Soy Cuba est l’ultime collaboration entre le cinéaste Mikhail Kalatozov et le directeur photo Sergei Urusevsky, ayant mené aux exceptionnelles réussites de Quand passe les cigognes (1957) et La Lettre inachevée (1959). Bénéficiant de l’étreinte idéologique se relâchant à l’ère de la politique du dégel, les deux films embrassaient un puissant lyrisme formel au service d’une romance avortée sur fond de guerre (Quand passe les cigognes) et d’une éprouvante odyssée humaine et métaphysique (La Lettre inachevée). Soy Cuba a une visée plus explicite de propagande, puisqu’il s’agit d’une commande cherchant à montrer la montée de l’adhésion à l’idéal communiste au sein du pays. Pour ce faire le scénariste Yevgeni Yevtushenko s’est immergé de longs mois au sein du pays, apprenant l’espagnol et humant la pensée ambiante. La production se lance alors que Fidel Castro est au pouvoir depuis 1959 et que les espérances qu’il a suscitées ont déjà été largement déçues. Le scénario capture ainsi le Cuba de l’avant, pendant mais certainement pas de l’après la Révolution, évitant un présent idéalisé pour simplement diffuser le sentiment de lutte, de soulèvement aux autres pays n’ayant pas encore endossé le communisme.
Formellement toujours aussi impressionnant, Soy Cuba s’avère néanmoins être un digest des deux précédents films davantage qu’une nouvelle innovation. S’il s’avère crédible dans la situation de Cuba qu’il décrit, le fait d’avoir quatre histoires plutôt qu’un récit au long cours dresse des archétypes plutôt que des personnages, un message plutôt que des thématiques. L’émotion fonctionne cependant dans la première partie, où la caméra de Kalatozov virevolte pour nous plonger dans une pure atmosphère hédoniste. La Havane et Cuba sont vu sous son versant luxueux, entre le faste des hôtels et la fièvre des clubs nocturne. Des plaisirs au service des riches américains en terrain conquis et disposant des locaux à leur guise. Une métaphore rendue explicite lors d’une suffocante scène en boite de nuit où la malheureuse Maria (Luz María Collazo) est littéralement balancée d’un danseur à l’autre dans un plan-séquence chaotique nous délestant de tout repère. C’est le sentiment d’abandon, de ne plus s’appartenir et de renoncement de la jeune femme qui transparaît ainsi dans l’exaltation désespérée qu’elle exprime. L’ultime étape consistant à être l’objet sexuel de son partenaire de piste (Jean Bouise) n’est que l’aboutissement de cette déchéance, à l’assouvissement physique s’ajoutant le tourisme morbide pour l’oppresseur qui s’encanaille en découvrant les bas-fonds de La Havane. Le tumulte de la séquence de club rappelle la déchirante séquence d’adieu de Quand passent les cigognes, tandis que l’ellipse en fondu au noir lorsque Maria cède ramène à la scène de viol du même film.Le segment accompagnant le vieux fermier Pedro (José Gallardo) montre l’oppression locale avec les riches propriétaires terriens écrasant les petites gens. Une sidérante séquence de flashback démultiplie les fondus enchaînés capturant le passé douloureux de la famille de Pedro, les désillusions de sa vie de fermier. Lorsque, alors que le destin semble enfin lui sourire, un possible bonheur va lui être de nouveau arraché, Pedro cède au désespoir dans un déluge de flamme. Kalatozov orchestre dans un brillant montage alterné le nihilisme des anciens las et préférant l’oubli, avec le plan-séquence accompagnant la danse candide et sensuelle de la fille de Pedro. La fatalité inéluctable de ceux condamné à être les éternels oppressés (et ce cadrage en plongée l'écrasant de cette évidence) côtoie l’innocence et l’espoir des plus jeunes vierges de désillusions.Les récits suivants perdent de cette universalité en appuyant davantage la dimension de propagande. Certaines visions sont caricaturales, non pas dans les situations données mais par le fait de dessiner d’un bloc tout un antagonisme (les marines courant les jeunes filles cubaines). Le cheminement du militant Enrique (Raúl García) de du recours hésitant à la violence à la détermination guerrière au cœur d’une guérilla urbaine est assez simpliste aussi, mais Kalatozov déploie un climat de fièvre d’une puissance évocatrice sidérante durant la rixe. Feu, fumée, sueurs et larmes se confondent dans un maelstrom sensoriel d’où ressort la douleur des amis perdus dans la bataille, mais aussi et surtout l’unité collective et l’attente de jours meilleurs. L’ultime segment souffre du même déséquilibre entre galvanisation formelle et simplisme, même s’il faut admettre que ce sentiment naît surtout du recul contemporain et de la connaissance de la suite des évènements. En l’état le deuil intime et la prise des armes du paysan Mariano arraché à son apolitisme naïf impressionne tant dans son spectaculaire bombardement que dans le plan fixe composant un véritable tableau de douleur familiale. On passe des ténèbres à la lumière au propre comme au figuré entre une scène de combat nocturne où Mariano « renait » le fusil à la main amorçant dans son avancée déterminée le lent travelling suivant l’innombrable junte acquise à la cause de Fidel et galvanisée par son appel. Le film ne rencontra pas le même triomphe que Quand passent les cigognes et La Lettre inachevée, recevant un accueil tiède en URSS et à Cuba. « Logiquement » interdit aussi aux Etats-Unis et invisible dans le reste du monde, Soy Cuba ne sera redécouvert que dans les années 90, suscitant l’admiration d’un Martin Scorsese pour ses trouvailles formelles. Au-delà des idéologies, il gagnera ainsi tardivement ses galons de classique.Sorti en bluray français chez Potemkine
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