guide. Celle-ci fiancée à un riche chinois établit aux Etats-Unis s'apprêtent à migrer à son tour. Elle va réenchanter avec tendresse et humour le retour de Slim sur ses terres au fil des péripéties, tandis qu'il lui offre une fenêtre sur la vie qui l'attends. Les sentiments naissent peu à peu entre eux et font émerger un paradoxe. Slim livré à lui-même à l'étranger retrouver une chaleur et des sentiments qui ne lui avait auparavant pas suffit à rester, tandis que Jenny est sous le charme de ce cousin qui est un bien moindre parti que la vie confortable qui l'attends. L'exil n'a pas suffi à l'un et ne suffira probablement pas à l'autre puisque c'est avant tout le confort matériel qui était en ligne de mire pour chacun d'eux.

Les scènes communion familiales sont merveilleuses de justesse, les retrouvailles tardives surmontant toute rancœur. Alors que Slim est hanté par toutes les frictions qui ont précédées son départ d'antan, il constate que ce sont des évènements largement oubliés par sa sœur et ses parents simplement heureux de le revoir. Mabel Cheung parvient à susciter l'émotion avec un rien, tel le chien de Slim mourant paisiblement après avoir revu et reconnu son maître 16 ans après alors qu'il était qu'un chiot. La réalisatrice offre un parfait mélange de pittoresque et d'émotion en faisant redécouvrir ses racines au héros, le plus souvent par la comédie (les villageois offrant de la volaille à Slim en échange d'un billet) même si une forme de spleen s'instaure peu à peu. Ce qu'ils ont été ou vont chercher à l'étranger est aussi ce qui sépare Slim et Jenny, amoureux silencieux mais soumis à la tradition. Slim est sollicité par sa famille pour épouser une chinoise qu'il élèvera quand Jenny a déjà été choisie dans ce but. Toute la dernière partie offre un contraste entre la tristesse des personnages prochainement séparés et l'atmosphère festives des préparatifs de mariage, riche en rites bariolés dans ce cadre rural.  

On retrouve l'une des grandes qualités notamment de An Autumn Tale à savoir la grande pudeur de Mabel Cheung dans l'expression des sentiments. Aucun rebondissement grossier, aucun dérapage mélodramatique dans les situations ou le jeu des acteurs ne vient forcer le trait des émotions. Les silences, regards, gestes retenus en diront toujours plus que les manifestations explicites pour nous faire comprendre ce qui se joue et c'est par son approche visuelle que la réalisatrice nous bouleverse. C'est à ce stade (avant la fastueuse reconstitution historique de The Soong Sisters (1997)) son œuvre la plus somptueuse formellement. La première partie nous offre des panoramas absolument magnifiques de la campagne chinoise, perdant ou isolant les personnages à la fois familiers et en pleine redécouverte de cet environnement. 

La beauté de la nature devient source d'épanouissement ou d'inquiétude (le printemps et l'arrivée des feuilles de cerisiers signifiant le retour du fiancé de Jenny), et la photo de Bill Wong de façonner des écrins qui subliment les sentiments réprimés. On pense à la scène de baiser avortée où les personnages se font face dans une nuit teintée des éclairages mauves de feux d'artifices, une bulle éphémère laissant entrevoir ce qui aurait pu être. La bande-originale entre instrumentaux contemporains envoutant et chansons chinoises immersives participe aussi à cet enchantement et ce spleen, notamment la poignante scène finale où Slim suit à vélo le bateau de jenny s'éloignant définitivement de lui. Sammo Hung dans un de ses rares rôle non martial révèle toute l'étendue de son registre, tout en nuance sensible et Sylvia Chang compose aussi un merveilleux personnage, devant ou derrière la caméra elle ne brille jamais autant que dans le mélo. Un vrai accomplissement pour Mabel Cheung qui signe là son chef d’œuvre, encore meilleur que An Autumn Tale

Sorti en bluray hongkongais et doté de sous-titres anglais et pour les plus patients Spectrum Films en cortira une édition française en 2023
 

samedi 28 mai 2022

Un homme nommé Cheval - A Man Called Horse, Elliot Silverstein (1970)


 En 1825, Lord John Morgan, un aristocrate anglais désœuvré, chasse du gibier aux États-Unis, en territoire sioux, assisté de trois hommes. Bientôt, ceux-ci sont tués lors d'une attaque menée par des guerriers d'une tribu sioux. Morgan est capturé et emmené à leur camp, où il est d'abord traité en esclave. Peu à peu, avec l'aide d'un autre captif, le Québécois Baptiste, il se familiarise avec les usages et coutumes de la tribu.

Un homme nommé cheval est avec son contemporain Little Big Man de Arthur Penn et plus tard Danse avec les loups de Kevin Costner (1990), l’un des films les plus immersifs, déférents et respectueux sur les indiens d’Amérique. Il évite plusieurs écueils de certaines œuvre progressistes de l’époque, comme de faire des Indiens une simple métaphore d’enjeux politiques tout autre qui secouaient alors le pays notamment Soldat Bleu de Ralph Nelson (1970). Il n’y a pas non plus cette bonhomie truculente de la figure de l’indien destinée à emporter l’adhésion du spectateur tel que cela sera fait justement sur Little Big Man ou dans une moindre mesure Josey Wales, hors-la-loi de Clint Eastwood (1976). Enfin bien que le personnage de John Morgan (Richard Harris) nous serve de guide dans la découverte des mœurs de la tribu sioux, il n’y aura à aucun moment le syndrome dit du « sauveur blanc » ou ses aptitudes amèneront ses compagnons indiens à une évolution, une civilisation quelconque. 

Le début du film nous montre John Morgan comme un nanti sans but, vadrouillant d’un pays à l’autre en quête de sensations, d’un idéal qu’il ignore. Sa capture par la tribu sioux le ramène à la condition la plus primaire qui soit en le voyant traité comme un cheval, une bête de somme. Dès lors l’introspection n’a plus cours, il doit survivre au jour le jour et apprendre à dompter son environnement et ses coutumes. Elliott Silverstein s’éloigne totalement de la veine parodique de son précédent et primé western Cat Ballou (1968)pour une quête de réalisme intense. Hormis les échanges avec le métis Baptise (Jean Gascon), l’essentiel des dialogues se fait en langages sioux et malgré certains aléas de casting (le chef Yellow Hand joué par un natif des îles Fidji, sa sœur par la reine de beauté et actrice grecque Corinna Tsopei) l’ensemble est joué par des natifs sioux. C’est d’ailleurs la découverte d’un éprouvant rituel de mariage destiné à éprouver la virilité de l’homme qui renforcera la volonté de crédibilité du réalisateur quand il insistera pour l’intégrer au film.

Silverstein travaille fortement l’immersion et la notion du temps qui passe pour nous rendre, à la manière de son héros, de moins en moins extérieur à son environnement. Il subit, est malmené et se rebelle, avant d’accepter son sort et de s’intégrer en adoptant les coutumes des autochtones. La scène où il tue deux assaillants shoshones et cède à l’acte barbare du scalpage est à la fois douloureux et libérateur, il marque sa naissance en tant qu’individu au sein des sioux. Le réalisateur peut à partir de là aller plus loin formellement, adoptant une esthétique fortement inspirée des peintures de George Catlin qui fut un des premiers à représenter les indiens d’Amérique. On ressent particulièrement cette approche lors de la scène du rituel où la composition de plan, le travail sur la lumière de Robert B. Hauser et la véracité des costumes (des vieux chefs sioux servirent de consultants) offrent une véritable capsule primitive plus vraie que nature. 

Richard Harris est magnifiquement habité, adoptant un registre contenu et vulnérable malgré sa carrure imposante. Le budget modeste est exploité à bon escient pour une œuvre essentiellement intimiste, ou hormis les premières minutes l’homme blanc (à part le héros bien sûr) est totalement absent, et qui illustre davantage le quotidien dans ses rites tantôt cruels ou amusant (la souffrance de l’époux trompé) qu’une volonté de morceaux de bravoure même si la féroce attaque finale est particulièrement efficace. Le film anticipe en tout point les partis-pris qui feront le succès de Danse avec les loups, tout en s’ornant d’un mysticisme et idéal typiquement seventies tel l’envolée psyché durant la scène de rituel. Une vraie date du western.

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Carlotta

mercredi 25 mai 2022

L'Eau froide - Olivier Assayas (1994)


 1972. Gilles et Christine forment un jeune couple mal dans leur peau. En prise avec des difficultés familiales (des parents divorcés), ils finissent par décider, Christine convainquant Gilles, de fuguer ensemble vers une hypothétique communauté d'artistes vivant dans le sud de la France, en Lozère.

Cinquième long-métrage d’Olivier Assayas, L’Eau froide est la version cinéma et rallongée du téléfilm La Page blanche produit par Arte dans le cadre de la collection Tous les garçons et les filles de leur âge.  Cette série de téléfilm avait pour but d’offrir des portraits contrastés de l’adolescence, ouverte à des réalisateurs plus ou moins confirmés avec une certaine liberté malgré quelques contraintes. Parmi celle-ci il fallait livrer une fiction d’une heure, d’un budget restreint de 5 millions de francs, se soumettre à un tournage de 25 jours et de tourner en format super 16. Cet espace permettra la production de plusieurs œuvres majeures notamment dans leur exploitation au cinéma, comme Les Roseaux sauvages d’André Téchiné (1994, Le Chêne et le Roseau dans sa version téléfilm), Travolta et moi de Patricia Mazuy (1994) et l’émergence de toute une nouvelle génération d’acteur comme Virginie Ledoyen, Elodie Bouchez, Romain Duris… La période traitée était libre de choix entre un environnement contemporain ou antérieur avec néanmoins l’obligation d’inclure une scène de fête. Dans ses premiers films et notamment Désordre (1986), Olivier Assayas avait déjà abordé ce thème de la jeunesse et du rock, fort de passif de journaliste au sein de la revue Rock & Folk

Assayas choisit d’évoquer l’époque de sa propre adolescence en 1972. Si le film est largement autobiographique, le réalisateur conscient d’une certaine complaisance lors de l’écriture du scénario va néanmoins tenter de s’en éloigner en s’attachant plus particulièrement au personnage féminin de Christine (Virginie Ledoyen) – c’est surtout vrai pour le téléfilm tandis que la version cinéma est plus équilibrée avec le personnage de Gilles (Cyprien Fouquet). Le film se situe dans la période charnière du début des années 70, alors que la joyeuse insouciance des sixties et les idéaux de mai 68 s’estompent, et que la rébellion punk n’aura lieu que quelques années plus tard. Assayas capture ainsi le mal-être des deux amis et possibles amoureux Gilles et Christine, l’ennui de la vie lycéenne, la sinistrose du cadre de banlieue et les difficultés familiales de chacun. 

Christine est une personnalité instable naviguant entre des parents séparés, un père sévère ne souhaitant plus la gérer et une mère remariée à un homme maghrébin (élément alors mal vu qui l’ostracise) et adepte de l’église de scientologie. Gilles est quant à lui livré à lui-même par des parents absents et impuissants et ressent une profonde détresse malgré le milieu plus nanti dans lequel il évolue. Christine et Gilles expriment ainsi leur dépit par diverses provocations et larcins qui ne font que les enfoncer, et causer leur éloignement respectif l’un de l’autre.

Olivier Assayas capture parfaitement ce moment d’impasse de l’adolescence où l’on souhaite s’échapper d’une existence morne, pas encore adulte et suffisamment mature pour savoir quoi faire de la liberté à laquelle on aspire, et encore enfant en quête de d’attention dans ses réactions épidermiques. Virginie Ledoyen et Cyprien Fouquet expriment parfaitement cette instabilité, cette sensibilité à fleur de peau et incapacité à exprimer ses désirs. C’est un âge où l’on ne se sent vivre que dans l’excès et où personne ne nous comprend réellement, le réalisateur plaçant le climax du film lors d’une longue scène de fête en pleine nature où l’hédonisme, la furie et la liberté de ces jeunes gens peut s’exprimer à plein – portée par les tubes de Janis Joplin, Roxy Music ou Creedence Clearwater Revival en belle capsule temporelle et musicale. Après cela, la redescente résidera en trouver un équilibre entre cette fougue et la réalité, ou s’abandonner définitivement et tragiquement à ses démons. C’est tout le sens de l’errance finale sans but qui explicitera dans une douloureuse conclusion le sens de son titre. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Arte