Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 29 juin 2025

U-Turn : Ici commence l'enfer - U-Turn, Oliver Stone (1997)

Bobby Cooper casse une durite de sa rutilante Ford Mustang rouge de juin 1964 sur une route isolée dans le désert. Il se rend à la petite ville de Superior en Arizona. Darrell, seul garagiste local, lui annonce des délais de réparations imprévisibles et importants. Obligé de prendre son mal en patience, Bobby a l'occasion de se frotter à l'hostilité et à la stupidité des locaux mais aussi de s'attirer des ennuis lorsqu'il tente de séduire la captivante Grace, mariée à l'irascible Jake.

Un peu à la manière de son passionnant Talk Radio (1988) qui durant les années 80 constitua une respiration plus modeste entre plusieurs projets mastodontes (précédé par Salvador (1986), Platoon (1986) et Wall Street (1987) et suivit par Né un 4 juillet (1989)), U-Turn se place pour les années 90 en « petit » film après une série de titres ambitieux et provocateurs (The Doors (1991), JFK (1991), Entre ciel et terre (1993), Tueurs-nés (1994) et Nixon (1995)).  Et tout comme Talk Radio, la supposée récréation va s’avérer une des plus belles réussites du réalisateur.

Adapté du roman Ici commence l’enfer (Stray Dogs en anglais) de John Ridley (qui en signe également le scénario), U-Turn ne semble rien promettre de bien nouveau pour les amateurs de film noir. Un héros loser, de mauvais choix moraux et géographique, une destinée capricieuse, une femme fatale, les codes du genre sont en apparence bien à leur place. Cela se vérifie à la fois dans la tradition du film noir, mais aussi de son renouveau des années 90, notamment avec le succès des films de John Dahl (Kill me again (1989), Red Rock West (1992), Last Seduction (1994)). L’intérêt tient ici à la mise en scène d’Oliver Stone qui transpose dans le polar l’esthétique hallucinée et expérimentale de ses films précédents.

La petite ville de Superior et ses habitants représente un microcosme des damnés de l’Amérique. Les éléments du film noir sont là pour installer par l’archétype des maux universels et intimes. L’obsession de l’argent, la bêtise redneck s’incarne à travers des personnages grotesques et monstrueux comme ceux de Nick Nolte et Billy Bob Thornton. Cette ville dont on ne peut s’échapper symbolise la boucle de la fatalité des démunis, et des mauvais choix constants qu’ils font pour échapper à leur condition. Le personnage insaisissable jusqu’au bout de Jennifer Lopez symbolise cela à merveille, victime d’un destin véritablement sordide suscitant l’empathie, mais ambiguë dans ses intentions et l’expression de sa vulnérabilité – entre Hors d’atteinte (1998) et celui-ci on peut vraiment regretter qu’elle ait gâché son talent dans des choix artistiques douteux. Sean Penn arrive sur les lieux avec ses démons et voit sa propre moralité mise à rude épreuve, victime et agent de ses malheurs. Il est d'ailleurs captivant de voir le traumatisme de l'attachement de Jennifer Lopez et celui de la trahison de Sean Penn tour à tour les rapprocher puis les amener à se détruire, alors que leurs sentiments mutuels semblent sincère. Stone transcende une possible codification déférente mais froide du film noir en vrai drame.

La photo calcinée de Robert Richardson écrase les grands espaces d’Arizona et tanne la peau des protagonistes, installant une moiteur qui les enfonce dans cette fange dont ils ne peuvent échapper. Oliver Stone installe une atmosphère de plus en plus cauchemardesque jouant de cet environnement comme une prison à ciel ouvert et un espace mental clos, dont un évènement ou une anicroche surgira toujours lorsque vous pensez être sur le point d’en sortir. Le score tout en atmosphère d’Ennio Morricone joue également beaucoup dans l’envoutement du film, l’ombre de ses westerns planant sur certains motifs, mais totalement déliés et cotonneux – avec en contrepoint les morceaux de blues et de rock américain classique plus énergiques. Sous le squelette de film noir, Oliver Stone nous parle encore et toujours d’une facette pathétique des Etats-Unis. 

Sorti en bluray français chez l'Atelier d'image 

jeudi 26 juin 2025

L'Île du docteur Moreau - Island of Lost Souls, Erle C. Kenton (1932)

 Recueilli sur un cargo, Edward Parker est jeté par-dessus bord après une dispute avec le capitaine, à proximité d'une petite île tropicale. Il y rencontre le Docteur Moreau : un scientifique fou, qui réalise des expériences génétiques épouvantables sur des animaux, cherchant à les rendre humains. Mais ses expériences ont donné lieu à des abominations, à l'exception de Lota, la belle femme panthère...

Cette première adaptation parlante du classique de H.G. Wells est une production lancée par Paramount après le succès du Docteur Jekyll et M. Hyde de Rouben Mamoulian (1931), ce dernier explorant déjà le thème de la mutation, de l’animalité trouble et du sexe. Le studio Paramount s’inscrivait ainsi dans le sillon lucratif de l’horreur initié par Universal avec ses adaptations de Dracula par Tod Browning et bien sûr les Frankenstein de James Whale. Cela se ressent dans les partis-pris du film, penchant largement plus sur le côté horrifique, dérangeant et inquiétant que sur les questionnements philosophiques et scientifiques du roman, ce que lui reprochera d’ailleurs H.G. Wells qui désavouera cette adaptation.

Le film s’inscrit dans un contexte passionnant où la période pré-code permet quelques éléments très dérangeants dans ce type de récit fantastique et d’aventure. L’île du Docteur Moreau, sorti en décembre 1932, suit ainsi Les Chasses du Comte Zarrof de Ernest B. Schoedsack et Irving Pichelsorti en novembre de la même année, et Freaks de Tod Browning sorti au mois de février. Les trois films partagent une dimension mystérieuse et exotique, une figure de démiurge pensant dominer les hommes et la nature, et une attirance/répulsion pour un « bestiaire » dont il faudra dépasser la monstruosité pour comprendre la souffrance et les tourments. Au mélodrame de Browning et à l’aventure de Schoedsack, Erle C. Kenton troque un résultat aussi irrégulier que fascinant.

Le choix est ici d’instaurer une atmosphère inquiétante, dérangeante, dans le fond et la forme. La dimension mutante bien sûr dégagée par les créations du Docteur Moreau (Charles Laughton) se répercute aussi sur la faune de la jungle conçu par le directeur artistique Hans Dreier où le sentiment « d’ailleurs » se ressent de façon plus contre-nature qu’exotique. Le bestiaire dégage une étrangeté à la fois menaçante et pathétique par la dualité ressentie entre leur animalité d’origine et l’humanité greffée par les manipulations du docteur Moreau. 

Cela se joue par leurs comportements incertains, mais aussi dans l’assujettissement mental que leur impose Moreau qui, tout en leur ayant conféré la parole et une pensée primitive, les soumet par le fouet comme des animaux. La photo de Karl Struss dégage un sentiment d’indicible et d’inquiétude par les jeux d’ombres sur des décors que Kenton se plaît à dévoiler progressivement, par des champs contre champs saisissant ou des panoramiques accompagnant la stupeur des personnages découvrant les créatures du docteur.

Charles Laugton se délecte dans une interprétation plus sournoise que menaçante, voyant un jeu dans les manipulations biologiques et psychologiques par lesquelles il va entrecroiser les espèces. Dans cette idée, le film développe une captivante création originale n’existant pas dans le livre avec la femme-panthère Kathleen Burke, les émois amoureux et sexuels féminins ressentis pour Parker (Richard Arlen) amenant des moments de sensualités troubles mais aussi une empathie plus prononcée que la pour la meute de créature. Malgré une narration abrupte, les excès et moments autres sont légion, notamment un sidérant final où la revanche des créatures adopte tout autant le déchaînement animal que le raffinement sadique humain en rendant au docteur la monnaie de sa pièce. 

Sorti en bluray français chez Elephant Films 

lundi 23 juin 2025

La Dame aux camélias - La storia vera della signora delle camelie, Mauro Bolognini (1981)

 L'histoire de Marie Duplessis, courtisane aimée par Alexandre Dumas fils qui la nommera Marguerite Gautier dans son roman. Après sa montée à Paris, elle devient prostituée puis courtisane.

La Dame aux Camélias est une ambitieuse production européenne à visée de « patrimoine » à travers l’adaptation du célèbre roman d’Alexandre Dumas fils. Bien que s’inscrivant totalement dans le registre (la grande adaptation et le film en costume) de Mauro Bolognini, il n’est pas le premier envisagé par la production puisque, sur recommandation de son ami et admirateur Bertrand Tavernier, Vittorio Cottafavi est le premier nom envisagé. Cela est d’autant plus pertinent que Cottafavi a auparavant signé avec Fille d’amour (1953), une adaptation moderne de La Traviatta, l’opéra de Verdi également inspiré du roman de Dumas fils. Mais Cottafavi retiré depuis trop longtemps à la télévision est écarté au profit de Mauro Bolognini qui va parfaitement faire sien le projet.

Souvent paresseusement comparé à Visconti à cause de leur appétence commune pour le film en costume, Bolognini a cependant une approche différente lors de ses voyages dans le passé. Sans doute marqué par la fructueuse collaboration avec Pasolini lors de ses premières réussites majeures (Les Garçons (1959), Ça s’est passé à Rome (1960)), il en garde une certaine sécheresse, une volonté de réalisme et une noirceur qui détone avec cette réputation injustifiée de simple illustrateur. La Dame aux Camélias s’inscrit dans la continuité de plusieurs œuvres âpres traitant de la condition sociale féminine et notamment de la prostitution comme La Viaccia (1960), Bubu de Montparnasse (1970) ou encore L’Héritage (1976). 

Cette dimension sociale est d’autant plus appuyée par le choix d’adaptation, puisque ce n’est pas le roman qui est directement transposé, mais plutôt la véritable histoire d’amour qui l’a inspiré entre Alexandre Dumas fils et la courtisane Marie Plessis. Le film est ainsi davantage un portrait de cette dernière, rappelant ainsi à quel point le roman de Dumas fils se prête à de multiples et passionnantes relectures – le film de Cottafavi évoqué plus haut, le magnifique Le Roman de Marguerite Gautier de George Cukor (1936), même le Moulin Rouge de Baz Luhrmann (2001) en est une variation lointaine.

Alphonsine (Isabelle Huppert) est une jeune fille conditionnée depuis l’enfance à être désirée et exploitée. Avec une grande sobriété graphique, Bolognini montre la concupiscence qu’elle éveille au plus jeune âge chez des hommes auprès desquels son innocence et ses traits semblent raviver quelque chose. C’est le souvenir de sa fille décédée chez le vieillard Stalkeberg (Fernando Rey), le visage de son épouse décédée pour le Comte Perregaux (Bruno Ganz). Les hommes mûrs transposent un passé meurtri sur ce visage angélique et mutin, les plus jeunes y voient une innocence à souiller dans l’esprit d’une existence débauchés de dandy. Alphonsine subit tout d’abord les évènements, notamment sous l’emprise d’un père (Gian Maria Volonté) à l’affection trop insistante pour ne pas être dérangeante, et toujours prêt à la livrer au plus offrant.

Le récit se construit sur un désir subit, accepté puis exploité par Alphonsine. La passivité de la jeune femme témoigne de ce conditionnement, avec le moment de bascule où un prêtre se voulant bienfaiteur finit par céder à son tour à l’attrait d’Alphonsine. Bolognini semble opérer un glissement et une prise de conscience de son pouvoir durant cette scène. Il filme le visage à l’expression incertaine d’Alphonsine (passivité, résignation) lorsque les mains du prêtre se glisse sous ses jupes, avant un raccord sur les pieds du prêtre qui s’est suicidé par pendaison car meurtri par son acte. Le dégoût et l’entre-deux moral des premières scènes rurales cèdent à la fange et à la luxure des scène parisiennes. Le dépouillement des scènes de campagne laisse place à la surcharge des compositions de plans en décors, costumes, couleurs et accessoires. 

Il y a le cadre de l’opéra, espace de lien social et de rencontres, les soirées mondaines où se nouent et se dénouent les liaisons, et surtout les salons privés dans lesquels la débauche la plus décomplexée peut s’exprimer. L’ornementation des décors n’a aucun faste pour Bolognini, l’austérité de la photo de Ennio Guarnieri et la gamme de couleurs des costumes de Piero Tosi donnant des allures de mausolée à cet hédonisme de façade. Cette morbidité accompagne l’apparence d’Alphonsine, beauté pure dans la première partie, trop fardée quant elle apprend encore à user de ses charmes, puis magnifique d’élégance et de sophistication tout en ayant le regard éteint de celle qui en a trop vu et fait. La blancheur de ses traits en la rend désormais libre d’être rongé par la tuberculose tant sa substance vitale semble avoir été vidée par les années de débauche.

La romance avec Dumas fils semble lui octroyer un sursis, mais les impératifs désormais économiques de son statut de courtisane et un blocage mental à envisager une autre existence (les dernières scènes où mourante elle maintient ses rituels mondains) empêchent une vraie issue romantique. Dumas fils ne deviendra un « bon parti » qu’avec les recettes de son récit des déboires d’Alphonsine, mais avant cela le dilemme se maintiendra pour le pire dans l’esprit de la jeune femme. 

L’ouverture sur les répétitions et la conclusion sur l’interprétation scénique de La Dame aux Camélias opposent assez brillamment l’idéal de tragédie romantique face à une bien plus sordide réalité. Le final tragique des amants sur scène est la projection de l’idéal de Dumas fils dans la façon dont il aurait aimé perdre son aimée, la réalité nous a montré Alphonsine seule, crachant du sang avant de donner son dernier souffle à la suite d’intenses souffrances. On reprochera tout juste une narration parfois trop abrupte (le montage télévisé en deux parties, plus riche de 30 minutes respire un peu mieux) mais sinon Bolognini ramène le fantasme romantique à l’échelle de la condition humaine. 

Sorti en bluray français chez Gaumont 

mercredi 18 juin 2025

Numéro 17 - Number Seventeen, Alfred Hitchcock (1932)

Minuit. Un passant remarque une étrange lueur au n°17 de la rue, il s'agit d'une maison inhabitée mais dont la porte est ouverte. Intrigué, il entre et tombe sur un cadavre mais il s'aperçoit qu'à cette heure indue, il y a paradoxalement plus de monde qu'il pourrait le croire. En effet, il croise par la suite un vagabond légèrement dingue, des étranges « acheteurs » qui se présentent à la porte, armés, et une ravissante jeune femme qui tombe du ciel. Pour ne rien arranger les choses, le cadavre disparaît de lui-même ! La nuit risque d'être assez longue pour les protagonistes...

Numéro 17 est une des œuvres les plus méconnues d’Alfred Hitchcock, ce dernier la tenant en très basse estime puisqu’au moment de l’évoquer durant les fameux entretiens avec François Truffaut, il la balaiera d’un revers de la main en la qualifiant de « désastre ». C’est un avis bien sévère pour un opus qui, s’il est certes mineur, n’en constitue pas moins un jalon fondateur de l’art hitchcockien. Il s’agit en effet d’un des premiers films à instaurer au cœur de l’intrigue le MacGuffin, élément prétexte à la rencontre et confrontation entre les protagonistes, celui autour duquel ils vont s’agiter sans qu’il ait en définitive une importance fondamentale sur les enjeux du récit.

Pour ce qui est un de ses derniers films au sein de la firme British International Pictures Ltd, Hitchcock adapte le roman éponyme de Joseph Jefferson Farjeon, spécialiste du roman policier et d’aventures. Farjeon avait lui-même adapté son roman au théâtre en 1925, et on peut éventuellement supposer qu’Hitchcock assista à l’une des représentations tant le récit semble correspondre à ses goûts. C’est néanmoins contraint par le studio qu’il s’attaque au projet. L’argument est aussi mince qu’intrigant : un groupe d’individu se rencontrent de nuit dans une maison abandonnée, certains poursuivant quelque chose (un collier de diamants en guise de MacGuffin), quelqu’un (un policier traquant des voleurs se dissimulant dans le lot) et d’autres fuyant le pays pour un ferry partant à minuit et demi.

Le ton du film peut dans un premier temps décontenancer, car le ton du roman et de la pièce se voulait burlesque. Ainsi le personnage de Ben interprété par Leon M. Lion (également producteur de la pièce et sommité du théâtre britannique), sans-abri happé par les évènements, amène une tonalité rigolarde et truculente à travers des saillies hilarantes qui désamorcent la tension de son phrasé cockney imbuvable. Cela offre un contrepoint avec d’un côté la droiture du personnage de John Stuart, la gravité de celui d’Ann Grey, et les allures franchement intimidantes et sournoises de Donald Calthrop et Garry Marsh. Dans une première partie se déroulant essentiellement en huis-clos au sein de la maison, Hitchcock instaure une atmosphère oppressante par plusieurs idées. La bande-son jouant sur les bruits de la vieille demeure et la tempête à l’extérieur joue du ressort gothique, le travail sur les ombres auréole le moindre protagoniste d’une ambiguïté certaine dans une inspiration expressionniste. Lorsque l’histoire s’orne d’enjeux plus tangibles, des esquisses de films noirs et de récit à mystère s’ajoute à un ensemble qu’Hitchcock fait progressivement glisser vers le film d’action.

Quelques bagarres nerveuses et péripéties au sein de la maison amorcent la bascule, avant une dernière partie à l’extérieur laissant place à une impressionnante course-poursuite. C’est clairement un proto-blockbuster que nous offre Hitchcock par une folle traque entre un train et un bus, entrecoupées de cascades diverses entre les malfrats se disputant le collier dans et sur le train en marche. Les miniatures accusent certes leur âge, mais le spectacle devait faire son effet en salle à l’époque et, au-delà de ses arguments techniques, Hitchcock se montre inventif dans sa mise en scène pour dynamiser l’ensemble par ses choix d’angle, et fort généreux dans la pyrotechnie lors du sidérant climax voyant le déraillement du train qui s’encastre dans le ferry.

La générosité du spectacle et l’aspect ludique de l’intrigue (une légèreté qui sera reproché par le critique et le public ne connaissant pas forcément le matériau original) font de Numéro 17 une œuvre qui vaut bien plus que sa réputation.

Sorti en bluray français chez Carlotta 

mardi 17 juin 2025

R.A.S. - Yves Boisset (1973)


En 1956, pendant la guerre d'Algérie, March, Charpentier et Dax, des réservistes, se retrouvent dans un bataillon disciplinaire. Ils sont alors pris dans les engrenages de la guerre, de la torture et de la mort. Le commandant Lecoq doit constituer une unité d'élite avec les réfractaires, dont les motivations politiques sont diverses.

Après la réussite et le succès commercial de L’Attentat (1972), Yves Boisset creuse avec plus d’audace encore le sujet politisé et polémique en signant R.A.S. Onze ans à peine après les accords d’Evian qui marquèrent la fin du conflit, Boisset signe une des si ce n’est la première grande fiction à charge traitant de la Guerre d’Algérie. Adaptant le roman éponyme de Roland Perrot, Boisset signe une odyssée chorale accompagnant un groupe de personnages du statut de réservistes en France à celui de parias dans un bataillon disciplinaire.

Chacun arrive dans ce corps d’armée de force, arraché à leur métier, leur jeunesse, famille et conviction. Passée une bagarre initiale amenant chacun à évacuer leur frustration, tous nouent une réelle amitié fraternelle qui sera le socle humain propre à leur faire supporter les épreuves qui les attendent. Boisset montre les protagonistes plier sans se briser pour certains, et s’effondrer pour d’autres, face à ce corps de l’armée montré de façon plus ambiguë et subtile qu’il n’y parait. La première partie en France montre (actualités de propagande à l’appui) le contrepoint entre des officiers fanatisés et des soldats désabusés, la brutalité de premiers cherchant à soumettre la volonté des seconds. Cette dynamique prend un tour nettement plus oppressant en Algérie, l’éloignement de la civilisation accentuant le travail de lobotomisation des esprits, l’incitation aux forfaits révoltants envers les locaux.

Cet isolement est ainsi propice à un renoncement progressif. L’humaniste et militant communiste Charpentier (Jacque Weber) est confronté aux limites de son pacifisme, les horreurs auxquelles il assiste et/ou est incité à perpétrer ébranlent la santé mentale de Dax (Jean-François Balmer), tandis que les traits juvéniles et innocents de March (Jacques Spiesser) sont altérés par l’expérience. Après l’axe de la soumission violente, Boisset montre celui d’un pragmatisme forcé lorsque nos héros intègrent une unité d’élite où le commandant Lecoq (Philippe Leroy-Beaulieu) leur fait apparaître certains écarts comme un mal nécessaire et les place face aux limites de leur insoumission dans pareil contexte. Au fil des pertes et des épreuves, l’esprit de corps se construit mais relève d’un malaise ne se dissipant pas quant à un conflit qui n’a rien de noble. Boisset montre d’ailleurs la contestation bien présente au sein de la population française (la chaotique scène d’émeute en gare), et les méfaits les plus controversés de l’armée français lors de scènes de tortures – qu’il fut obligé par la censure d’altérer au montage.

Le réalisateur n’idéalise pas ses personnages pour autant, eux-mêmes faisant preuve d’une boussole morale tangente (Charpentier laissant se dérouler un viol sur une autochtone, le même malgré ses appels à la révolte n’osant pas prendre l’initiative seul, la prostitution organisée par l’armée), notamment dans un racisme ordinaire notamment lorsqu’un camp est mis à sac avant d’être investi par des tirailleurs sénégalais. L'ironie voudra que c'est en effectuant le seul ordre bienveillant de l'armée que les balles ennemies frapperont réellement le groupe. C’est toute une époque trouble et troublée que capture Boisset dans ce grand film de guerre qui malgré les intimidations diverses (projections interrompues par des groupuscules d’extrêmes droites) rencontrera une nouvelle fois son public, et lui permettant de poursuivre dans cette veine engagée.

Sorti en bluray français chez Tamasa