Moscou, 1941, Veronika et Boris sont éperdument amoureux. Mais l'Allemagne envahit la Russie, Boris s'engage et part sur le front. Mark, son cousin, évite l'enrôlement et reste auprès de Veronika qu'il convoite lui aussi. Sans nouvelles de son fiancé, dans le chaos de la guerre, la jeune femme finit par épouser Mark à contrecoeur. Espérant retrouver Boris, elle s'engage comme infirmière dans un hôpital de Moscou et découvre l'horreur du conflit.
Quand passent les cigognes est un des chefs d’œuvres du cinéma russe post-stalinisme. Il marque la plénitude de l’art de Mikhaïl Kalatozov qui dans ce contexte créatif favorable va enchaîner sur deux autres joyaux, La Lettre inachevée ((1960) et Soy Cuba (1964). Kalatozov avait débuté dans sa Géorgie d’origine où, après avoir gravit les échelons en se formant à pratiquement tous les métiers du cinéma (scénariste, monteur, acteur…), il signe un premier coup d’éclat avec le documentaire Le Sel de Svanétie (1930). Il rencontre des difficultés avec son film suivant Le Clou dans la botte (1932), accusé par le régime de négationnisme, ce qui le condamnera à signer des œuvres de propagandes comme Le Courage (1939) et d’être finalement mis au placard administratif. Il devient de 1941 à 1945 attaché culturel à Los Angeles où il découvre le cinéma américain et est frappé par le lyrisme de cinéastes tels que King Vidor et Vincente Minnelli, qui constitueront une vraie influence formelle dans la suite de sa carrière. La mort de Staline en 1953 permet le développement de la politique du dégel initiée par Khrouchtchev, qui va libérer les arts et permettre à Kalatozov d’entamer un nouveau cycle, d’abord avec Trois Hommes sur un radeau (1954) et surtout Quand passent les cigognes.
Un des films fondateurs de ce courant est Le Quarante et unième de Grigori Tchoukhraï (1956) dans lequel le mélodrame et le romanesque prennent le pas sur l’idéologie. Tchoukhraï creusera le même sillon dans La Balade du soldat (1959) et Kalatozov va à sa manière s’inscrire dans cette veine. Adapté de la pièce Éternellement vivants de Viktor Rozov (qui en signe également le scénario), Quand passent les cigognes est le récit d’un amour brisé par la guerre. Veronika (Tatiana Samoïlova) et Boris (Alexeï Batalov) sont deux jeunes adultes s’aimant d’un amour passionné sous l’œil bienveillant de leurs familles. Leur futur radieux s’assombrit avec l’entrée en guerre de la Russie contre l’Allemagne nazie, et Boris mobilisé sur le front. L’attente douloureuse de son aimé va mettre le cœur de Veronika à rude épreuve.Le parti-pris de Kalatozov sera tout au long du récit celui d’un lyrisme échevelé. A ses débuts dans les années 20, le réalisateur était proche des cercles d’avant-gardes et sur Quand passent les cigognes (et les films à suivre), il va mêler ce passif expérimental à une emphase assimilée du cinéma hollywoodien pour un résultat extraordinaire. Au temps de l’innocence et de l’insouciance des amours de son couple, les effets s’immiscent avec grâce. Les gros plans saisissants capturent dans un noir et blanc immaculé les regards ardents que se lancent Bris et Veronika, tandis qu’une caméra mobile rend féérique les environnements ordinaires les voyant se poursuivre, s’enlacer et s’embrasser dans leurs jeux amoureux. C’est un mélange de fatalité omnisciente (la vue en plongée depuis le ciel du couple traversant la rue) et de proximité magnifiée lorsque Boris et Veronika ne parviennent à se quitter en dévalant l’escalier menant à l’appartement de Veronika.Cet équilibre entre tableau romantique et fugacité amoureuse en mouvement va se briser avec le spectre de la guerre. Le schisme se ressent par le moment soudain et douloureux durant lequel Boris doit partir au front, la veille de l’anniversaire de Veronika. Les retrouvailles impossibles se dessinent aussi en germe dans le lien manqué que signifie l’écureuil en peluche que Boris laisse en cadeau à Veronika. S’étant manqué au moment du départ, Veronika en découvrant le présent de Boris s’étonne de ne pas avoir eu de lettre de ce dernier, celle-ci étant pourtant contenue dans la peluche. La connaissance de cette lettre (que Veronika ne découvrira que bien plus tard par accident) aurait permis à Veronika de patienter malgré les difficultés, mais l’absence de nouvelles et le dénuement va la forcer à épouser Mark (Alexandre Chvorine), le cousin de Boris. La fuite filmique ne signifie plus l’union mais la séparation, le drame collectif prenant le pas sur les destinées individuelles. Tout d’abord un extraordinaire plan-séquence voit Veronika traverser rue bondée et défilé de tank pour rejoindre Boris chez lui à temps avant son départ, et la silhouette de la jeune femme de se faire de plus en plus minuscule et imperceptible quand s’élève la caméra alors que la grande Histoire est en marche. Ensuite alors que Veronika tente un ultime adieu sur le lieu de la mobilisation, un nouveau plan-séquence la noie cette fois dans la foule de familles et de couple se voyant pour leur part accorder ce bref moment d’adieu, cette ultime étreinte qui saura faire espérer un retour. On sent l’influence de Vincente Minnelli (on pense énormément aux poursuites qui concluaient Brigadoon (1954) ou encore Comme un torrent (1958)) dans l’alternance entre les travellings suivant la course éperdue de Veronika, et la tonalité figée de la marche de Boris mêlé à d’autres damnés sans avoir revu sa belle. On comprend qu’ils appartiennent désormais à deux mondes différents, destinés à ne jamais se retrouver.Tous les motifs soulignant le bonheur de la première partie prennent désormais un tour morbide. La remontée d’escalier joyeuse est désormais celle angoissée au sein d’un immeuble détruit par les bombardements, et au bout duquel Veronika va comprendre la mort de ses parents. Ce même escalier réapparaît sous forme d’hallucination pour un Boris agonisant, qui le descend avec Veronika dans la robe de mariée de sa grand-mère telle qu’elle lui avait dit espérer la porter le jour de leur mariage. Kalatozov laisse se distendre le lien unissant son couple par de purs motifs formels et symboliques. Le montage alterné enchaîne l’annonce du mariage contraint de Veronika avec un instantané du front pour Boris poussé vers une mission de reconnaissance qui signera sa fin. Symboliquement, le fait que Veronika ne l’ait pas attendu est le déclencheur de la mort de Boris, cette fatalité s’étant actée dans leurs adieux avortés. Le réalisateur ne condamne cependant pas son héroïne, forcée par les circonstances. Là encore l’image est plus significative que les mots lors d’une sidérante scène de bombardements où le chaos de son et de lumière la rapproche inéluctablement de Mark profitant de sa détresse pour la violer. Un pur moment expérimental en précédant un autre, tout en montage haché (préfigurant clairement les essais d’un Godard sur le final d’A bout de souffle (1960) et la mort de Belmondo) et caméra portée nous traduit la confusion des pensées de Veronika s’apprêtant à commettre un suicide. Le propos se fait universel et souligne la tragédie de la guerre par le prisme du couple sans appuyer sur l’idéologie, alors que cela n’aurait pas semblé déplacé ou propagandiste au vu du conflit nécessaire. La dernière scène, celle de l’acceptation et du deuil, endosse ainsi le passage de la douleur intime à celle de la communion collective, non pas dans une volonté belliqueuse mais plutôt dans l’espoir de maintenir cette paix ardemment gagnée. Un travelling arrière accompagne ainsi une Veronika ne courant plus contre la foule, mais marchant à ses côtés et se félicitant des retrouvailles et à l’allégresse alentour qui lui a été refusée. Le regard omniscient et funeste en plongée du début de film s’inverse pour montrer notre héroïne à son tour scruter les cieux et le vol des cigognes, regardant vers un avenir différent mais possiblement heureux.Sorti en bluray et dvd français chez Potemkine
Les palmes d'or avaient une autre allure en ce temps là...
RépondreSupprimerfilm extraordinaire comme les autres films de Kalatozov.
RépondreSupprimerL'un des plus beaux films du monde. Dans mon top 10 !
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