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lundi 4 mars 2024

Sampo, le jour où la terre gela - Sampo, Alexandre Ptouchko (1959)


 Dans un beau pays du Nord, le bûcheron Lemminkainen rencontre la belle Anniki, sœur du forgeron Ilmarinen qui connaît le secret de fabrication du Sampo, une roche magique produisant l’abondance. Non loin de là, sur l’île de Pohjola, peuplée de gnomes et de trolls, la sorcière Louhi désire augmenter sa puissance grâce au Sampo. Elle fait alors enlever Anniki afin d’attirer Ilmarinen sur ses terres.

Sampo est une œuvre s’inscrivant dans la politique du dégel entamée par l’Union soviétique, à partir de la prise de pouvoir de Khrouchtchev en 1954. Cela impacte sur la culture et notamment l’industrie du cinéma, voyant l’étreinte idéologique et propagandiste se desserrer, autorisant même un semblant de questionnement sur le régime notamment dans les films de Grigouri Tchoukraï (Le Quarante et unième (1956), La Balade du soldat (1959), Ciel Pur (1961)). Dans cette démarche, cela entraîne aussi une série de coproductions internationales à visée autant artistique que géopolitique. Sampo rentre dans cette catégorie en étant la première coproduction entre l’Union soviétique et la Finlande. Les deux nations entretiennent en effet des relations complexes, la Finlande constituant une zone-tampon que se disputèrent au fil des siècle le royaume de Suède, la Russie, l’Allemagne nazie. Concernant plus spécifiquement la Russie puis l’Union soviétique, la Finlande occupe entre 1809 et 1917 la place de Grand-Duché autonome avant d’obtenir son indépendance en 1917 et qu’elle parviendra à conserver après la Deuxième Guerre mondiale – malgré la Guerre d’hiver menée face aux soviétiques en 1939/40. Les tensions demeurent avec ce passif, notamment à cause de la répression de la révolution hongroise et l’entrée des chars soviétiques à Budapest en 1956.

Le rapprochement se fait ainsi à l’initiative soviétique avec la proposition d’adapter Kalevala, emblématique récit épique et littéraire issu du flolkore finlandais. Cette monumentale épopée participa à façonner l’identité nationale finlandaise lors de sa parution en 1835, et plus particulièrement lors des soubresauts politiques qui agitèrent le pays par la suite. Il s’agit de la réunion et la relecture dans un tout plus ou moins homogène de poèmes populaires finnois par Elias Lönnrot. L’ouvrage s’inscrit dans un mouvement plus global voyant différents pays, à partir de la moitié du 19e siècle, se reconstruire un roman national en livrant des œuvres-sommes inspirées de leurs mythes et folklores locaux : Beowulf en Angleterre, l’opéra Guillaume Tell en Italie, la redécouverte de La Chanson de Roland en France. La toute puissante Mosfilm va ainsi s’associer au studio finlandais Suomi-Filmi pour mener le projet à bien. Le choix à la réalisation d’Alexandre Ptouchko, véritable magicien du cinéma soviétique excellant à traduire le merveilleux à l’écran, est à la fois logique et controversé.

Il traduit en effet le pouvoir de décision déséquilibré dans cette coproduction, avec certes un tournage dans des extérieurs finlandais mais un casting et une équipe technique essentiellement soviétiques. Cet élément sera fortement discuté dans l’opinion publique finlandaise se sentant dépossédée de son monument national, et obligeant Ptouchko à fortement communiquer pour apaiser les tensions. Cette mainmise soviétique impacte en effet fortement sur le travail d’adaptation, puisque la longue, décousue, charnelle et paillarde odyssée littéraire va subir un sérieux lissage en termes de personnages et de péripéties lui donnant une identité filmique plus proche des travaux habituels de Ptouchko. Le reproche se tient en partie, mais un travail d’adaptation était probablement nécessaire pour condenser une fresque riche de de 50 chants et 23 000 vers. 

Ce compromis se ressent avant tout en termes de narration et de caractérisation. Le manichéisme propre au conte classique domine dans cette opposition entre le paisible et champêtre pays du nord des héros face à l’île de Pohjola, lieu démoniaque dominé par la sorcière Louhi (Anna Orotchko). La candeur tendant à la mièvrerie n’est jamais loin dans les amours courtoises et chastes entretenue par la douce Annikki (Eve Kivi) et le fougueux Lemminkäinen (Andris Osins), tandis que les autres habitants sont de modestes bûcherons rêvant à des jours plus prospères. Le Sampo est un artefact espéré par les peuples du nord pour rendre abondante leurs récoltes, et plus fortement convoité par Louhi qui pourrait démultiplier ses richesses en or. Ces objectifs opposés entretiennent un message de propagande voyant la méchante représenter le capitalisme dont le seul but est le profit, face aux braves villageois voyant dans le Sampo un instrument de partage désintéressé. Cet antagonisme représente aussi l’unique axe du récit puisque nous passerons constamment des royaumes du nord à l’île de Pohjola dans des rebondissements assez répétitifs. Alexandre Ptouchko parviendra à rendre ce côté redondant poétique dans Le Conte du Tsar Saltan (1967) en fondant sa narration à la construction des bylines russes mais Sampo s’y prête moins. Dans l’idéal, Sampo se prêtait davantage à la démesure épique que Ptouchko déployait dans l’incroyable Le Géant de la Steppe (1956) porté par de sidérantes vision de fantasy

Une fois accepté ce que le film ne sera pas, il s’agit donc de savourer un spectacle qui n’en reste pas moins enchanteur. L’harmonie avec la nature confère une imagerie à la fois pastorale et paganiste pour le pays du nord, exprimant l’harmonie avec une nature à la fois rêveuse (Ptouchko s’amuse de nouveau à retranscrire en live une imagerie Disney à la Bambi avec sa faune et sa flore bariolée et factice) et sauvage – l’impressionnante descente de rapides avec un tronc d’arbre comme moyen de transport. L’île de Pohjota est au contraire le lieu de tous les excès, avec les sbires difformes et vicieux de Louhi, ses cavernes inquiétantes et une dimension baroque amenée par une colorimétrie bien plus agressive. 

Les trucages de Ptouchko ajoutent une ampleur, une poésie et une touche inquiétante qui envoute de bout en bout. Les matte-painting lors des arrivées sur l’île de Pohjota bénéficient d’une démesure délicieusement cauchemardesque, l’usage brillant de la perspective forcée sidère lors de l’apparition de créatures surnaturelles (les statues en mouvements de la scène d’ouverture, la « Route » se redressant face à la mère éplorée). L’ampleur du cinémascope et la photo de Guennadi Tsekavy ajoute à la majesté de l’ensemble, qui culmine lors du climax lors duquel le parti-pris non belliqueux de Ptouchko se justifie par le merveilleux usage du kanteles (instrument traditionnel finlandais) qui se substitue à l’épée pour rompre les maléfices météorologiques de Louhi et laisser surgir une aurore boréale. Le génie formel de Ptouchko et son aptitude à fondre toutes les disciplines expérimentées lors de ses précédents travaux (les marionnettes et l’animation de Le Nouveau Gulliver (1935), le sens du merveilleux de La Fleur de pierre (1946)) font de Sampo un livre d’images inventif qui transcende en grande partie l’aseptisation du matériau original.

Sorti en bluray français chez Artus Films

 

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