Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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samedi 30 novembre 2024

The Colors Within - Kimi no Iro, Naoko Yamada (2024)

Totsuko est synesthète : elle peut voir les couleurs des gens. Avec Kimi, élève décrocheuse, et Rui, qui rêve de synthés quand ses parents l’imaginent médecin, elle décide de monter un groupe de musique. Naoko Yamada confirme son talent pour les histoires adolescentes tendres et libres.

The Color Within marque le retour au cinéma de Naoko Yamada,  près de 6 ans après célébré Liz et l’Oiseau bleu (2018). C’est aussi le premier film que Yamada signe au sein du studio Science Saru, qu’elle a intégré depuis 2021 et au sein duquel elle avait déjà réalisé la série The Heike Story (2022) et le court-métrage Garden of Remembrance (2022). La réalisatrice avait jusque-là gravi les échelons au sein du studio Kyoto Animation, participant à la construction de l’identité visuelle du studio à divers postes au sein de séries cultes (K-On, Sound Euphonium) puis y marqua les esprits avec son premier film Silent Voice (2016). Naoko Yamada semble s’être éloigné de Kyoto Animation après le drame criminel qui frappa le studio en 2019, et The Color Within est vraiment l’œuvre ambitieuse concrétisant ce nouveau départ.

Le film semble sur le papier un retour aux sources des œuvres qui firent la renommée de la réalisatrice avec cet environnement lycéen, ces tourments adolescents et la pratique musicale au centre de K-On et Sound Euphonium. Le traitement narratif et formel prouve cependant que l’art de Yamada est en constante évolution en évitant la redite. L’un des défauts que l’on pouvait trouver à Silent Voice était l’expression trop appuyée de ses émotions, écueil en partie corrigé dans un Liz et l’oiseau bleu tout en finesse, par sa symbolique et ses jeux de regards entre les protagonistes. The Color Within creuse le même sillon en jouant de la perception du monde et des autres décalée de son héroïne Totsuko. Atteinte de synesthésie, son entourage lui apparaît auréolé de couleurs l’incitant ou pas à s’attacher à eux. C’est ainsi qu’elle va tomber sous le charme de Kimi, camarade plus âgée qui va bientôt cesser de se rendre au lycée. Elle parvient à retrouver sa trace et décide à la suite d’un concours de circonstances de monter un groupe avec elle et un autre garçon, Rui.

Les deux jeunes filles ont la particularité d’être scolarisées dans un lycée catholique, élément assez original dans le cadre japonais. Cet environnement se déleste pourtant de sa portée oppressante et culpabilisatrice à travers le regard de Totsuko. Ce rapport au monde que son symptôme lui fait ressentir acquiert une portée apaisante dans l’atmosphère traversant la salle de culte. Yamada n’appuie pas forcément la douceur du lieu par sa dimension pieuse, mais son calme, son climat de recueillement et de confidence au sein duquel Totsuko peut être elle-même et assumer sa nature excentrique par sa foi. Les inserts sur les symboles, l’espace aéré et calme du lieu ainsi que la bienveillance d’une sœur participent à cet épanouissement, loin de l’agitation du reste du lycée.

L’évolution de Totsuko consistera en construire ce type d’environnement ailleurs. Le scénario se montre évasif, tant dans les dialogues que les situations quant aux maux affectant les personnages. Totsuko masque en public les émotions que lui provoquent les visions inhérentes à sa synesthésie, Kimi reste taciturne sur les difficultés l’ayant fait quitter le lycée, et seule la pression familiale vécue par Rui est explicitement évoquée – par la narration davantage que par lui-même. La musique créée en commun par le trio servira ainsi de terrain d’expression, d’exutoire intime. 

Pourtant, une nouvelle fois, Naoko Yamada fait dans la retenue et frustre volontairement le spectateur. Un début de couplet ici, une amorce de mélodie là, c’est avant tout le bonheur de passer un moment amical ensemble plutôt que la création que privilégie la réalisatrice. La grâce suspendue de ces instants existe par les inserts abstraits de couleurs, par des séquences oniriques convoquant des styles d’animations plus expérimentaux. Tout comme les personnages sont encore incapables de verbaliser leurs émotions, la mise en scène les rend palpables par cette touche subtiles et hypnotiques.

The Color Within est dès lors un film où la légèreté se dispute à la gravité, mais sans conflits ni réel rebondissement dramatique. C’est un entre-deux correspondant à l’inconséquence des affects adolescents, qui n’explosera que durant le concert final. L’approche musicale évite de rendre cette délivrance lourdement explicative, mais au contraire touchante et euphorisante par l’alliance de la musique et des paroles. Ce final est un magnifique accomplissement (porté par une bande-son qu’il sera difficile de vous sortir de la tête) qui ne sert pas de résolution à tout, mais l’expression d’un ressenti qui permettra d’avancer. Naoko Yamada nous là un petit bijou de tendresse et d’instantané adolescent. 

Découvert en avant-première durant le Carrefour de l'animation au Forum des images, le film sortira en 2025

vendredi 29 novembre 2024

Les parachutistes arrivent - The Gypsy Moths, John Frankenheimer (1969)

Profitant de leur passage dans la petite ville provinciale de Bridgeville dans le Kansas, la veille du 4 juillet, Malcolm et deux de ses amis parachutistes d'exhibition de la Gypsy Moths rendent visite à sa tante et son oncle. Elizabeth se sent immédiatement et irrémédiablement attirée par Mike malgré le cynisme de ce dernier qui semble poursuivre une quête existentielle vers la mort.

Durant les années 60, John Frankenheimer avait signé une sorte de trilogie paranoïaque avec Un crime dans la tête (1962), Sept jours en mai (1964) et L’Opération Diabolique (1967). L’ombre de la Guerre froide, l’assassinat de JFK et la peur du putsch militaire planait sur les deux premiers films, tandis que L’Opération Diabolique prenait un tour plus existentiel sous ses motifs de thriller, questionnant la vacuité de l’American Way of life. C’est ce sillon que semble creuser de nouveau Les Parachutistes arrivent, la chronique prenant cependant le pas sur le suspense. Au départ il y a un roman de James Drought publié en 1955, sur lequel un Kirk Douglas intéressé va poser une option en 1966. Il en perd les droits lors de la rupture avec son partenaire de production Edward Lewis, ce dernier poursuivant le projet avec John Frankenheimer qui était le premier réalisateur envisagé.

Le récit nous fait suivre trois parachutistes d’exhibition parcourant l’Amérique profonde pour leurs spectacles. Mike Rettig (Burt Lancaster) est le plus expérimenté du trio, un cynique désabusé qui ne vit que pour l’adrénaline des sauts durant lesquels il se plaît à défier la mort en ne déclenchant son parachute qu’à l’ultime seconde. Browdy (Gene Hackman) est le boute-en-train et businessman de la bande, son énergie et sens de la communication dissimulant une angoisse sans doute plus profonde, exposé par ses visites à l’église avant chaque grand show. Enfin Malcolm (Scott Wilson) est paradoxalement le plus vulnérable de tous en apparence, mais le plus solide psychologiquement, ne masquant pas son appréhension avant les sauts mais solide et fiable en situation. De passage dans une petite ville du Kansas où Malcolm passa une partie de son enfance, les personnages vont y être confronté à leurs contradictions.

Si le trio fuit la monotonie d’une existence conformiste dans leur périlleux métier, les personnalités croisées ne sont pas davantage satisfaites dans leur quotidien rangé. Frankenheimer installe une atmosphère de tension érotique et de secret sous le vernis bienséant, notamment avec Elizabeth (Deborah Kerr), tante de Malcolm éprouvant une attirance pour Rettig. La pulsion de vie et de mort se disputent chez celui-ci, dans le jeu dangereux auquel il s’adonne durant ses sauts, l’approche du sol interrogeant en lui le désir de s’y écraser dans l’oubli ou d’y atterrir pour peu que quelqu’un et une vie l’y attendent. Burt Lancaster retrouve Deborah Kerr après leurs collaborations sur Tables séparées de Delbert Mann (1958) et surtout Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann (1953). Leur alchimie opère à nouveau, mais ici dans une sorte de lassitude désabusée de l’âge mûr, dans un climat de renoncement dont les élans tendres semblent être les derniers soubresauts avant la « chute ». Cela va introduire une belle et étonnante scène d’amour durant laquelle Deborah Kerr se montre nue pour la seule fois de sa carrière.

Les autres protagonistes ont droit à un traitement passionnant également. Il faut toute la finesse de jeu de Gene Hackman pour deviner les espoirs déçus de Browdy, lui aussi en quête impossible d’une épaule sur laquelle poser sa tête mais condamné par son attitude fanfaronne et sa vie d’erranc à des interactions superficielles – le bel instant de confidences avortées avec son coup d’un soir. Scott Wilson est marqué par un drame d’enfance et un sentiment d’abandon (dont les raisons se révèleront) qui font du groupe formé avec ses acolytes une sorte de famille de substitution. La prestation toute en retenue de Wilson fait mouche, et rend d’autant plus intense les instants durant lesquels son tempérament prudent vacille. Frankenheimer capture parfaitement l’atmosphère de cette Amérique profonde, son vernis sage se confrontant à la révolution sexuelle avec les ruelles sages du jour laissant place aux néons du club de strip-tease local la nuit venue. 

Cette dualité existe aussi chez les habitants, telles les membres du club d’Elizabeth toutes émoustillées par la présence virile de Burt Lancaster durant sa présentation. La pulsion de mort et de vie des sauteurs se mue en pulsion morbide chez les spectateurs des spectacles, émerveillé autant qu’avide de l’odeur du sang en cas d’incident, les nombreux contrechamps de foules yeux rivés ne laissant aucun doute. Frankenheimer a eu tout le sentiment d’observer ce sentiment en réalisant Grand Prix (1966) film consacré à la Formule 1.

Les scènes de sauts en parachute sont particulièrement novatrices et spectaculaire. Le filme démocratise les pratiques du base-jump et du skydiving, dans des séquences aériennes filmées en 35 mm avec des caméras accrochées aux casques des cascadeurs. Une demi-douzaine de spécialistes se partagent les sauts, entre les filmeurs et les doublures, tandis que l’expérience de Frankenheimer sur Grand Prix permet d’insérer de manière crédible et fluide des plans de coupe sur le visage des acteurs.

Après une première heure introspective, les quarante dernières minutes enchaînent les séquences de sauts spectaculaires et ludique, presque avec monotonie et détachement afin de mieux nous cueillir lorsque l’impensable se produit. Une nouvelle fois la question de ce qui nous attends au sol se pose, et la raison de freiner la descente ou de la laisser s’amorcer sans retenue. Dans les deux situations clés mettant ce doute en jeu, l’issue dépendra à chaque fois d’une sensation du présent, d’une espérance de futur, et la survie comme la mort ne tient qu’à un réflexe presque machinal. Un grand film qui sera pourtant un gros échec commercial, mais que Frankenheimer tenait pour sa plus grande réussite. 

Sorti en dvd zone 1 chez Warner

mercredi 27 novembre 2024

L'Œuf de l'ange - Tenshi no tamago, Mamoru Oshii (1985)


 À l'aube d'un second déluge, prédisant l'arrivée d'une espèce supérieure à l'homme, une petite fille trouve un œuf qu'elle garde. Elle rencontre un jeune homme qui la suit, curieux de savoir ce que contient cet œuf.

Mamoru Oshii avait atteint les limites des possibilités à imposer un style personnel dans le cadre d’une production commerciale avec le film Lamu : Beautiful Dreamer (1984), au ton fort éloigné de l’humour hystérique du manga de Rumiko Takahashi – dont il était devenu un atout majeur en étant le principal réalisateur de la série télévisée. Parallèlement, un autre futur pilier de l’animation japonaise s’apprête à prendre son indépendance du carcan des franchises avec un Hayao Miyazaki en pleine préparation de l’adaptation de son manga Nausicaa de la vallée du vent (1984). Sollicité pour réaliser le nouveau film dédié au gentleman cambrioleur Lupin 3 après la réussite de Le Château de Cagliostro (1979), il décline donc l’offre mais recommande Mamoru Oshii pour le poste. 

Au début des années 80, durant la production de la série Nils Holgersson, Oshii s’était lié d’amitié avec l’illustrateur Yoshitaka Amano, future star du milieu otaku grâce à son travail sur les jeux vidéo Final Fantasy pour l’éditeur Square Enix, ainsi que les dessins conçus pour les romans de Hideyuki Kikuchi consacrés au personnage de Vampire Hunder D. Oshii s’associe donc avec Amano pour concevoir cette aventure de Lupin 3, mais la proposition du duo est bien trop expérimentale pour les producteurs, qui se tourneront vers le vétéran Seijun Suzuki (lequel signera là son premier film d’animation) pour finalement réaliser Edgar de la Cambriole : Le Complot du clan Fuma (1985), troisième long-métrage de la franchise.

Oshii et Amano ne se découragent pas et développent alors le projet comme une production originale, qui va se trouver un financement chez l’éditeur Tokuma Shoten, déjà mécène des premières années du studio Ghibli. Dans une réalité suspendue et à la temporalité incertaine, nous suivons les déambulations d’une petite fille protégeant jalousement un œuf en sa possession, tandis qu’un mystérieux garçon l’observe et la suit, curieux du contenu de cet œuf. L’ambiance est étrange à souhait, oscillant entre atmosphère postapocalyptique dans l’immensité de ses espaces désertiques, tonalité biblique quant à la cause de cette quasi-absence de vie (châtiment sur le point de se reproduire avec un nouveau déluge, la hauteur de vue omnisciente de la dernière scène), et une possibilité de transhumanisme avec l’arrivée imminente d’un vaisseau extraterrestre.

La narration est pratiquement muette, le récit minimaliste, Oshii enchaînant les somptueux tableaux contemplatifs qui magnifient le style singulier de Yoshitaka Amano. Ce dernier a développé dans les décors, l’imagerie et le chara-design de ses personnages une imagerie très originale aux inspirations européennes (l’Art Nouveau d’Alfons Mucha) et japonaise avec l'ukiyo-e. L’alliance de ces influences tire parfois les films vers des sous-genre très identifiables, comme le western, le récit postapocalyptique ou le fantastique gothique sur les deux adaptations de Hideyuki Kikuchi, Vampire Hunter D :Chasseur de vampires (1985) et Vampire Hunter D : Bloodlust (2000). Oshii signe une œuvre bien plus inclassable, libérée de toute contrainte narrative pour nous plonger dans une rêverie éthérée, dans des moments suspendus envoutants.

L’interprétation des évènements est dictée par la seule image et laissée libre au spectateur - la vrai nature de poursuivant et poursuivi dans le rapport des deux personnages, l'espace mental autour du motif de l'œuf dans nombre de décors. Les émotions sont dictées par des compositions de plans jouant sur des images fixes étirées jusqu’au vertige, de lents mouvements de caméra accompagnant l’avancée minimaliste des silhouettes des deux protagonistes dans des environnements désolés et inquiétants. Les ruptures de ton oniriques déploient des visions sidérantes (l’éveil et la poursuite finale) dans lesquelles le style d’un Oshii émancipé s’affirme de façon radicale - et régurgité de façon plus "accessible" par la suite notamment dans Ghost in The Shell (1995). 

Le film témoigne vraiment de l’âge d’or d’une certaine animation japonaise aventureuses durant les années 80, même si le film sera malheureusement un échec commercial. Oshii restera sur le carreau sans être employé durant deux ans après cela, mais c’est bien la personnalité exprimée sur L’œuf de l’ange qui impressionnera le milieu et l’amènera à être engagé pour les grandes réussites à venir, notamment autour de l’univers Patlabor

Disponible en bluray japonais

lundi 25 novembre 2024

The Ghost of Yotsuya - Yotsuya kaidan, Kenji Misumi (1959)


 Samouraï sans maître, Iemon vit avec sa femme dans la pauvreté. Alors qu'un seigneur lui propose de divorcer pour le marier à sa fille, une machination diabolique se met en place.

The Ghost of Yotsuya est l’adaptation d’un des, si ce n’est du plus célèbre conte de fantôme chinois. Il s’agit d’un « mythe » relativement récent puisqu’à l’origine on trouve la pièce de théâtre kabuki Yotsuya kaidan, écrite en 1825 par Tsuruya Nanboku. Immense succès à l’époque, la pièce a depuis bénéficiée d’une multitude d’adaptations cinématographiques. La première date de 1912 et depuis les versions fidèles, les variations et inspirations se sont faîtes nombreuses. D’ailleurs le film de Kenji Misumi sort en 1959, en même temps que ce qui est considéré comme la meilleure version avec Tokaido Yotsuya Kaidan de Nobuo Takagawa.

L’une des raisons du triomphe de la pièce originale lorsqu’elle fut jouée pour la première fois reposait sur le fait que l’inspiration de l’auteur reposait sur de vrais faits divers de l’époque connu des spectateurs. Tsuruya insère et revisite ainsi dans sa pièce le meurtre de deux serviteurs contre leur maître, ainsi que l’assassinat commis par un samouraï contre sa concubine et son amant qui était un de ses domestiques. Cet ancrage réaliste imprègne grandement la première partie qui s’avère être un mélodrame féodal relativement classique. On observe ainsi les difficultés matérielles de Iemon (Kazuo Hasegawa), samouraï sans maître et de son épouse Oiwa (Yasuko Nakada). L’adversité enferme le couple dans les archétypes de leur genre alors que la pureté de leurs sentiments mutuels est authentique. Tout à sa fierté virile, Iemon garde ses distances par honte de la situation dans laquelle il met Oiwa, cette dernière renforçant l’attitude de son époux par sa dévotion sans faille d’autant plus humiliante pour lui. Il en résulte une absence de communications, des non-dits qui seront en partie les cause du drame à venir.

Un action plus téméraire qu’héroïque place Iemon dans les bonnes faveurs d’un seigneur qui, après l’avoir précédemment humilié, accepte de le marier à sa fille par caprice de celle-ci. Iemon reste fidèle à son épouse, mais les profiteurs gravitant autour de lui ont tout intérêt à briser son mariage et favoriser une nouvelle union lucrative pour eux. Le climat de violence, tyrannie et corruption de ce Japon féodal est ainsi révoltant, et n’autorise pas les sentiments nobles. Si l’argument fantastique n’intervient que dans la dernière partie, les éléments formels qui le permettront s’annoncent bien en amont. L’amour inconditionnel de Oiwa pour son mari rejaillit sur la douceur émanant de son visage serein, de son port digne. Lorsque le venin de la jalousie s’immisce peu à peu en elle, cette beauté s’altère progressivement et, si ce sont les trahisons bien humaines qui l’enlaidiront et provoqueront sa mort, l’ultime transition vers la monstruosité relèvera du fantastique. Oiwa se mue en onryō, fantôme motivé par la vengeance.

Alors que l’amour d’Oiwa figeait toutes ses pensées vers son homme, son ressentiment va imprégner tel un poison l’esthétique de Misumi ainsi que l’esprit de ses victimes. Dans la pièce originale, Iemon était complice de la mort de son épouse dont il souhait la disparition pour nourrir son ambition. Les changements du film de Misumi instaurent une fatalité et tragédie rendant la tournure des évènements d’autant plus touchant. Dès lors l’émotion se dispute à l’horreur particulièrement morbide et frontale dans cette version.

L’héritage du kabuki s’estompe à la vision du maquillage réellement monstrueux d’une Oiwa défigurée, suscitant un spasme de frayeur et de dégoût chez ceux croisant son regard. La puissance du fantôme repose sur la profondeur infinie de sa rancœur, et ses effets s’accentue sur ceux nourrissant un sentiment de culpabilité à son égard. Misumi alterne entre la manifestation de proto jumpscare saisissantes voyant la réalité s’altérer, et laisser surgir le visage d’Oiwa, sa main vengeresse dans le cadre de façon inattendue. La photo de Y. Marika joue brillamment de la couleur pour faire basculer la gamme chromatique vers une esthétique sordide et gothique.

Dans cette idée les apparitions d’Oiwa jettent un soupçon d’effroi en se manifestant dans les recoins d’élégantes compositions de plan, ou lorgnent vers le gore en rendant palpable la putréfaction des peaux, l’humidité des plaies. On pense à La Nuit des morts vivant de George Romera dans ce mélange de réalisme et d’horreur morbide, ainsi qu’à Ring et ses différentes itérations constituant d’ailleurs un mythe horrifique moderne devant beaucoup à Yotsuya, particulièrement cette version Misumi. Une poignante dernière image ramène cependant brillamment à la raison de la colère et de l’apaisement final, l’amour inconditionnel et bafoué d’une femme. 

Sorti en bluray français chez Roboto

dimanche 24 novembre 2024

Opération San Gennaro - Operazione San Gennaro, Dino Risi (1966)


 Trois gangsters et escrocs américains, Jack, Maggie et Franck, arrivent à Naples avec la ferme intention de dévaliser la cathédrale afin de voler le trésor de San Gennaro, patron de la ville. Pour réussir leur coup ils doivent évidemment compter sur la complicité d’un habitant connaissant bien les lieux, c’est pourquoi ils demandent de l'aide à Don Vincenzo, vieux truand napolitain, surnommé "le phénomène". Celui-ci leur recommande de travailler avec son protégé Dudu.

En 1958 Mario Monicelli en réalisant Le Pigeon marque l'avènement de la comédie italienne. Le film endosse le contexte économique rugueux du néoréalisme italien avec la méchanceté et la drôlerie de la grande comédie italienne à venir, dans un film de casse décalé dont l'issue est forcément vouée à l'échec. Le Pigeon voyait son casse tourner court par la maladresse et la poisse de ses exécutants, mais surtout par la fatalité sinistre associée à cette arrière-plan néoréaliste. Dino Risi signe une sorte de pendant de Le Pigeon avec Opération San Gennaro, film dont les ressorts et le ton se conjugue aussi avec l'Italie d'alors. Le pays a depuis connu le boom économique et c'est dans l'euphorie ensoleillée des sixties que baigne le film, un esprit que Risi a déjà capturé dans Play-Boy Party (1965). Cette fois Risi dresse un pont entre l'Italie touristique du néoréalisme rose et les voleurs pieds nickelés de Le Pigeon, le choix de la ville de Naples devant servir de contraste pittoresque pour les personnages américains.

Comme un symbole c'est l'acteur comique Totò qui va relier les univers du film de casse anglo-saxon et la comédie italienne, en étant l'intermédiaire entre les voleurs chevronnés Jack (Harry Guardino) et Maggie (Senta Berger) et le local Dudu (Nino Manfredi). L'hilarante scène de Toto en prison donne le ton du relâchement napolitain et par la suite tout le film marque le schisme entre le professionnalisme américain et l'amateurisme italien. D'un côté les plans millimétrés, le timing serré, les tâches rigoureusement assignées et de l'autre le dilettantisme, la nonchalance et la distraction. Risi inscrit cette excentricité toute méridionale dans la mise en scène et le décorum lorsque Dudu déambule en ville avec Maggie, la moindre interaction avec ce cadre étant prétexte à une magouille discrète, à l'apparition de trognes napolitaine inénarrable. Le choix des acolytes locaux est dans cette lignée avec des protagonistes loufoques semblant échappés de bd (le Capitaine décalque du Haddock de Tintin). La première tentative de casse souffre donc de cet art du détour, de cette langueur latine lorsque le plan est avorté par un piège en forme de mariage qui se traîne. L'incompétence des Italiens semblent même contagieuse avec la mort d'un américain ayant mangé des moules avariées.

Peu à peu cette opposition moqueuse semble s'inscrire dans un mépris et une condescendance des Américains pour les Italiens. Senta Berger déploie ses charmes affolants pour dissiper les scrupules pieux de Nino Manfredi, soudain anxieux à l'idée de dérober un trésor local. Pourtant lors de la seconde tentative de casse, les obstacles sont désormais franchis grâce à la souplesse du plan, le sens de l'improvisation et la connaissance du terrain (le choix d'opérer durant un concours de chant télévisé prisé localement) des Italiens. Si les Américains ont la méthode et la rigueur, les Italiens sont capables d'arriver au même résultat et au-delà par l'astuce, Risi multipliant à l'inverse cette fois les gags où la technologie, la stratégie rigide faillit chez les Américains incapables de répondre à l'imprévu (Senta Berger perdant une carte car effrayée par un rat). 

Nino Manfredi est irrésistible dans ce registre et voit systématiquement ses initiatives échouer quand elles sont dans l'anticipation plutôt que l'improvisation comme l'hilarant piège routier qui va rater. La cartoonesque course-poursuite finale entre les ruelles encombrées de Naples et le tumulte d'un aéroport sublime cet argument dans une énergie et une folie de tous les instants, Risi renversant de nouveau des scènes initialement à l'avantage du calcul anglo-saxon - le camouflage de nonne de Senta Berger bien moins efficace cette fois-ci.

Le côté pieds-nickelés demeure certes à travers un ultime rebondissement, mais non sans avoir fièrement célébré une "italianité" fait de débrouille et de spontanéité. Une humanité en somme, bien plus attachante même dans l'échec que la réussite froide capitaliste et anglo-saxonne. 

 Inédit en dvd français vu à la Cinémathèque française

vendredi 22 novembre 2024

Fireflies in the North - Kita no hotaru, Hideo Gosha (1984)


 Situé dans le désert glacial d'Hokkaido pendant les premiers jours de l'ère Meiji, où le directeur brutal de la prison de Kabato terrorise les condamnés aux travaux forcés pour construire les routes nécessaires à l'ouverture du territoire.

Fireflies in the North est pour Hideo Gosha une œuvre qui s’insère entre sa trilogie d’adaptation de Tomiko Miyao (Dans l’ombre du loup (1982), Yohkiroh, le royaume des geishas (1983), La Proie del’homme (1985) et plus globalement son observation de la figure de la geisha – auquel s’ajoutera Tokyo Bordello (1987 qui n’est pas une adaptation de Tomiko Miyao. Fireflies in the North se rapproche en partie de ces films en retrouvant des héroïnes sacrificielles, mais creuse plus loin à travers ce portrait du Japon au début de l’ère Meiji, par le prisme de la rugueuse région d’Hokkaido.

Le récit se situe en 1881,13 ans après l’avènement de l’ère Meiji. Celle-ci a sonné la fin du shogunat Tokugawa et fait entrer (en partie par la contrainte des occidentaux) le Japon dans l’ère moderne. Cette volonté de modernité passe par l’aptitude à dompter et exploiter industriellement toutes les ressources du pays, y compris dans les régions au climat hostile comme Hokkaido. La construction de la prison de Kabato va servir à accélérer le processus, les prisonniers y séjournant devant en guise de travaux forcés construire les futures routes de transport sous un froid polaire. Gosha dépeint ce microcosme et cette ville implantée au sein d’un désert de glace.

L’ensemble des protagonistes se situe au carrefour des mues sociétales et politiques du Japon d’alors. Takeshi Tsukigata (Tatsuya Nakadai) a en quelque sorte cassé le modèle héréditaire et pyramidal des Tokugawa pour être nommé directeur de la prison malgré ses origines modestes. Ses mérites militaires et ses démonstrations de virilité toute puissante semblent lui avoir valut cette place, qu’il justifie en dirigeant les lieux d’une main de fer. Les prisonniers sont pour la plupart des dissidents et chantre du régime Tokugawa, l’ironie les amenant à construire les fondations du gouvernement qu’ils ont combattu.

Cela amène d’ailleurs des confrontations ambiguës puisque parmi les gardiens de prisons et seconds du directeur se trouvent être des anciens membres et pontes des Tokugawa – le scénario introduit même une vraie figure historique avec Nagakura Shinpachi, ancien capitaine du shisengumi qui fut effectivement instructeur de kendo dans une prison à Hokkaido. Ils apparaissent aux yeux des prisonniers comme des traitres à la cause, certains ayant fait leur choix par ambition ou (comme certaines péripéties le montreront) pour infiltrer l’ennemi de l’intérieur. Dès lors les anciens réflexes de mépris de classe peuvent inopinément ressurgir comme lorsqu’un second va ouvertement mépriser Tsukigata durant une exécution, car humilié d’être incapable d’utiliser correctement son sabre.

 Le maillon le plus faible de la chaîne s’avère malheureusement les femmes dans ce cadre, et à double titre. C’est tout d’abord par la maison close avoisinant la prison, et par l’identité des prostituées qui sont les amantes et épouses des prisonniers dont elles ont décidé de se rapprocher géographiquement par ce moyen. Là encore les intentions s’avéreront plus troubles et motivées par de possibles tentatives d’évasion. Gosha va patiemment dérégler cette hiérarchie et rendre les personnages moins schématiques par sa caractérisation. Tsukigata sous ses airs de tyran indestructible semble ainsi, malgré une ambition évidente, animé d’une vraie foi dans sa mission de civiliser Hokkaido. 

Presque trop efficace dans sa tâche, la réussite s’apprête à lui être volée avec la nomination d’un nouveau directeur plus « présentable » par son statut social (Tetsuro Tamba). Les carcans s’avèrent tout aussi poreux à travers la romance naissante avec Yuya (Shima Iwashita), geisha en mission pour sauver son homme mais progressivement troublée par la conviction de Tsukigata. Tous les protagonistes se révèlent obsessionnels et obtus dans leurs desseins sentimentaux, politiques, professionnels jusqu’au point de non-retour.

Gosha alterne entre un filmage en studio et extérieurs saisissants dans les paysages enneigés d’Hokkaido. Dans un premier temps, les scènes d’intérieurs rejouent la hiérarchie du système dans les cadrages, compositions de plan et tenues vestimentaires. Plus les tenues sont sombres et masquent le corps des protagonistes (et par conséquent les protègent du froid), plus ils s’affirment en temps que dominées. Les couleurs reviennent aux kimonos et laissent entrevoir la pâleur de leur peau, le contour de leurs formes, tandis que les uniformes orangés et dépenaillés des prisonniers les placent au bas de l’échelle, exposés au froid ainsi qu’au fouet lors des travaux extérieurs ou grelottant dans l’exiguïté de leur cellule insalubre. 

Plus le blanc des plaines glacées domine l’image, plus les flocons de neiges obscurcissent l’écran et plus les strates initiales vont s’effriter. Tsukigata a beau plastronner devant la marche forcée des prisonniers, nous savons qu’il est désormais diminué. Plus tard la révolte sonnera par une jeune geisha offerte au plus offrant, mais à la détermination sans faille et au désir brûlant. Le froid pénétrant et les grands espaces immaculés troublent les repères géographiques, sociaux et moraux pour une remise en cause du système qui n’aura lieu qu’en apparence après que l’errance aura ramené les personnages sur leurs pas. La révolution sera avant tout intérieure, mais les grandes injustices demeurent, même dans la modernité de l’ère Meiji. Un nouvel opus captivant et puissant d’Hideo Gosha.