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vendredi 17 février 2023

Manille - Maynila: Sa mga kuko ng liwanag, Lino Brocka (1975)

Sous les auspices d'une certaine Madame Cruz, Ligaya a quitté sa famille et son village pour étudier à Manille. Son fiancé, un jeune pêcheur, ne reçoit plus de ses nouvelles et essaie donc de la retrouver. Pour survivre, il se fait embaucher sur un chantier. Mais, cette plongée dans la vie urbaine ressemblera à une descente aux enfers...

Lino Brocka est un réalisateur majeur du cinéma philippin qui contribua à son rayonnement international et dont un large pan de son œuvre en fit un des dissidents les plus actifs de la dictature du président Marcos. Insiang (1976), par la grâce du grand défricheur Pierre Rissient est le film qui fit connaître Lino Brocka au-delà des frontières philippines avec une sélection à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1978. Plus tard des films comme Caïn et Abel (1982) ou Bayan Ko (1985) creuseront ce même sillon vindicatif mais l’on peut en partie considérer que Manille est une des premières manifestations à l’écran de l’engagement politique de Lino Brocka à la ville.

Manille dépeint un postulat bien connu des désillusions rencontrés par des ruraux naïfs dans une ville pleine de chausse-trappes qui va noyer leurs rêves de réussite. Lino Brocka adapte ce thème au contexte social philippin, tout en imprégnant ce cadre réaliste d’une dimension mythologique. En effet, l’errance du malheureux Julio (Rafael Roco Jr.) pour retrouver sa fiancée Ligaya (Hilda Koronel) partie sans laisser de nouvelles à Manille s’apparente à une relecture du mythe d'Orphée et Eurydice où les bas-fonds son synonymes des enfers. La narration mélange l’urgence de la survie immédiate de Julio dans les petits métiers et les situations avilissantes avec quelque chose de plus flottant, onirique et expérimental quand les doux souvenirs des moments avec Ligaya dans leur village natal ressurgissent ponctuellement. Cette fenêtre mentale sur un bonheur l’aidant à surmonter un quotidien sordide devient une fenêtre plus concrète sur un avenir possible quand il pense reconnaître la silhouette de Ligaya dans une demeure dont il va guetter les allées et venues.

La mise en scène de Lino Brocka capture la ville dans un sentiment d’anonymat et d’enfermement. L’enfermement est symbolique par l’emprise que peut avoir la moindre personne élevée plus socialement sur votre destin (un contremaître de chantier spoliant une part de votre salaire) et concret par les multiples espaces où les protagonistes façonnent malgré eux leur propre prison. Cela va de ce chantier où l’avancée de l’immeuble qu’il construisent recouvre et étouffe de son ombre les ouvriers dans leurs précarité. Ce sont aussi ces espaces clos, visibles ou hors-champs où le dénuement forcent les individus à vendre leur corps, offrant son lot de destins et situations tragiques : Julio jouets des clients d’un club de passe gay, Ligaya séquestrée par un chinois nanti et libidineux, Perla sœur d’un ami de Julio poussée à cette ultime extrémité de la prostitution. 

L’anonymat existe en faisant de l’individu sans ressources une matière à exploiter, un corps à consommer, un esprit crédule à duper (l’épisode du faux policier volant l’argent de Julio). Lino Brocka alterne ces moments crus avec de grands plans d’ensemble, des cadrages urbains en plongée qui isole et écrase la frêle silhouette de Julio, fourmi parmi d’autres dans ce grouillement citadins.

Malgré les vrais moments d’entraide et de fraternité, les protagonistes tout à leur survie personnelle se perdent de vue pour ne jamais complètement se retrouver, ou trop tard une fois que la loi de cette jungle urbaine a définitivement broyé l’un d’entre eux. Tout au long du récit, Julio subit, s’accroche, se relève, sentant néanmoins une rage sourde monter en lui (et signifiée par un effet sonore marquant) et qui explosera quand tout sera perdu. Le climax rageur du film voit les inserts apaisant et onirique être remplacé par d’autres soulignant la furie meurtrière de Julio dans un catharsis sanglant rappelant l’attrait de Brocka pour le cinéma de genre. Après cet exutoire, Brocka fait se retourner la ville contre son héros avec, sans logique si ce n’est métaphorique, plusieurs quidams anonymes traquant Julio après son forfait. Dès lors l’image solaire de Ligaya n’est plus seulement pour lui cette réminiscence de ce qu’il espère revivre, mais l’étincelle apaisante des derniers instants alors que le chaos se profile. Une pierre angulaire éprouvante mais vibrante du cinéma philippin. 


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