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mercredi 31 janvier 2024

L'Enfer des armes - Di yi lei xing wei xian, Tsui Hark (1980)

Hong-Kong, 1980. Une jeune fille pousse trois jeunes garçons, responsables d’un meurtre, dans une dérive meurtrière et nihiliste.

Les débuts de Tsui Hark marquent encore une hésitation, voire une inconséquence, entre ses velléités modernistes et sa capacité à revisiter la culture et les genres chinois traditionnels par le prisme du cinéma. Cela donnera deux premiers films singuliers, Butterfly Murders (1979) qui croise film martial et récit à mystère dans un filmage sur le vif (éloigné des adaptations de Gu Long par Chu Yuan et leur chatoyante esthétique studio) puis Histoires de cannibales (1980) mélangeant cette fois horreur, comédie noire et à nouveau un zeste d’arts martiaux. Les deux films n’auront pas les faveurs du public hongkongais, ce qui incite Tsui Hark à un geste plus explicitement radical pour son troisième film, L’Enfer des armes.

Pourtant tout rageur et vindicatif qu’il soit, L’Enfer des armes tel qu’il sorti en salle à Hong Kong est moins nihiliste que dans son montage originel qui décrivait la dérive terroriste d’une jeunesse à la dérive. La censure verra d’un mauvais œil ce pan de l’intrigue (dont il reste des résidus durant la scène de la bombe dans la salle de cinéma, obligeant Tsui Hark à réviser sa copie par l’ajout d’une intrigue secondaire sur fond de trafic d’armes et de mercenaires. Si l’on excepte le jeu (comme souvent à Hong Kong) approximatif des acteurs occidentaux jouant les mercenaires, ce bricolage se fond finalement bien au reste du film et en maintient la cohérence. Le brûlot social s’imprègne ainsi d’une atmosphère plus stylisée, les interludes sur les barbouzes occidentaux baignant dans une photo baroque et une tonalité presque fantastique renforcée par les « emprunts » de la bande-originale aux scores synthétiques des Goblins issus de Zombie de George Romero.

Tsui Hark oscille entre ce côté irréel vicié et une urgence urbaine qui contamine bientôt le quotidien de ses protagonistes adolescents. L’ennui ordinaire et l’irresponsabilité des trois garçons leur font croiser la route de Pearl (Lin Chen-chi) jeune fille nihiliste et névrosée qui va les exposer au chantage. Leur opposition puis association fragile nourrit la quête d’adrénaline des garçons – les faisant échapper à l’ennui bourgeois ou la promiscuité misérable de leur quotidien – et la fièvre autodestructrice de Pearl, les menants des bas-fonds de Hong Kong à la périlleuse confrontation avec les mercenaires. 

Tsui Hark capture là les maux d’un monde à la dérive, où l’incompréhension des proches (le grand frère dépassé joué par Lo Lieh), la corruption des adultes (des petites frappes aux mercenaires) et l’absence de repères de la jeunesse mène vers une impasse désespérée, le chaos. Les explosions de violence relèvent de l’exutoire irrépressible, du sadisme et de la démonstration de force, seule expression possible d’un mal-être intime ou d’une société sans espoir. Le réalisateur rattache cela à un mal social collectif dans son évocation de la transition financière, mais aussi politique par les armes recherchées issues de stocks du Vietnam, ces éléments globaux contribuant à enfoncer et corrompre une jeunesse sans repères moraux – les éprouvantes et réelles scènes de tortures d’animaux.

La grisaille et la désolation désertique des quartiers pauvres alterne avec l'inhumanité métallique bleutée et neutre des quartiers d'affaires, ainsi que la saturation de couleurs du monde des gangsters (et l'extravagance vestimentaire qui y est associé). Les élans baroques évoqués plus haut dans le traitement des mercenaires en font des créatures démoniaques, des cavaliers de l'apocalypse détachée de cette réalité hongkongaise qu'ils viennent purger par le feu infernal de leur arsenal militaire.

La noirceur jusqu’au-boutiste de L’Enfer des armes n’épargne personne, tous étant promis à une fin chargée de souffrance culminant dans un fabuleux climax au sein d’un cimetière. La réelle efficacité du polar (qui assurera un relatif succès local au film) se mêle ainsi avec brio au cauchemar urbain faisant de Hong Kong une sorte d’antichambre des enfers - Le Bras armé de la loi de Johnny Mak (1984) égalera le film de Tsui Hark sur cette vision. Délétère et fascinant, L’Enfer des armes est un pur diamant noir s’inscrivant parmi les œuvres les plus singulières de Tsui Hark.

Ressortie ne salle le 7 février

mardi 30 janvier 2024

The Longest Nite - Aau dut, Patrick Yau et Johnnie To (1998)


 Les deux principales familles du crime organisé à Macao sont au bord de la guerre. Sam, un flic corrompu travaillant pour l'une des familles, essaie de garder la situation sous contrôle. Tony, un mystérieux inconnu au crâne rasé débarque alors en ville. Les morts s’accumulent et l’étau se resserre autour des deux héros.

The Longest Nite est une des œuvres participants, avec The Odd One Dies (1997) ou A Hero Never Dies (1998), à forger l’identité singulière et la mue du polar hongkongais initiée par Johnnie To avec la création de sa compagnie Milkyway Image. On retrouve ici le mélange d’innovation formelle et de dimension post-moderne et référentielle typique de Johnnie To. L’intrigue à tiroir sur fond de rebondissements et trahisons multiples dans le cadre d’une guerre des gangs rappellent ainsi les récits de chevalerie alambiqués écrits par Gu Long et formidablement adapté par Chu Yuan comme La Guerre des clans (1977). Le flic véreux incarné par Tony Leung Chiu-wai obéit lui davantage à des canons de film noir dans la manière dont le sort (à première vue)  referme un piège terriblement vicieux sur lui. Le mystérieux agent du chaos joué par Lau Ching-wan semble quant à lui par le miroir (élément explicitement matérialisé lors d’une scène clé) qu’il renvoie à Tony Leung reconstituer les duos antagonistes affectionnés par John Woo dans ses polars héroïques, notamment The Killer (1989) et A toute épreuve (1992) – sillon creusé aussi par To dans A Hero Never Die

La grande différence repose cependant sur la dimension nihiliste, noire et désespérée, tant du point de vue des personnages que de l’atmosphère du film. L’envie de suivre les destinées des héros ne tient qu’au charisme de Tony Leung et Lau Ching-wan, du capital sympathie accumulé par les deux stars auprès du spectateur hongkongais, mais sinon leurs actes répréhensibles ne suscitent aucune adhésion tant ils sont dénués de toute la dimension idéalisée et chevaleresque d’un John Woo. Bien que se trouvant en théorie des deux côtés de la loi, ce sont les pions des puissances du crime dont ils assurent les intérêts chacun à leur manière. Johnnie To en joue en leur conférant l’avantage à tour de rôle, en les plaçant sur un pied d’égalité dans le duel physique et psychologique qu’ils entretiennent, puis les renvoie dos à dos dans leur destinée finale où seule la corporation du crime sortira vainqueur. Johnnie To annonce là sa vision froide et déshumanisée des triades dans son fabuleux diptyque Election 1 (2005) et Election 2 (2006), d’où est évacué tout le fantasme d’amitié virile et fraternelle là aussi issu de John Woo mais de tout un pan du film de gangster hongkongais.

Si Johnnie To renouera en partie avec ce type de valeur par la suite (The Mission (1999) et sa suite Exilé (2006), A Hero Never Die encore mais si le pastiche n’est pas loin pour ce dernier) l’extrême noirceur de The Longest Nite a sans doute à voir avec le contexte de la rétrocession, comme si cette bascule dans une autre ère balayait les codes, la supposée noblesse d’un ordre révolu. Le fait que l’histoire se déroule à Macao travaille cette idée, puisque l’architecture de ce lieu renvoie à l’ancienne urbanité hongkongaise, tandis que le capitalisme effréné et les maux qui l’accompagne ont fait basculer le visage de la péninsule vers une modernité plus froide et déshumanisée. L’incroyable atmosphère nocturne travaille donc la dualité entre la nostalgie dégagée par le décorum, et les antagonismes dépourvus de passion et d’affects opposant les personnages. 

On trouvera cela au pire cynique, au mieux lucide de la part de Johnnie To nous réserve néanmoins des morceaux de bravoures d’anthologie, notamment la confrontation finale peu subtile dans le fond mais virtuose par la forme dans sa volonté d’expliciter le fait que les deux « héros » sont les revers d’une même pièce. Officiellement signé Patrick Yau, le film (ainsi que ses autres réalisations pour Milkyway comme Expectthe unexpected (1998) et The Odd One Dies) verra sa parenté remise en cause par Johnnie To lui-même qui déclarera en être l’auteur (information confirmée par les participants au film) lorsqu’il verra une reconnaissance trop grande attribué à son ancien protégé. Toujours est-il que The Longest Nite demeure une formidable et jusqu'au-boutiste odyssée nocturne. 

Sorti en bluray français chez Spectrum Films

samedi 27 janvier 2024

Women of Twilight - Gordon Parry (1952)

Un groupe de jeunes femmes marginales vivant dans une pension subissent les abus de la tenancière.

Women of Twilight représente une date marquante pour le cinéma anglais puisqu'il s'agira du premier film local à sortir sous la classification X. Cette première est due à son sujet sulfureux adapté de la pièce de Sylvia Rayman, la première de la jeune dramaturge à être jouée sur scène en 1951. Sylvia Rayman après ses études vécu seule à Manchester puis à Londres où elle effectua divers métiers pénibles (nurse, serveuse...) pour subsister et fut contrainte à habiter parfois des pensions sordides. Cette somme d'expérience transparaît dans Women of Twilight dont l'intrigue se déroule dans une pension constituant l'ultime refuge pour les parias de la société que représentent à l'époque les filles-mères. 

L'histoire nous introduit plus particulièrement Vivianne ( Rene Ray) et Chris (Lois Maxwell), deux jeunes femmes qui vont être amené à vivre dans un de ces lieux. Vivianne est l'amante de Jerry (Laurence Harvey), star du music-hall arrêtée pour meurtre et la folie médiatique du procès voit toutes chambres d'hôtes être refusé à la femme dont la présence est synonyme d'infamie. Chris est une jeune mère attendant de retrouver le père de son bébé pour se marier et qui va trouver en Vivianne une compagne d'infortune dans la pension de Helen Allistair (Lois Maxwell) qui se fait fort d'accueillir toutes ses femmes que l'ordre moral rejette.

D'emblée il y a une dichotomie entre la chaleur maternelle de l'accueil de Madame Allistair et les conditions de vie, Chris passant du bonheur d'avoir un toit à l'effroi en voyant qu'elle ne dispose pas d'une chambre individuelle, ainsi que la compagnie douteuse des autres pensionnaires. Langage peu châtié des colocataires, décors insalubres et promiscuité glauque donne d'emblée un visage inquiétant au supposé refuge. La censure anglaise rend implicite les éléments les plus crus de la pièce, mais les sous-entend largement malgré l'édulcoration. On soupçonne ainsi certaines de sans doute se prostituer pour arrondir leur fin de mois, d'autres de devoir leur maternité à un viol. Même si l'attention se porte sur Vivianne et Chris, la forme chorale met en valeur toutes les personnalités hautes en couleurs des autres femmes, leur vécu, la gravité ou frivolité de certaines.

Gordon Parry laisse progressivement deviner par les dialogues et la mise en scène l'emprise qu'a Madame Allistair sur ses locataires, et à quelles extrémités peut la conduire cet ascendant. Les bébés dont elle a la charge sont sous-alimentés, elle freine toute intervention médicale extérieure si l'un d'entre eux tombe malade, et son ton doucereux se fait brusquement plus menaçant si quiconque ose la contester. Freda Jackson est impressionnante, estompant ses allures de maîtresse d'école inoffensive pour arborer un masque quasi démoniaque laissant entendre les plus sinistres intentions. 

La disposition même de la pension traduit l'illusion de cette façade respectable ainsi que la dynamique des pouvoirs en place. La chambre de Madame Allistair est face à l'entrée de la maison et figure une présence avenante à laquelle on peut aller se confier, mais sa porte constamment close exprime finalement tous les noirs desseins de la propriétaire - qui ne propose ses conseils les plus infamant qu'à ceux qu'elle laisse y rentrer et comprennent alors son vrai visage. Les escaliers ou les chambres sont les rares lieux de sororité, à condition que les protagonistes soient en petit comité mais toute dynamique de groupe introduit hypocrisie, conflit et rapport de domination.

Le sous-sol s'avère une sorte d'antichambre des enfers dans lequel se feront les terribles révélations, et les actes les plus répréhensible. La photo de Jack Asher (qui fera plus tard les belles heures de la Hammer) accentue cela par ses jeux d'ombres soulignant la dangereuse ambiguïté des personnages, les contre-plongées inattendues donnant presque une aura gothique à ce lieu très domestique. Gordon Parry se défait bien du passif théâtral du récit en dynamisant bien les dialogues tour à tour poignant et manipulateur dans certaines situations conflictuelles. Une belle réussite qui fonctionne aussi bien sur son registre social que celui du suspense, et très osé dans sa violence physique et psychologique - ouvrant la voie à des portraits de femmes cru dans le cinéma anglais comme Turn the key softly de Jack Lee (1953), La Chambre indiscrète de Bryan Forbes (1962).

Sorti en bluray anglais chez StudioCanal et doté de sous-titres anglais

vendredi 26 janvier 2024

Tu es mon fils - La finestra sul Luna Park, Luigi Comencini (1957)


 Les souffrances affectives d'un enfant, Mario, dont le père est contraint de travailler à l'étranger (en Afrique), et dont la mère vient d'être tuée dans un accident de la circulation. Le récit tragique des difficultés de compréhension entre un fils et son père.

Tu es mon fils est un beau et méconnu jalon du cycle rattaché à l'enfance au sein de la filmographie de Luigi Comencini. Dans chacun des films évoquant cette thématique, il est souvent question d'un lien rompu avec les parents quant aux tourments rencontrés par les enfants. Il peut s'agir de parents irresponsables et cause de l'adulte immoral façonné par leur traitement dans Casanova, un adolescent à Venise (1969), la séparation brutale et douloureuse peut se faire par le deuil avec le bouleversant L'Incompris (1966), le conflit parental laisse leur progéniture à sa solitude avec le divorce de Eugenio (1980) et enfin la rébellion de l'enfant est une construction nécessaire pour le rapprochement au terme du récit d'apprentissage de Les Aventure de Pinocchio (1975). Le scénario de Tu es mon fils (coécrit par Luigi Comencini et Suso Cecchi D'Amico) porte en germe tous ces éléments et le film, loin de constituer un brouillon des chefs d'œuvre à suivre s'affirme déjà comme une belle réussite.

La mort frappe dès la scène d'ouverture avec la mort accidentelle de Ada (Giulia Rubini), laissant son jeune fils Mario livré à lui-même. En effet Aldo (Gastone Renzelli), son père, est un travailleur exilé en Afrique qui ne faisait que des retours intermittents pour revoir sa famille et s'avère presque un étranger pour son fils. Le film est donc le récit d'un lent et difficile apprivoisement mutuel où père et fils devront apprendre à se découvrir. La distance entre Aldo, son fils et son épouse disparue n'était pas seulement géographique ou même émotionnelle, mais temporel. Le sacrifice de vivre loin des siens était pour Aldo une manière de leur offrir un avenir meilleur, mais en les séparant finalement faute de vivre avec eux un présent commun qui contribue à nouer ou renforcer les liens. 

On le constate tout d'abord à travers les rapports entre Aldo et Mario, où bien que partant de bonnes intentions le père s'avère toujours en décalage avec son fils. Il se préoccupe de son avenir en s'inquiétant de ses notes, mais sans se renseigner des évènements passés causes des absences scolaires de Mario. Il découvre finalement un environnement social et urbain qu'il n'a pas connu du fait de son exil, et n'y vois une nouvelle fois pas la solidarité du présent mais davantage la médiocrité qu'il exerce sur le développement de Mario. Ce dernier semble devenu un véritable enfant des rues débrouillard, faisant des "borgate" (bidonville) romains un véritable terrain de jeu pour lui et ses amis.

Ce décalage augure une probable nouvelle séparation, Aldo devant repartir en Afrique tandis que la communication avec Mario se résume à des gronderies, de l'incompréhension et de lourds silences (poignantes scènes où Mario pleure le souvenir de sa mère et que Mario ne sait pas s'y prendre pour le réconforter). La mise en scène de Comencini travaille cela dans des compositions de plan où dans les intérieurs comme extérieurs, père et fils semblent éloignés et toujours s'observer de loin, se jauger comme des bêtes curieuses sans jamais se comprendre. Le personnage de Righetto (Pierre Trabaud) semble être un des responsables de cette distance, mais aussi le moteur d'un possible rapprochement. Marginal et homme à tout faire de la communauté, il a occupé une sorte de rôle de père de substitution pour Mario qui lui est très attaché, mais une encore une fois Aldo voit en lui un obstacle, un mauvais exemple et même un rival posthume quand il soupçonnera Righetto d'avoir peut-être été un peu trop proche de sa femme. Luigi Comencini dépeint tous ces sentiments contenus et contradictoires avec une grande justesse, excellent déjà dans la direction de jeune enfant, Giancarlo Damiani dans le rôle de Mario passant du mutisme renfrogné à l'espièglerie, de la froideur à l'enthousiasme au gré de ses interlocuteurs lui inspirant confiance ou crainte. 

Tout cela serait déjà fort réussi en l'état, mais un flashback final vient montrer tout ce qui avait été évoqué implicitement en développant notamment le personnage de la mère Ada. Elle est touchante dans son rejet du relatif confort matériel au détriment d'une cellule familiale incomplète, laissant progressivement son foyer artificiellement fonctionner sur le modèle "classique" en donnant certaines prérogatives à Righetto à la fois suffisamment sensible et trop tendre pour remplacer la figure paternelle. Une des plus belles scènes est certainement celle où Ada dépassée demande à Righetto de frapper Mario pour son mauvais bulletin. Il s'avèrera incapable d'occuper cette place paternelle sous le genre viril encore attendu dans ce contexte, mais sera bien plus à l'écoute d'Ada et Mario. Il représente un présent rassurant et tendre quand Aldo est un passé de plus en plus flou et un futur incertain.

La belle conclusion semble enfin offrir la fulgurance d'un instant complice entre père et fils durant une sortie en parc d'attraction (donnant son titre original au film), reconstruisant un nouveau modèle oubliant le passé, vivant le présent et acceptant le risque d'un futur moins tracé (le risque économique du père choisissant son fils plutôt que son travail). Luigi Comencini est loin ici de la noirceur et du pessimisme de ses futurs odyssées enfantines.

Disponible en streaming sur MyCanal 

Extrait

mardi 23 janvier 2024

La Malle de Singapour - China Seas, Tay Garnett (1935)


 Un navire quitte le port de Hong Kong avec à son bord une cargaison d'or qui attire la convoitise des pirates de la mer de Chine. Alan Gaskell est le capitaine du bateau. Deux femmes sont également du voyage, l'une, anglaise distinguée a connu le capitaine autrefois, l'autre, China Doll, est sa dernière conquête, qui ne se résout pas à le quitter.

La Malle de Singapour est le troisième film produit par la MGM (Dans tes bras (1933) et Hollywood Party (1934) le précède, Saratoga (1937) le suivra)) pour capitaliser sur l'attrait et l'alchimie du couple Clark Gable/Jean Harlow inauguré avec le succès de La Belle de Saïgon (1932). Le film se veut d'ailleurs explicitement une variante de La Belle de Saïgon avec ce même mélange d'exotisme, d'aventures, sur fond de triangle amoureux où la caractérisation de Gable et Harlow est presque similaire. Le cœur de Gaskell (Clark Gable) est ainsi partagé entre une China Doll (Jean Harlow) folle d'amour mais dont le manque de distinction et le tempérament orageux le maintien dans la modestie de son environnement social, et la plus élégante Sybil (Rosalind Russell reprenant la fonction qu'occupait Mary Astor dans La Belle de Saïgon) dont la distinction anglaise pourrait au contraire l'élever. 

Sybil représente pour Gaskell à la fois le futur auquel il aspire et le passé qu'il regrette, tous deux ayant dut renoncer des années plus tôt à une relation amoureuse car Sybil était mariée. China Doll symbolise pour Gaskell la médiocrité de son présent mais aussi la conséquence de son passé, la déception amoureuse auprès de Sybil ayant entraîné pour lui une vie plus dissolue où il se rapprocha de China Doll. Il semble ainsi faire une différence sentimentale entre la bagatelle de China Doll et la pureté de son lien à Sybil. Un voyage en bateau les forçant à cohabiter tous les trois va mettre leurs émotions à l'épreuve.

Tay Garnett caractérise à la fois son trio amoureux et plusieurs personnages satellites avec brio, les petites ou grandes histoires de chacun constituant autant de fils rouges que l'on ne perd jamais de vue. Les péripéties du voyage offrent une dynamique efficace faisant naviguer (!) le film entre les genres. D'un côté la facette romantique et screwball met en valeur la gouaille d'une Jean Harlow aussi drôle que touchante dans ses échanges avec Gable ou ses tentatives d'attirer son attention (ou de se contenir en vain en public), et de l'autre l'impressionnante reconstitution met en valeur le dépaysement exotique. La scène d'embarquement est un tour de force de Garnett montrant le grouillement portuaire de Hong Kong, l'affection vacharde entretenue par Gaskell avec son équipage et les indices judicieusement semés sur les passagers plus louches comme Jamesy (Wallace Beery). 

Les soubresauts amoureux créent le liant avec toutes ces ruptures de ton, certains morceaux de bravoures relançant par le spectaculaire ou le suspense les enjeux. Une séquence de tempête où une machine glisse sur le bateau et sème un carnage parmi les ouvriers chinois fait preuve d'un sens du mouvement incroyable, tout comme une attaque de pirate ne lésinant pas sur les morts cruelles et les tortures sadiques.  Dans les moments plus intimistes, Tay Garnett fait ressentir par l'image le fossé des deux couple. Gaskell et Sybil partagent un souvenir, le fantasme de ce qui aurait pu être dans des scènes faisant office de capsules à l'écart du monde et de la vie du bateau quand la rudesse conflictuelle entre Gaskell et China Doll les rattachent au présent. Gaskell se présente à Sybil tel que dans leurs souvenirs, mais assument d'être négligé et faire preuve de son mauvais caractère avec China Doll. La délicatesse romantique de Gaskell/Sybil crée paradoxalement une distance alors que l'agitation Gaskell/China Doll exprime implictement une proximité, une complicité.

L'efficacité narrative est comme souvent magistrale dans ce récit resserré (l'ensemble dure moins de 1h30), ménageant tranches de vie, destinées individuelles (le capitaine déchu joué par Lewis Stone très touchant) et dilemmes moraux. On sent encore la marque Pré-Code dans la conclusion où l'évidence de la finalité sentimentale ne cède pas à un happy-end trop idéal, avec cette ombre judiciaire qui plane. Un divertissement rondement mené, la MGM à son meilleur.

Sorti en dvd all zone chez Warner et disponible en streaming sur Mycanal

lundi 22 janvier 2024

Les Furies - The Furies, Anthony Mann (1950)


 Nouveau-Mexique, fin du XIXe siècle : Temple Jeffords, self-made man, dirige de main de maître son immense domaine, "Les Furies". Un jour, sa fille Vance lui succèdera. Mais lorsque Temple rentre d'un voyage accompagné de Flo Burnett, sa nouvelle conquête, la tension monte. Cette dernière fait tout pour évincer Vance qui finit par la défigurer lors d'une dispute. Son père la force à quitter la maison, mais elle compte bien se venger...


Les Furies vient confirmer les exceptionnelles aptitudes d'Anthony Mann pour le western puisqu'en cette année 1950, il va s'essayer avec brio au genre avec La Porte du Diable puis initier son grand cycle porté par James Stewart dans Winchester 73. Après le western pro-indien de La Porte du Diable et avant le récit de vengeance de Winchester 73, Anthony Mann explore un nouveau pan dans Les Furies avec une fresque romanesque et familiale qui n'est pas sans rappeler l'emphase de Duel au soleil de King Vidor (1946), ce dernier étant également adapté d'un roman de Niven Busch. On en retrouve les conflits exacerbés, les personnages plus grands que nature mais au technicolor et à l'emphase épique de King Vidor, Anthony Mann privilégie la sécheresse d'un noir et blanc stylisé correspondant à son approche plus intimiste.

Nous allons suivre la tumultueuse relation père/fille entre Temple Jeffords (Walter Huston) et Vance (Barbara Stanwyck), respectivement propriétaire et possible héritière du domaine The Furies. Temple est une personnalité haute en couleur dont la force de caractère et la nature fantasque a permis de façonner le domaine, mais ce sont ces mêmes traits qui le font le diriger de manière chaotique. Ayant mis de côté son fils Clay (John Bromfield) trop doux, il se reconnaît en Vance partageant son tempérament volcanique. Anthony Mann dépeint très bien cette relation explosive, mais aussi la manière dont le répondant de sa fille ravit Temple qui lui cède tout et la laisse gérer les affaires en son absence. La caractérisation est truculente dans les échanges piquants et chaleureux, dans les concessions concrètes que s'accordent ces fortes personnalités et quelques éléments aussi triviaux que cruciaux entérinant ce lien affectif - le massage de vertèbre de Vance pour le dos usé de son père. 

Autour de cette relation humaine se nouent des enjeux correspondant à une sorte d'entre-deux historique du western, mais aussi de l'Ouest. Ainsi la question de la frontière, de la propriété et du bétail classique du western se mêle désormais à des problématiques purement capitalistes et spéculatrices. Le train de vie dispendieux de Temple tient ainsi à la générosité des prêts bancaires et de la diffusion d'une monnaie interne à son domaine mais à la valeur discutable. Cette nouvelle donne leur impose leur conduite et affecte ainsi les relations humaines, les banques faisant tenir leur générosité à l'expulsion d'une famille mexicaine des terres que Vance a maintenu par amitié pour Juan (Gilbert Roland), son ami d'enfance.

L'histoire est ainsi la fin de ces forces de la nature "à l'ancienne" tel Temple, et le cheminement de Vance vers le nouvel ordre établi à la suite de déconvenues sentimentales et familiales. Elle est trop tendre face au prétendant cynique Rip Darrows (Wendell Corey), et impuissante face à une aventurière séduisant son père pour s'approprier sa fortune. Anthony Mann dans cette idée filme les conflits verbaux et de tension psychologique dans les scènes d'intérieurs, dans des pièces où se disputent le déchirement familial intime (la chambre préservée de la mère défunte) et le pouvoir financier (le bureau du père). A l'inverse les grands espaces baignés dans la photo de Victor Milner et Lee Garmes libèrent des émotions plus crues et cathartiques, les sentiments les moins nobles telle l'issue tragique de l'assaut de la famille Herrera. Une nouvelle fois Vance représente un pont entre les deux, défigurant sa "belle-mère" dans la demeure familiale, voyant son amour bafoué dans la clairière de Darrows et enfin se montrant capable de duplicité dans le secret des bureaux de banque. 

Le personnage de Vance est à ce point déterminé et souple dans son évolution qu'il parvient à soumettre ceux qui l'avaient initialement dominé, Mann rejouant les situations à son avantage pour lui faire gagner le cœur de Darrows et surtout suscitant la fierté de son père quand il découvre sa manœuvre finale. Barbara Stanwyck est impressionnante, dépassant la dualité entre une supposée faiblesse féminine et de poigne masculine pour construire un personnage volontaire, passionné et nuancé qui inaugure ses rôles d'héroïnes farouches de western (Quarante tueurs de Samuel Fuller (1957), La Reine de la prairie d'Allan Dwan (1954), même la série tv western La Grande vallée jouant de ce passif). Walter Huston (dans son dernier rôle pour le cinéma) est tout aussi habité et excessif en patriarche inconséquent et l'intrigue lui réserve de fabuleux morceaux de bravoure soulignant sa prestance, notamment la chanson que lui dédie ses hommes avant qu'il aille défier seul un buffle dans sa prairie. Il y a de beaux accents shakespeariens voir de tragédie grecque dans cette histoire, sans que cela vienne alourdir le cadre de western et dans une veine à la fois proche et différente de Duel au soleil, cela hisse l'histoire à des sphères surprenantes. Une nouvelle très belle proposition de western d'Anthony Mann, une de ses grandes réussites. 

Sorti en bluray américain et doté de sous-titres anglais chez Criterion