Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

dimanche 31 mars 2024

Love and Action in Osaka - Kanashii iro yanen, Yoshimitsu Morita (1988)


 Un jeune banquier convainc son père yakuza de se ranger et d’investir dans les casinos pour faire Osaka un nouveau Las Vegas. Les clans rivaux vont contrecarrer ses plans.

Tout au long de sa filmographie, Yoshimitsu Morita semble vouloir capturer dans ses intrigues et personnages une sorte de conflit entre intérêt matériels et questionnements existentiels. Sa manière d’aborder cet aspect oscille entre une approche ironique, stylisée et distanciée et au contraire une tonalité de mélodrame au choix flamboyant ou feutré. La première tendance paraît davantage s’inscrire dans ses films des années 80. La comédie noire The Family Game (1983) fait exploser le modèle de la famille japonaise traditionnelle, Sorobanzuku (1986) pose un regard outré et moqueur de la bulle économique par sa description farfelue d’une agence économique, et Kitchen (1989) semble détourner le premier degré du roman de Yoshimoto Banana qu’il adapte pour quelque chose de plus décalé dans l’imagerie et l’interprétation. Les années 90 sont au contraire le théâtre de drame poignants et osant le romantisme le plus appuyé dans des films comme Haru (1996) et Lost Paradise (1997). Cette interprétation n’est cependant pas figée puisque And Then (1985) est un somptueux mélo historique situé dans ces années 80 sardonique, quant au contraire le thriller The Black House (1999) déchaîne une folie sidérante.

Love and Action in Osaka
constitue un intéressant entre-deux sur cette tonalité changeante de Morita. Il s’agit d’un film de yakuza, genre codifié s’il en est mais qui a déjà opéré sa mue, notamment dans les années 70 lorsqu’un Kinji Fukasaku a brisé l’image romantique du yakuza dans sa saga Combat sans code d’honneur. Durant les années 80, un Hideo Gosha tente aussi d’adapter les passages obligés du genre à des problématiques plus contemporaines, aux évolutions sociétales (l’importance stratégique des femmes dans Femmes de yakuzas (1986)). Creusant de nouveau cette problématique du matériel et de l’existentiel, Yoshimitsu Morita surprend encore dans Love and Action in Osaka. Les éléments classiques du film de yakuza, les rivalités et guerres de clans, sont bien présent mais comme étouffés, en sourdine tout au long du récit. Aux guerres d’égo et affrontements fratricides s’oppose un intérêt autrement supérieur, le profit financier. 

Le héros Toru (Toru Nakamura) est le fils d’un boss yakuza cherchant à se retirer du milieu. Toru est devenu un respectable banquier dont l’héritage familial ressurgit par intermittence lorsque la situation se tend, faisant presque figure de surhomme. Son passif lui sert à être sobrement mais fermement plus convaincant durant ses transactions, mais néanmoins il n’a pas suivi le chemin criminel. Dès lors il va choisir de reprendre les affaires et les membres du clan pour le démanteler et le faire muer en business respectable - ce qui correspond à une réalité de l'époque, les yakuzas transitant ou du moins affichant une vitrine légale à leurs affaires. Son rêve ? Façonner un Las Vegas japonais à Osaka. Il va se heurter à l’ancien clan rival Miike qui, fonctionnant selon les anciens codes, va chercher à contrecarrer ses plans sans même réfléchir au propre profit qu’il pourrait tirer d’un tel projet. 

Sans forcément se montrer condescendant envers les petites mains yakuzas, Morita montre un conditionnement au crime, un déterminisme insurmontable pour eux. Les anciens hommes de main et désormais employé de Toru ne peuvent s’empêcher de monter un trafic de drogue à son insu au sein du casino, Kirimiya (Masahiro Takashima) membre du clan Miike et ami d’enfance de Toru refuse les propositions de travail légal de ce dernier en se sentant redevable à sa « famille ». Morita exprime cette dualité à travers l’esthétique du film. D’un côté nous avons des décors transpirant le luxe et la superficialité « bling-bling » de cette opulence vulgaire de la bulle économique. De l’autre la photo de Yonezo Maeda gorge le film d’une teinte et de filtres violet constituant dans une sorte d’espace mental la prison et spirale inéluctable qui piège les protagonistes. 

On retrouve le brio de Morita pour capturer magnifiquement les espaces urbains, ici avec les vues nocturnes et omniscientes de la ville d’Osaka, et notamment la réminiscence de ces travellings avant sur le fleuve Yodo-gawa entouré de néons représentant l’avancée inéluctable d’un destin tragique tracé - le tout porté par le tube City Pop Osaka Bay Blues de Masaki Ueda. L’interprétation est remarquable, particulièrement Toru Nakamura sortant de ses rôles de chiens fous adolescents (dans la série Bebop High School ou The Shinjuku Love Story (1987)) pour incarner un élégant ambitieux, taciturne et charismatique. L’ironie de Morita par rapport au genre et codes yakuza se joue dans le duo aussi sournois qu’abstrait de chefs du clan Miike, et par certains éclats de violence aux excès dont le grotesque laisse apparaître la vacuité de ces batailles mafieuses. 


 Sorti en bluray japonais et pour les parisiens visible en mai à la Maison de la Culture du Japon dans le cadre d'une rétrospective consacrée à Yoshimitsu Morita

 Extrait musical

samedi 30 mars 2024

Les Affameurs - Bend of the River, Anthony Mann (1952)


 Deux hommes au passé trouble, Glyn McLyntock et Emerson Cole, escortent la longue marche d'un convoi de pionniers. Arrivés à Portland, les fermiers achètent des vivres et du bétail que Hendricks, un négociant de la ville, promet d'envoyer avant l'automne. Les mois passent et la livraison se fait attendre. McLyntock alors retourne à Portland avec Baile, le chef du convoi. Ils découvrent une ville en proie à la fièvre de l'or. Hendricks, qui prospère en spéculant sur ce qu'il vend aux prospecteurs, refuse de livrer la marchandise.

Les Affameurs est le second des cinq westerns que tournent ensemble Anthony Mann et James Stewart, dans une série de film désormais mythiques - Winchester 73 (1950), L'Appât (1953), Je suis un aventurier (1954) L'Homme de la plaine (1955). L’un des contributeurs majeurs à ces réussites est Borden Chase, romancier et scénariste dont la plume nourrira grandement l’essor du western durant les années 50, pour Anthony Mann (Winchester 73, Les Affameurs et Je suis un aventurier) et bien d’autres (La Rivière rouge d’Howard Hawks (1950), L’Etoile du destin de Vincent Sherman (1952), Vera Cruz de Robert Aldrich (1954), L’Homme qui n’a pas d’étoile de King Vidor (1955)). On ressent sa patte ici dans l’impressionnante efficacité narrative (personnages complexes, péripéties, contexte social tenant sur 1h30 dans un équilibre parfait), la capacité à développer des protagonistes attachants et truculents, ainsi que des réminiscences habiles de ses travaux précédents. Les conflits humains au sein d’un convoi rappellent La Rivière Rouge, et le personnage mi-ange, mi-démon d’Arthur Kennedy préfigure grandement le Burt Lancaster de Vera Cruz.

Anthony Mann pose néanmoins son empreinte sur le film, formellement et thématiquement. Tous les westerns avec James Stewart et même d’autres à suivre comme Du sang dans le désert (1957) voient les héros d’Anthony Mann déchiré entre leur humanité et leurs bas instincts, entre la civilisation et la barbarie. On retrouve cela ici avec Glyn McLyntock (James Stewart), homme au passé trouble de pillard au Kansas qui souhaite accéder à une existence plus paisible de fermier. Pour ce faire il escorte un convoi de pionniers en Oregon dans l’espoir de s’installer à leur côté. En sauvant du lynchage Emerson Cole (Arthur Kennedy), il se lie d’amitié avec un homme connaissant son passé et dans lequel il voit ce à quoi il ne veut plus ressembler. L’ensemble du film semble dessiner cette trajectoire double pour ses personnages, entre tentation et rédemption, corruption et probité. Ainsi l’affable Hendricks (Howard Petrie) vend vivre et bétail aux pionniers avant de se dédire plus tard quand la fièvre de l’or aura fait grimper les prix. Laura (Julie Adams), fille douce et chaste de pionnier, commence à se métamorphoser au sein de l’influence corruptrice de la ville de Portland et dans les bras de Cole. Dans une moindre mesure, le jeune Trey Wilson (Rock Hudson) sera aussi constamment partagé entre sa morale personnelle et les habitudes viles nées de son quotidien de joueur de carte.

Toute l’histoire se présente donc comme une ultime mise à l’épreuve avant de possibles lendemains de paix. Il y a la dichotomie propre aux héros, mais celle aussi plus collective au sein du monde qui les entoure, entre les colons aspirant à une nouvelle vie par l’effort et le souci collectif, et les prospecteurs d’or tous plus immoraux et individualistes cherchant le raccourci à un bonheur plus superficiel. Les antagonistes changent au fil de l’histoire, mais le véritable ennemi semble bien être l’avidité humaine. Anthony Mann soumet ses héros à l’épreuve par les armes, mais surtout par le défi des éléments. Le réalisateur était réputé pour refuser les tournages dans les extérieurs aménagés par les studios (et facile d’accès aux quatre coins de la Californie) pour privilégier une vraie authenticité à travers des productions se déroulant sur les lieux-mêmes des intrigues dépeintes.

Le résultat lui donne raison puisque son sens de la composition et du paysage livre des moments absolument prodigieux pour magnifier les plaines verdoyantes et les panoramas montagneux d'Oregon. Les vignettes sont impressionnantes, telle cette ouverture où l’on découvre le convoi avec ces chariots s’étalant à perte de vue dans le cadre. Ensuite on sera ébloui par la pure majesté et le sentiment de plénitude durant la traversée de la rivière en bateau à vapeur. Le sentiment d’effort et de défi imposé par la nature est aussi palpable lorsqu’il s’agira d’affronter les premières neiges pour ramener les provisions à la colonie. Enfin, lorsque les armes devront parler la gestion de l’espace d’Anthony Mann fait merveille pour traduire l’astuce et l’endurance de McLyntock lorsqu’il piègera ses ennemis, fera peser sur eux la menace de sa terrible réputation. 

Le fil rouge thématique et la possibilité de changer, de passer de fruit pourri à être vertueux. McLyntock semble longtemps défendre ce droit à changer pour Cole auprès du chef de convoi dont il a séduit la fille, mais pense avant tout à lui-même. Les circonstances laissent planer le spectre de ses anciennes habitudes, mais il parvient constamment à les étouffer tandis que la bonhommie de Cole va laisser place à l’avidité et le laisser révéler son vrai visage. C’est captivant de bout en bout et porté par une prestation tout simplement magistrale de James Stewart. Le film sera tout comme Winchester 73 un immense succès et se place aisément parmi les plus grands westerns jamais réalisés. 

Sorti en bluray français chez Rimini

jeudi 28 mars 2024

Passions juvéniles - Kurutta kajitsu, Kō Nakahira (1956)


 Deux frères sont en compétition pour gagner les faveurs amoureuses d'une jeune femme, durant un été au bord de mer passé à jouer, naviguer et boire.
 

Passions juvéniles est une production s'inscrivant dans le du taïo-zoku, signifiant "tribus du soleil". Ce mouvement fait le portrait de la jeunesse japonaise hédoniste des années 50, et trouve sa source dans la littérature. En 1955, le jeune Shintaro Ishihara fait sensation en remportant le prestigieux Prix Akutagawa (équivalent japonais du Goncourt) pour son recueil de nouvelles Les Saisons du soleill. L'ouvrage remporte un succès considérable et devient un véritable phénomène générationnel dont le cinéma va s'emparer. En 1956 la Nikkatsu produit donc Les Saisons du soleil, adaptation de la nouvelle éponyme du recueil pour laquelle Shintaro Ishihara parvient à imposer son frère cadet, Yujiro Ishihara, en tête d'affiche. Le film est un triomphe et fait de Yujiro Ishihara une icône, le pendant de James Dean et Elvis Presley pour la jeunesse locale. Afin de battre le fer quand il est chaud, une seconde adaptation d'une autre nouvelle du livre est lancée avec Passions juvéniles qui sortira en salle en juillet 1956, soit quelques mois à peine après la sortie de Les Saisons du soleil le 17 mai de la même année. Shintaro Ishihara est encore plus impliqué puisqu'il en signe le scénario, et devient vraiment le porte-étendard de cette génération, tant au niveau du public que du milieu cinématographique. Il est ainsi scénariste, producteur, réalisateur de plusieurs adaptations de ses ouvrages et moteur de la Nouvelle Vague japonaise, voyant des réalisateurs prestigieux ou émergents comme Masahiro Shinoda (avec Captive Island (1960) et Fleur Pâle (1964)), Yuzo Kawashima (Le Baiser du voleur (1960)), Kon Ichikawa (La Salle du châtiment (1956)) Nagisa Oshima (Voyage à petit risque (1963)) transposer ses écrits. Le symbole de modernité que représente Shintaro Ishihara est d'autant plus ironique rétrospectivement puisqu'à partir de la fin des années 60 (et conseillé par son ami Yukio Mishima), il entame une brillante carrière politique qui le verra être un ponte du PLD, endosser les mandats prestigieux et être un des tenants des opinions les plus réactionnaires et conservatrices qui soit. 

Passions juvéniles observe donc la jeunesse dorée japonaise s'abandonner aux plaisirs divers le temps d'un été. Nous allons plus particulièrement suivre deux frères aux caractères dissemblables, Natsuhisa (Yujiro Ishihara) et son cadet Haruji (Masahiko Tsugawa). Natsuhisa est un jeune homme typique de cette insouciance ambiante, aimant goûter les plaisirs divers tels que la boisson, le jeu, la danse et bien sûr les femmes. Haruji est plus introverti et délicat, un caractère sensible ne souffrant cependant pas du caractère envahissant de son aîné qui l'emmène dans toutes ses pérégrinations et l'introduit à ses amis. Ko Nakahira capture avec brio la langueur de l'été, le luxe des environnements où évoluent ces jeunes nantis, et multiplie les vues de panoramas exotiques chatoyants au sein desquels les protagonistes s'adonnent au ski nautique. Sous les rires et la beauté de ces corps vigoureux plane cependant le spectre d'un machisme nauséabond. Le groupe ne vise que les conquêtes éphémères, ne voient les femmes que sous forme de consommation éphémère dont ils n'ont aucuns scrupules à se débarrasser une fois parvenus à leurs fins - l'odieux Frank (Masumi Okada) renvoyant sa petite amie à l'envoyeur plutôt que de répondre au défi de son ex voulant se battre. 

Haruji dénote dans ce contexte, ayant jeté son dévolu sur Eri (Mie Kitahara), une belle jeune femme en apparence réservée dont il est immédiatement tombé amoureux. Lorsqu'il la présente à ses amis durant une soirée, ces derniers dont son frère ne sont pas dupes et devine l'expérience d'Eri sous ses airs discrets. Ko Nakahira excelle à traduire la tension érotique, dans la mesure de ce qu'il est encore possible de montrer dans le cinéma japonais des années 50. Un regard en coin, un frottement de jambe durant un bain de soleil suffit à troubler l'atmosphère et faire comprendre l'appel du pied que fait Eri à un Haruji intimidé qui trouve une excuse pour s'éloigner. Plus tard à l'abri nocturne d'une plage, le baiser innocent d'Haruji se voit répondre une embrassade bien plus agressive, le langage corporel lascif d'Eri cherche à enflammer les sens de son partenaire qui ne dépassera pas la gaucherie chaste. Eri tombe cependant progressivement amoureuse de ce garçon timide qui la respecte, alors que Natsuhisa la démasque comme épouse/maîtresse d'un riche occidental. Sous prétexte de protéger son frère, il oblige Eri à coucher avec lui afin qu'il garde le silence.

Le réalisateur par cette sensualité moite maintien une ambiguïté constante autour de ses personnages, dont l'incertitude des émotions s'annonce par leur rejet de la vie et l'avenir tout tracé de leurs aînés. Le cœur d'Eri la guide vers Haruji dont la timidité l'émeut mais la laisse insatisfaite, et ses sens se délectent des assauts pourtant abusifs de Natsuhisa - être l'initiatrice de l'un ou le jouet "consentant" de l'autre, là est le dilemme. Ce dernier tout à son masque d'indifférence prétend profiter du corps d'Eri, mais en tombe amoureux et souffre en comprenant qu'elle réserve ses sentiments à son frère. Enfin Haruji en découvrant si naïvement l'amour et le sexe est le plus susceptible de souffrir de la situation en comprenant la situation, en voyant son idéal et premier amour foulé du pied. Mie Kitahara et Yujiro Ishihara tomberont amoureux et se marieront après le tournage, et l'alchimie entre eux est palpable pour traduire le trouble charnel par l'image. 

L'instinct moral de refus cède vite à l'abandon aux sens pour Eri, les assauts bestiaux de Natsuhisa se muent en caresses douces, notamment lors de l'escapade finale, et l'on ne sait où placer le curseur moral dans cette relation insaisissable - qui vaudront les louanges d'un François Truffaut critique qui compara le film à Et Dieu créa à la femme en jugeant Passions juvéniles bien supérieur. Pour Haruji sincère et passionné, pas d'entre-deux possible et la trahison dont il sera victime va le faire basculer dans une réaction radicale et désespérée dans une conclusion choc. Tout ce qui ne s'était ressenti que par les étreintes torrides ou les effleurements contenus cèdent ainsi dans un final aussi inattendu que brutal et cathartique, signant bien la fin de l'été et de l'innocence. 

Sorti en dvd chez Criterion et doté de sous-titres anglais

mardi 26 mars 2024

Un bourgeois tout petit petit - Un borghese piccolo piccolo, Mario Monicelli (1977)


 Modeste fonctionnaire à l'approche de la retraite, Vivaldi veut caser son fils dans l'administration. Un drame survient, qui l'entraîne dans une spirale de vengeance.

Un bourgeois tout petit petit est une œuvre participant au stade terminal de nihilisme, désespoir et noirceur affectant la comédie italienne en cette fin des années 70. Durant cette décennie marquée par les scandales de corruption, le crime et le climat d’instabilité provoqués par les attentats des brigades rouges, tous les éléments ironiques et caustiques parcourant la comédie italienne des années 60 prennent un tour plus sinistre. Un bourgeois tout petit petit apparaît ainsi comme une variation des grandes comédies voyant Alberto Sordi incarner tous les pans de la petitesse humaine ordinaire en reflet des évolutions de la société italienne. Des films comme Il Boom de Vittorio de Sica (1963), Une Vie difficile de Dino Risi (1961), Le Veuf de Dino Risi (1959), L’Art de se débrouiller de Luigi Zampa (1954) personnifient Sordi en grand ambitieux, veule et lâche prenant le pli de l’opportunisme inhérent au miracle économique italien.

Un bourgeois tout petit petit prolonge cette figure associée à Sordi, sur un registre plus vieillissant et pathétique permettant à l’acteur d’exploiter un registre dramatique déjà magnifiquement exploité dans Mafioso d’Alberto Lattuada, Détenu en attente de jugement de Nanni Loy (1971). Le jeune arriviste aux longues (le génial sketch Guglielmo il dentone du film Les Complexés (1965)) est devenu un bourgeois approchant la retraite et reportant désormais sa modeste ambition sur son fils Mario (Vincenzo Crocitti) fraîchement diplômé comptable et qu’il veut placer au sein de son service au ministère. Toute la première partie est une merveille de comédie caustique nous montrant un ministère baignant dans l’immobilisme, de la promiscuité de ses bureaux jonchés de dossier à ses employés fainéants passant davantage de temps à s’invectiver que travailler. 

Monicelli représente l’arrivisme de Vivaldi (Alberto Sordi) de façon brillante. Il y a tout d’abord la métaphore routière lorsque Vivaldi se rend à son travail en voiture et s’avère un automobiliste sournois qui use de tous les raccourcis possibles pour arriver plus vite, vole sans vergogne la priorité en place de parking. Une fois au ministère, les ronds de jambes et la corruption auprès des supérieurs s’avèrent forts utiles également pour un léger coup de pouce. Sordi excelle dans ce registre obséquieux et risible, son avancement médiocre contrastant avec ses efforts, notamment lorsqu’il introduit son fils aux huiles de son service. Néanmoins Vivaldi est à sa manière un « croyant » d’une forme de méritocratie à son échelle et voit effectivement, à travers les cercles francs-maçons, les portes timidement s’ouvrir pour sa progéniture. Sordi a toujours cette bonhomie et satisfaction pathétique qui l’humanise, notamment lorsque l’on découvre le train de vie plus que modeste de ce fonctionnaire assidu depuis trente ans.

Alors que l’on pense naviguer en terres bien connues, un évènement tragique à mi-parcours change totalement la tonalité du récit. Aux espoirs fous et menus efforts qu’ils réclament cèdent la douleur du deuil, les tourments de l’absence. Si le cœur et cupidité peuvent être apprivoisés pour atteindre de timides sommets, le destin frappe quant à lui au hasard et impitoyablement. Monicelli propose une variation douloureuse de la première partie. Vivaldi doit de nouveau faire face à un système corrompu et encombré (l’embouteillage de cercueil en attente de place pour une tombe) pour un retour qui n’a plus rien de satisfaisant. 

Les raccourcis qu’il prenait dans l’idée d’un avenir meilleur pour lui et les siens vont désormais prendre le chemin d’une impossible et plus immédiate satisfaction, celle de la vengeance. Sordi est terriblement touchant dans ce nouveau registre éteint et dévasté, où l’étincelle d’antan ne ressurgit que pour l’éloigner de son humanité. La truculence latine et la complicité avec son épouse Amalia (Shelley Winters) s’estompe pour ne plus laisser que deux êtres auxquels on a arraché tous le fruit de leurs efforts, la joie qui devait illuminer le dernier acte de leurs vies. La conclusion nous laisse sur une impression glaciale d’un homme n’ayant plus que la hargne et la rancœur comme moteur de survie.  

Sorti en dvd italien

lundi 25 mars 2024

Maurice - James Ivory (1987)


 Maurice et Clive s'aiment d'un amour chaste mais passionné. Pourtant, après l'arrestation pour outrage aux moeurs de leur ami Risley, ouvertement homosexuel, Clive craint d'être compromis dans la bonne société londonienne. Il renonce alors à son amour interdit, et épouse Anne...

Maurice est la pièce centrale de la trilogie d’adaptations que consacre James Ivory à E.M. Foster, se situant entre Chambre avec vue (1986) et Retour à Howards Ends (1991). Le roman éponyme de Foster fut écrit en 1913 mais publié bien plus tard en 1971 et à titre posthume un an après la mort de l’auteur. La raison est son sujet sulfureux puisqu’abordant explicitement l’homosexualité dans un récit largement autobiographique. Alors en pleine explosion de l’épidémie du sida et alors que les gays sont largement stigmatisés, Maurice est un œuvre salutaire dans une Angleterre à la longue tradition homophobe puisqu’il fut un des pays occidentaux à maintenir le plus tard les lois rendant l’homosexualité illégale, jusqu’en 1967 (et passible de peine de mort jusqu’en 1836). 

Maurice va donc dépeindre dans le contexte de l’Angleterre édouardienne les amours torturées entre Maurice (James Wilby) et Clive (Hugh Grant), deux jeunes hommes évoluant dans la bonne société anglaise. James Ivory met en parallèle l’éducation et les milieux respectifs des deux personnages pour signifier ce qui les rapprochera et les opposera. L’ouverture sur l’enfance de Maurice dépeint comme un adulte tente maladroitement d’expliquer « les choses de la vie » au garçonnet et se réfugie dans un charabia incompréhensible ainsi que la définition de la « norme » reposant sur l’amour d’un homme et d’une femme. Des années plus tard et désormais étudiant à Cambridge, Maurice forgé par cette éducation morale est une personnalité des plus conformiste. La rencontre avec Clive, les sentiments inédits pour lui qui en découlent, vont le faire basculer.

Le campus est un microcosme de la société édouardienne, mais aussi un refuge à cette dernière dans l’insouciance d’une jeunesse sans responsabilité. Maurice et Clive peuvent ainsi timidement se laisser aller à une certaine tendresse mutuelle, sans totalement comprendre ce qui leur arrive, ni savoir où cela va les mener. Le plus ouvert semble initialement être Clive, s’amusant de la pudibonderie de Maurice quad celui-ci ne s’offusque pas des omissions à l’ambivalence sexuelle de la culture hellénique dans les cours de leur doyen. Il y a une acceptation intellectuelle de l’homosexualité par Clive, que ce soit dans son principe ou même ses propres sentiments qu’il va finir par avouer à Maurice. Ce dernier, choqué le repousse dans un premier temps, ravivant toutes les protections de Clive soudainement très distant. Pour retrouver l’intimité et la confiance de son ami, Maurice surmonte ainsi ses clivages moraux pour assumer pleinement cet amour et finalement s’avérer le plus tendre et ardent des deux. Clive refusera cependant toujours de « consommer » cet amour, incapable lui de transcender dans son cas les carcans sociaux qu’induiraient son homosexualité. 

James Ivory ne juge jamais ses personnages et au contraire n’oublie jamais d’appuyer le contexte entourant cette romance avortée, notamment la répression policière et l’opprobre publique mettant au ban de la société un homosexuel démasqué, quel que soit sa position. La trajectoire inversée des deux héros est ainsi passionnante. Clive vit cette pression sociale presque physiologiquement en craignant la menace d’être découvert, s’effondrant pour renaître en personnalité conformiste rejetant son penchant et en se réfugiant dans le mariage. Maurice qui semblait le plus timoré des deux s’avère un être passionné sombrant dans de vifs tourments une fois rejeté. Les retrouvailles des personnages adultes sont paradoxalement dépourvues de toute tension sexuelle, de tout risque de rechute tant l’armure de normalité (Clive endossant dans son port, sa coiffure et ses costume « l’uniforme » du gentleman parfait) de l’un semble repousser l’émotivité à fleur de peau de l’autre. L’enjeu amoureux se déplace subtilement en y ajoutant une forme de réflexion sociale. 

Clive a des ambitions politiques et prône dans ses discours un intérêt pour les classes inférieures, tout en se montrant des plus condescendant et peu préoccupé au quotidien par le sort de ses domestiques. Par petite touche, Ivory montre que Maurice bien que forgé dans le même moule est capable de davantage d’empathie, notamment lors de la scène où il aide le garde-chasse Scudder (Rupert Graves) à déplacer le piano à cause d’une fuite au plafond. Ce simple geste amical en fait une figure moins cynique que Clive, ce que Scudder saura déceler en plus de l’orientation sexuelle commune. Au prix de nombreux atermoiements et hésitations, l’amour et l’acceptation de soi surmonte donc à la fois les barrières morales et sociales, éléments fondamentaux dans une société anglaise si marquée par les clivages de classe. Il est d’ailleurs intéressant que dans la VO, les protagonistes usent du terme « share » (partager en français) pour dire qu’ils ont couchés ensemble. Ce partage impossible de la classe dominante est aussi celui de Clive dans ses amours réfrénées - annonçant chez Ivory le Anthony Hopkins prisonnier des conventions de Les Vestiges du jour (1993).

Ivory reste allusif dans les situations (la probable absence de sexe dans le mariage de façade de Clive) et finement explicite par l’image (le final où Clive forge les barreaux de sa propre prison d’intégrité en refermant les volets de la chambre conjugale) pour émouvoir quant au sort de Clive, et ardent et sensuel par illustrer la libération physique et psychique qui découlent des amours de Maurice et Scudder. La dernière partie semble tendre vers la tragédie et au contraire le film (et bien sûr le livre) accepte une conclusion idéalisée, et presque de conte. A ceux qui trouverai cette issue naïve, il faut rappeler le passif filmique de l’homosexualité à l’écran. 

Les rares films progressistes et explicites sur le sujet comme Victim de Basil Dearden (1961) ou La Rumeur de William Wyler (1961) faisaient certes montre de compassion envers les gays mais définissaient leur penchant comme une sorte de malédiction leur promettant un destin tragique lors des conclusions. Maurice est donc un des premiers films grand public à ne pas montrer l’homosexualité comme une fatalité chez ceux qui l’assument, ce qui dû probablement toucher cette communauté dans le contexte encore hostile des années 80. 

Sorti en dvd zone 2 français chez MK2

samedi 23 mars 2024

Du rouge pour un truand - The Lady in Red, Lewis Teague (1979)


 Polly Franklin, une jeune fermière pauvre, fuit la campagne et la violence de son père comme celle de son environnement pour rejoindre Chicago. Elle va y connaitre un difficile apprentissage de la vie, exploitée à l’usine et derrière les barreaux, puis prostituée. Le destin va un jour mettre sur son chemin un homme qui va lui faire espérer un destin plus radieux. Mais elle ne connait pas sa véritable identité. Il s’agit de John Dillinger, l'ennemi public n°1.

Du Rouge pour un truand est la queue de comète d’un certain revival du film de gangsters des années 30, initiée par le succès de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967), mais surtout maintenue par le cinéma d’exploitation durant les années 70. Roger Corman est particulièrement prolifique pour exploiter ce filon et en profite au passage pour lancer de jeunes talents dans des films comme Boxcar Bertha de Martin Scorsese (1972) ou encore Dillinger de John Milius (1973). De Dillinger, il est d’ailleurs de nouveau question dans Du Rouge pour un truand, mais selon un angle différent à grâce à la plume de John Sayles officiant au scénario. Le film fait le choix d’adopter le point de vue romancé de l’actrice involontaire de la mort du célèbre gangster, Polly Franklin qui était sa compagne au sortir de la séance de cinéma qui signa la fin de Dillinger abattu par le FBI dans une embuscade.

Dillinger n’est ici qu’un second rôle, un fil rouge longtemps lointain explicitant l’écho médiatique et la popularité du malfrat devenu l’ennemi public numéro 1. On s’attache cependant davantage au destin de Polly Franklin (Pamela Sue Martin), jeune femme pauvre subissant de plein fouet le dénuement matériel de la Grande dépression, mais surtout l’oppression des hommes. Le film s’inscrit ainsi dans la lignée de toutes les grandes production Pré-Code, notamment de la Warner, dépeignant le destin et l’ascension de jeunes femmes marquées par la vie. Des merveilles comme Baby face (1933), L’Ange Blanc (1931), Frisco Jenny (1932) ou Safe in Hell (1931) en étaient les sommets et archétypes, avec souvent une Barbara Stanwyck en héroïne tragique et un William A. Wellman pour filmer cela avec efficacité. 

On retrouve de cela ici avec une Polly jouet de la malice et de la brutalité des hommes, piégée dans un inéluctable déterminisme social qui la guide malgré elle vers une déchéance entre prison, prostitution et dangers divers. La prestation farouche de la charismatique Pamela Sue Martin déleste le récit de tout misérabilisme, tant notre héroïne se redresse farouchement de tous les obstacles et ne semble jamais accepter son destin. La femme gangster vêtue d’une robe rouge croisée durant la scène d’ouverture semble être un exemple ambigu de rébellion qui va la pousser à ne plus s’abaisser devant la violence paternelle ou de tout autre homme. Lewis Teague est un jeune protégé de Corman passé par tous les métiers avant d’accéder au poste de réalisateur pour lequel il va devoir faire ses preuves dans les conditions spartiates habituelles. Tourné en 20 jours, le film est une merveille de concision et de densité narrative, impressionnant tant dans sa reconstitution soignée que par ses scènes d’actions éparses mais d’une maestria sanglante. 

On ressent la putasserie jouissive du film d’exploitation dans les scènes de maison close osant les excès que même les Pré-Code ne pouvaient se permettre, tout en y observant une cruauté témoignant des injustices d’alors – Christopher Lloyd assez mémorable en mafieux aux penchants sadiques. Lewis Teague capture une société prédatrice où la plus solide des amitiés semble pouvoir être sacrifiée sur l’autel de l’individualisme, même si certains parias sauront faire cause commune. La réalité oscille entre un versant réellement sordide et une tonalité de conte moderne s’incarnant dans les références cinématographiques, notamment toutes les références à la comédie musicale et plus particulièrement les films de Busby Berkeley (l’affiche de 42e rue (1932) au début, Polly se faisant appeler Ruby Keeler pour entrer dans une salle de danse) qui abordaient frontalement ce cadre social sinistré de la Grande dépression. 

Cet entre-deux est symbolisé par la figure de Dillinger (Robert Conrad excellent), malfrat s’étant fondu dans l’inconscient collectif au rang de star de cinéma, tout en représentant une proximité rêveuse pour Polly qui ignore son identité. C’est paradoxalement son prince charmant, le seul homme à l’aimer avec respect même en connaissant son passé, et lui promettant un avenir plus apaisé. Sa face sombre que Polly va tragiquement découvrir traduit la tonalité surprenante du film, entre crudité et conte de fée moderne. Du rouge pour un truand est une belle réussite, une relecture singulière et passionnante du film de gangsters. 

Sorti en bluray français chez Rimini