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mardi 3 janvier 2023

Yohkiroh, le royaume des geishas - Yôkirô, Hideo Gosha (1983)


 Jadis, Katsuzo a été amoureux d'une prostituée avec laquelle il a eu une fille. Ils avaient voulu fuir ensemble, mais les yakuzas les rattrapèrent, tuèrent devant lui sa compagne. Aujourd'hui, Katsuzo est un zegen, une sorte de proxénète indépendant qui achètent des jeunes filles à des familles miséreuses pour les revendre au Yohkiroh, la plus grande maison de geishas du sud du Japon, à Kochi. La perte de sa compagne l'a rendu ténébreux, insensible. Pour oublier complètement son passé, il a même placé sa fille au Yohkiroh où, entre-temps, celle-ci est devenue la grande geisha Momowaka, que tous les notables de la région s'arrachent. Mais de terribles drames se jouent au sein de ce royaume des plaisirs.

Yohkiroh, le royaume des geishas est le deuxième volet de la trilogie que consacre Hideo Gosha aux adaptations de Tomiko Miyao, intercalé entre Dans l’ombre du loup (1982) et La Proie de l’ombre (1985). Le succès de Dans l’ombre du loup va permettre de renouveler l’association entre la Toei et Haiyuza Eiga Hoso Company pour ce second film plus nanti et qui affirme d’autant plus l’évolution stylistique de Gosha. On retrouve cette période du Japon des années 30 et le cadre de Kōchi (sur l’île de Shikoku) qui parcoure les romans de Tomiko Miyao, ainsi que cette plongée dans le monde de la prostitution et des yakuzas. Cela s’entremêle également à nouveau d’un drame familial qui sous la fiction correspond aux souvenirs et à la connaissance de ces bas-fonds par la romancière dont le père était un proxénète.

Cependant si Dans l’ombre du loup laissait une large part à l’aspect masculin du film de yakuza, c’est le mélodrame féminin qui domine ici avec les maisons de Geisha comme environnement majeur du récit. Cela va influer d’autant plus dans l’approche de Gosha dont la mue était déjà perceptible dans le film précédent. Tout le film est marqué du sceau de la malédiction et de l’infamie portée par les acteurs, dirigeants et consommateur de ce commerce. Dès la scène d’ouverture le destin frappe lorsque Katsuzo (Ken Ogata), ayant fuit avec la prostituée dont il était amoureux, est rattrapé par les yakuzas et voit sa bien-aimée tuée. Dès lors, il s’enferme dans une froideur n’autorisant plus aucun attachement en devenant « zegen » (proxénète achetant des filles aux familles pauvres pour les revendre aux maisons de geisha) et plaçant même sa propre fille au Yohkiroh, prestigieuse maison où dont elle va devenir l’attraction principale sous le nom de Momowaka (Kimiko Ikegami).

Passé une courte scène où l’on a un regard extérieur et inquisiteur sur cet univers (des tenanciers d’hôtel méprisant Katsuzo pour son métier de proxénète après son départs), le récit évolue en vase-clos dans ce milieu où les comportements les plus vils sont la norme. Les protagonistes se divisent en deux catégories. D’abord ceux ayant assimilés les règles de ce royaume des plaisirs et de l’argent, et s’en accommode pour assouvir leurs plus ou moins grandes ambitions. Katsuzo est de ceux-là, tout comme sa partenaire Osodé (Mitsuko Baishô) mère maquerelle à poigne du Yohkiroh. On trouve ensuite les âmes trop faibles, trop douce pour perdurer dans ce monde avec Tamako (Atsuko Asano), amante de Katsuzo choisissant la prostitution par dépit amoureux car son homme est encore hanté par le souvenir de sa femme disparue, et Momowaka. Cette dernière est la reine de Yohkiroh par sa beauté et ses talents artistiques qui en font une geisha d’exception, hormis son incapacité à se livrer entièrement à un homme et le satisfaire car rongée par la rancœur envers son père.

Hideo Gosha nous immerge dans ces maisons de geisha avec un brio formel constant où les artifices masquent l’infamie. La sophistication de la coiffure, le masque des visages fardés et l’élégance faite de contrainte des kimonos figent les geishas dans des décors stylisés. Gosha dépeint des espaces éclairés, immaculés et aux codes couleurs uniformes pour les lieux de plaisirs collectifs où les geishas déploie leur bagage artistique et social à un assemblée d’hommes se délectant de leur sourire entre deux verres. 

Dans l’intimité où la soumission se fait sexuelle la photo de Fujio Morita se fait plus nuancée, la geisha n’est plus en représentation mais un objet à la merci des plaisirs de son client. On sent que Gosha dans cette approche au féminin réussit à marier la rigueur et le réalisme permis par l’expérience des techniciens Toei et la direction artistique raffinée qu’apporte les collaborateurs Daei comme Yoshinobu Nishioka et Kenji Yamashita. Sa science du plan-séquence fonctionne autant dans l’immersion documentaire et pictural du quotidien et spectacles des geishas, que l’alternance de rigueur des cadres puis de chaos violent lors des séquences chez les yakuzas. 

Les codes de ce milieu sont introduits avec intelligence dans la narration distillant une grande somme d’informations pour le néophyte, comme la différence de classe entre les prostituées et les geishas, les possibilités plus grandes pour les secondes de trouver un « bienfaiteur » nanti mais à l’inverse une contraception plus précaire et surtout une « mise sur le marché » précoce après leur formation - pour les curieux la lecture de l'excellent livre de Stéphane du Mesnildot sur Abe Sada s'avère riche en information sur le sujet. Lors d’une scène de recrutement, on comprend qu’il est plus aisé de recruter une femme aux abois et endettée comme geisha car elle n’aura pas d’autre porte de sortie. Tout au long du film on comprendra que cette contrainte matérielle évoluera progressivement vers un conditionnement qui empêche même les filles d’envisager une autre voie comme Momowaka à la fin du récit.

Hideo Gosha différencie les enjeux essentiellement sentimentaux des femmes en opposition aux projets avant tout financiers, d’expansion et de lutte de pouvoir des hommes. L’arrière-plan social et l’arrivée du chemin de fer fait de la région et du Yohkiroh une cible de choix pour les yakuzas, alors que les femmes ne se débattent que pour les hommes qu’elles aiment. Gosha orchestre d’ailleurs une impressionnante scène de bagarre entre Momowaka et Tamako, les deux grandes amoureuses, pour sceller une amitié et sororité en échos aux amitiés viriles des yakuzas naissant dans une bagarre initiale. A l’inverse chez les yakuzas justement, la complicité de façade débouche sur des affrontements sanglants entre Katsuzo et un clan ennemi ambitieux. Tout concourt à célébrer le féminin, plus sincère, emporté, romantique et jusqu’au boutiste dans ses élans. Pour Tamako ce sera dans la détermination et l’énergie déployée dans la prestation de Atsuko Asano alors que Momowaka à travers le jeu de Kimiko Ikegami n’est que vulnérabilité et aura sacrificielle. 

Toutes deux quand elles décident donner leur cœur sont dans une démarche d’offrande totale, loin des menus calculs et trahison masculines. Même l’impitoyable Osodé s’avérera elle aussi avoir effectué ce sacrifice par amour en élevant la fille d’une rivale amoureuse comme geisha, ou lors d’une scène plus triviale n’hésitera pas à se battre avec une maîtresse de son mari. Ken Ogata est au carrefour de cette sensibilité « féminine » et de ces instincts brutaux masculins, mais dans un registre plus sobre, taiseux et torturé que la prestation fantasque de Tatsuya Nakadai sur Dans l’ombre du loup

On sent une souffrance constante chez cet homme brisé à ne plus pouvoir oser s’ouvrir, se donner à l’autre, la peur ou les circonstances l’amenant toujours à se dérober quand il pourrait enfin fendre l’armure – à l’image de la conclusion typique d’une certaine fatalité du gangster. Plus romanesque, ambitieux thématiquement et flamboyant formellement que le précédent film, Yohkiroh, le royaume des geishas est une éclatante réussite. 

 Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side

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