Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 29 avril 2024

20th Century Nostalgia - 20-seiki nosutarujia, Masato Hara (1997)


 Deux lycéens s'imaginent possédés par l'esprit d'extraterrestres venus étudier la terre, et filment leurs impressions avec leurs caméscopes.

Le Japon est véritablement le pays qui aura le plus anticipé la place du virtuel dans le quotidien, et réussit à l'inscrire de manière crédible et romanesque dans la fiction. La série d'animation Serial Experiments Lain (1998) nous emmène dans un spleen adolescent et métaphysique nous perdant dans un réseau internet naissant, Haru de Yoshimitsu Morita (1996) anticipe les mues de la rencontre amoureuse 2.0 et surtout All about Lily Chou-chou de Shunji Iwai (2001) annonce pour le meilleur et pour le pire le poids des communautés virtuelles. Un des points les plus visionnaires de All about Lily Chouchou était la manière dont il voyait l'outil numérique comme un journal intime filmé, la construction de l'identité adolescente avant même l'émergence et la démocratisation des smartphones. 20th Century Nostalgia est une œuvre tout aussi précurseurs sur ce point, à cheval entre les outils du vingtième siècle finissant et les usages à venir du vingt-et-unième.

Le film s'ouvre sur la course effrénée de la jeune Anzu (Ryôko Hirosue), alertée par le programme en cours de la chaîne télévisée du lycée. Celle-ci a commencé à diffuser par inadvertance un extrait du film qu'elle a réalisé un an plus tôt avec Toru (Tsutomu Enjima). Toru ayant quitté le lycée pour vivre en Australie, le film est resté inachevé mais un professeur et une camarade de Toru l'encouragent à le finaliser en montant les nombreuses bandes stockées dans l'établissement. Dès lors, en plongeant dans les images ainsi qu'en effectuant une forme de pèlerinage sur les lieux filmés, Anzu revisitent le souvenir des moments passés avec Toru. Afin d'échapper à son quotidien, ce dernier s'imaginait posséder par un extraterrestre nommé Chungse venu étudier l'humanité au vingtième siècle et immortalise ses réflexions dans un journal intime vidéo au caméscope. Croisant par hasard Toru dans la rue elle aussi armée d'un caméscope, il se présente sous son identité "alien" et a la surprise de la voir entrer dans son jeu. Elle sera désormais Poze, acolyte extraterrestre étudiant l'humanité à ses côtés dans un film commun.

Le film surprend tout d'abord par son multiple régime d'image et ses différents niveaux de narrations, de perceptions, tous rendus immédiatement limpide. Le présent de Anzu est baigné d'une atmosphère estivale aux teintes chaudes dans sa colorimétrie et les tenues d'Anzu. Le passé commun avec Toru bénéficie lui plutôt d'une photographie froide et bleutée, saisissant une certaine nostalgie quant au souvenir qu'en entretient Anzu. Et entre les deux, il y a l'image vidéo correspondant aux rushs filmés par les deux adolescents où là aussi le réalisateur Masato Hara parvient à faire distinguer qui tourne quoi. Toru filme Anzu, Anzu filme Toru, peu à peu ils se filment ensemble, la voix-off de chacun s'estompe pour les laisser communiquer leurs impressions face caméra. Le grain vidéo des images filmées créent une distance ou un rapprochement entre eux, quand ce ne sont pas leurs identités extraterrestres qui occupent cette fonction.

Le sentiment amoureux ou sa fuite naît de l'équilibre entre ces différentes échelles de récit. On devine ainsi assez vite les sentiments d'Anzu sortant assez vite de son "personnage" pour se rapprocher physiquement ou par les confidences de Toru, quand ce dernier ne s'écarte jamais du projet filmique ou de son identité alien. On est vraiment impressionné par la limpidité du dispositif qui ne nous perd jamais, et surtout par l'esthétique novatrice qui annonce tout le langage désormais assimilé du vlog. Notre duo tient son caméscope, se filme, se cadre et met en scène comme le feront les futurs possesseurs de smartphones, les youtubeurs et autres influenceurs. Cependant l'heure n'est pas encore aux narcissismes et aux postures calculées de ceux-ci car, en se façonnant un univers et en capturant leurs pérégrinations sans le souci du devenir des images, Anzu et Toru saisissent un instantané d'eux-mêmes à ce moment-clé de leurs vies.

Il y a un savant mélange de spontanéité fantasque contenus dans les rushs vidéo et de recul plus mélancolique traduit par le regard d'Anzu revoyant ou même découvrant certaines images, l'occasion d'entrevoir un pan de la personnalité de Toru qu'elle n'avait su percevoir sur le moment. Masato Hara fait du passé et du présent des environnements réalistes mais néanmoins stylisés par les ruptures de ton dans la gamme chromatique, qui changent complètement l'atmosphère de l'urbanité tokyoïte d'une temporalité à l'autre même en filmant des lieux similaires. A l'inverse le "film dans le film" avec la crudité de l'image vidéo semble le lieu de tous les possibles, un véritable écrin pop qui se lâche dans des envolées musicales totalement euphorisantes, de véritables petits clips. 

Là encore le réalisateur sait parfaitement nous faire comprendre qui filme, ou si au contraire l'harmonie entre les deux apprentis cinéastes rend cette notion imperceptible. Le sourire constant et la présence solaire de Ryoko Hirosue (connue plus tard aussi pour son rôle dans le superbe Departures (2008)) transparait dans le ton et les images joyeuses qu'elle a filmé, alors que Tsutomu Enfjima traduit la nature plus opaque et taciturne de Toru qui se réfugie derrière son alias extraterrestre pour poser ses réflexions désenchantées sur ses segments filmés. Sans jamais surligner sur la vie personnelle des deux adolescents, on saisit qui vit le mieux son quotidien loin des caméras bien que tous les deux rencontrent des situations proches avec leurs parents séparés.

Il y a toute une candeur et un spleen adolescent se dessinant en pointillé, et on ressent à postériori cette "nostalgie du 20e siècle" du titre original en observant la manière dont ces outils si dévoyés désormais servent avec sincérité cette romance balbutiante. A la fois capsule temporelle des 90's et fenêtre sur le futur, 20th Century Nostalgia est un petit bijou qui n'a pas pris une ride.

 Sorti en dvd japonais

samedi 27 avril 2024

Le Mystère d'Edwin Drood - The Mystery of Edwin Drood, Stuart Walker (1935)


 En Angleterre, John Jasper, secrètement accro à l'opium, développe une obsession pour Rosa Bud, la fiancée de son neveu Edwin Drood. Un autre homme, Neville s'interesse également à la jeune femme. Quand une dispute éclate entre Neville et Edwin et que ce dernier disparait, Jasper s'empresse d'accuser Neville d'avoir tué le jeune Drood...

Le mystère d’Edwin Drood est la première adaptation parlante du roman éponyme de Charles Dickens. Le livre, publié sous forme de feuilleton sur un rythme mensuel en 1870, restera inachevé avec seulement six chapitres sur douze, du fait du décès soudain de Dickens. Le récit captivant reste suspendu en laissant ses lecteurs en haleine sur un moment capital (pour ceux qui ne visionneront que le film cela correspond au moment où la tenancière du salon d’opium va confronter Claude Rains). Cette dimension inachevée va paradoxalement faire la légende du roman puisque d’innombrables ouvrages vont plus ou moins sérieusement s’atteler à en livrer une suite, des variations ou réinterprétations qui maintiendront une aura vivace autour du titre. Le cinéma va bien sûr s’y attaquer avec deux films muets produits en 1909 et 1912, le film de Stuart Walker donc, mais aussi la télévision dont un épisode de la série Docteur Who en 2005 qui y va de sa relecture aussi. 

Malheureusement cette version de Stuart Walker n’est pas vraiment à la hauteur de cette aura. Les points forts reposent avant tout sur l’interprétation, en particulier durant la première partie mettant en place le triangle amoureux Rosa/Edwin/Neville, et celui qui l’observe de loin, envieux, Jasper (Claude Rains). Stuart Walker tente de mettre en place une atmosphère vaporeuse et hanté en révélant d’emblée le cœur du dilemme à travers les rêveries opiacées de Jasper. C’est un peu trop grossier et explicatif pour convaincre, d’autant que la suite est plus bavarde pour dessiner les différents enjeux intimes. 

Par exemple Rosa (Heather Angel) dit être dérangée par les regards insistants et concupiscents de Jasper, mais rien dans la mise en scène ne traduit ce malaise qui ne passe que par le dialogue. La facette mal assortie du couple Rosa/Edwin là encore ne tient qu’au dialogue, aucune dynamique formelle comique ou dramatique ne vient appuyer ce fait. Le même reproche est à faire pour les sentiments naissants entre Rosa et Neville, dont le contraste de la race métissée dans une Angleterre raciste est tout juste survolée.

Cet écueil n’empêche pas de suivre la première partie avec un relatif intérêt. Mais cela devient rédhibitoire quand l’histoire devient une enquête menée par Neville pour prouver son innocence. Tout est narré de manière linéaire et platement illustrative, sans aucune audace pour conférer une ambiance inquiétante dans le décor, la manifestation de la jalousie ou des instincts meurtriers de Jasper, pas même de tentative plus caustique malgré quelques personnages hauts en couleur. Nous sommes vraiment dans une adaptation tout ce qu’il y a de plus basique malgré le terrain de jeu qu’offre une conclusion qui est à inventer. L’idée trouvée ici est plutôt bonne, mais une fois de plus l’exécution paresseuse pèche lourdement. L'interprétation habitée de Claude Rains (perdant l'opportunité offerte par Universal d'en faire un grand premier rôle) méritait mieux. 

Sorti en bluray français chez Elephant Film

mercredi 24 avril 2024

Fair Game - Mario Andreacchio (1986)


 Dans le sud de l’Australie, Jessica (Cassandra Delaney) s’occupe d’une réserve naturelle dans le bush avec son mari Ted. Cependant ce dernier est absent et la jeune femme va vite être confrontée - sur la route d’abord - à trois chasseurs de kangourous qui ont décidé de faire d’elle une nouvelle proie...

Fair Game est un film qui marque les quasis derniers feux de la Ozploitation, tout un courant de cinéma d’exploitation ayant marqué les esprits à l’orée des années 70/80. Dans ce statut de stade terminal de ce mouvement, la vision de Fair Game ravive le souvenir de nombre de films cultes mais sans en avoir la profondeur. Une tumultueuse poursuite routière en ouverture rappelle ainsi le rapport à la route et à la voiture chaotique inhérent à la société australienne, mais sans réellement en être un instantané comme le fut Mad Max de George Miller (1979). La barbarie, le machisme et la soif de sang des autochtones notamment durant les chasses au kangourou font figure de péripétie ou de gimmick, sans avoir la dimension anthropologique de Wake in fright de Ted Kotcheff (1971). L’immensité et la beauté des paysages de l’outback n’ont pas ici la mystique et le sens de l’Histoire de Walkabout de Nicolas Roeg (1971). En définitive, Fair Game est un digest visuel visant avant tout l’efficacité, que l’ont peut associer à un autre succès local récent comme le Razorback de Russel Mulcahy (1984).

S’il n’y a donc absolument aucune surprise à attendre pour le connaisseur d’Ozploitation, Fair Game s’avère en tout cas un survival d’une redoutable efficacité. Avec cinq fois moins de budget qu’un Mad Max 2 (1981) ou Razorback justement, le résultat est particulièrement impressionnant. L’histoire revient en quelque sorte à »l’os » de nombreux films d’Ozploitation, avec ici l’opposition entre Jessica (Cassandra Delaney), jeune femme en charge d’une éserve naturel dans le bush, et trois chasseurs rustres et machistes bien décidés à punir son franc parler à leur égard. Tout le film n’est qu’une longue escalade d’invectives, d’intimidation et d’agression conduisant à un combat féroce entre la belle et les trois péquenauds. Rien de plus, rien de moins mais porté par une exécution remarquable.

Les paysages et leur horizon à perte de vue symbolisent une zone de non-droit où domine la loi du plus fort, un terrain de jeu pour les chasseurs et une prison à ciel ouvert aux cachettes limitées pour Jessica. Quand elle arpente ce décorum, les courses verticales en font une cible à portée de fusil de ses assaillants dans le travail sur la profondeur de champs, et un jouet avec lequel on s’amuse quand elle fuit la monstrueuse camionnette cette fois dans la largeur horizontale du cadre. Les rares scènes d’intérieur ou du moins les rares moments de promiscuité physique entre poursuivants et poursuivie laisse planer le spectre du voyeurisme (la photo dénudée prise à l’insu de Jessica) et du désir sexuel, même si étonnamment le film ne s’aventure pas plus loin dans ce registre crapoteux. Il s’agit de mettre au pas et d’humilier cette femme, mais autant pour son sexe que pour son statut d’autorité citadine et réfléchie voulant les freiner dans leurs habitudes barbares et décérébrées.

Qualifier le film de féministe serait un bien grand mot, mais en tout cas l’interprétation intense et le charisme de Cassandra Delauney en font une figure attachante et authentique pour lequel on s’émeut. Tout comme les façons brutales des chasseurs vont en graduant, Jessica passe de la victime apeurée à l’amazone farouche bien décidée à se défendre. Le film travaille une sorte inquiétante étrangeté dans la fascination qu’exerce le paysage, passant de sauvage à surréaliste grâce à la somptueuse photo de Andrew Lesnie (qui allait faire un sacré chemin puisque bien plus tard il officiera sur la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson), notamment d’incroyables séquences nocturnes.  Les cascades sont assurées par Glenn Boswell, qui après avoir officié sur Mad Max 2 et Razorback allait briller à Hollywood notamment sur Matrix Reloaded et Matrix Revolutions

Les chorégraphies se plient ici à l’esprit bas du front des chasseurs, tout à leur volonté de destruction de l’espace civilisé que s’est façonné Jessica dans l’outback, mais aussi de la briser mentalement lorsqu’il vont l’attacher à demi-nue sur le part-choc de leur 4x4 et l’humilier en la traînant ainsi à toute allure. Mario Andreacchio trouve constamment les angles les plus dynamiques pour mettre en valeur ce chaos, puis iconiser Jessica lorsqu’elle se rebiffera sévèrement lors du climax. Le découpage est très efficace, laisse longuement se dérouler les séquences les plus ravageuses (la destruction de la maison, le toit qui s’écroule avec un chasse s’en écartant à la dernière minute) ou alors laisser exploser la violence de façon expéditive.

Fair Game se fait donc l’héritier d’une certaine tradition, et même sans égaler les œuvres qui l’ont précédé, s’avère un point final satisfaisant de ce mouvement. Le film ne rencontrera pas son public en Australie mais deviendra culte à l’international, l’ultime succès sous cette forme de l’Ozploitation puisque l’évolution des financements locaux condamneront ce type de films au marché vidéo – même si des réminiscences très réussie feront surface dans les années 2000 comme Wolf Creek de Greg McLean (2005).

Sorti en bluray français chez Le Chat qui fume

mardi 23 avril 2024

Les Criminels - The Criminal, Joseph Losey (1960)


 Johnny Bannion a passé ses trois dernières années de prison à mettre au point le plus gros vol de sa carrière. A sa sortie de prison, il met son plan à exécution. Il enterre l'argent dans un champ, mais il est arrêté avant qu'il ait pu révéler la cachette à ses complices. Ceux-ci s'empressent de le tirer de sa prison, mais ils commettent l'erreur fatale de le tuer avant qu'il ait pu leur révéler son secret...

Le renouveau de Joseph Losey dans les premières années de son exil anglais (après avoir fuit les Etats-Unis où il fut blacklisté dans le cadre du Maccarthysme) passera grandement par le film noir.  C’est dans ce genre qu’il signe plusieurs grandes réussites qui renforcent son statut sur sa terre d’accueil avec La Bête s’éveille (1954), Temps sans pitié (1957) et L'Enquête de l'inspecteur Morgan (1959). Les deux derniers vont rencontrer une certaine reconnaissance publique et critique qui va permettre au réalisateur d’orienter sa carrière vers d’autres voies à partir de Eva (1962) qui lance sa grande période des années 60. Les Criminels sera donc son dernier polar avant ce virage, notamment grâce à Stanley Baker avec lequel il avait travaillé sur L'Enquête de l'inspecteur Morgan

Le postulat a tout du film de casse classique, mais Losey déplace ou escamote les moments attendus de ce type de récit pour explorer une autre voie. Le film évoque en effet une certaine mue du monde criminel d’une relative « fraternité » des petites mains vers un capitalisme carnassier où ces dernières ne s’avèrent plus qu’un rouage périssable d’un grand ensemble. Cette bascule s’observera à travers Johnny Bannion (Stanley Baker), truand s’apprêtant à sortir de prison et ayant déjà son prochain coup en vue. La longue introduction en prison montre une hiérarchie carcérale et donc criminelle fonctionnant sur la notion de dure à cuire, ce qu’est assurément Bannion. 

On l’observe tenir tête à Barrows (Patrick Magee) le gardien-chef, et décider quasiment à lui seul du sort d’un nouveau prisonnier détesté qui finira tabassé sur ses instructions implicites. La silhouette massive de Stanley Baker et ses airs goguenard installent ainsi cette personnalité hors-normes, même si dans la prison comme à l’extérieur, on comprendre que d’autres plus discrets disposent du véritable pouvoir. Le nom d’un certain Saffron circule donc avant la sortie de Bannion, qui devra lui donner un pourcentage de son futur coup, et à l’extérieur le plus voyant Carter (Sam Wanamaker) s’avérera le grand argentier du futur braquage et lui aussi amené à en toucher sa part.

Sous ses airs fiers, Bannion est finalement un exécutant, un « ouvrier » qui se salit les mains aux profits « d’actionnaires » du crime attendant leurs dividendes sans prendre le moindre risque. Ces nantis opèrent et attendent silencieusement dans l’ombre tandis que l’orgueil et la désinvolture du « pauvre » vont perdre Bannion, trahit par une ancienne compagne blessée (Jill Bennett). La fatalité propre au film noir n’a donc pas ici sa place, tout comme le morceau de bravoure du casse que Losey ne prend pas la peine de montrer – et s’éviter la comparaison avec les fleurons récents du genre comme Quand la ville dort de John Huston (1950), L’Ultime razzia de Stanley Kubrick (1956) ou Le Coup de l’escalier de Robert Wise (1959). 

Alors que la première partie en prison montrait un relatif esprit de camaraderie dominé par Bannion dans le filmage de Losey (humour, figure pittoresque, longues scènes de groupe), le retour derrière les barreaux de notre héros change la donne. N’ayant pas payé son tribu (le butin ayant été caché avant son arrestation), Bannion n’est plus ce mâle alpha intimidant, mais un employé sommé de rendre des comptes. Le vrai maître Saffron (Grégoire Aslan) le convoque alors et l’allure chétive du boss face à Bannion n’a aucune valeur, les cordons de la bourse tenu par Saffron prennent le pas sur la seule force physique de notre héros.

Le scénario réserve encore quelques coups d’éclats à Bannion (la correction infligée à des codétenus supposés le mater, l’évasion et la poursuite finale) sa seule hargne est impuissante face à la toile d’araignée d’un monde criminel capitaliste. La dernière partie est une longue fuite en avant dont on devine aisément l’issue, la seule victoire de Bannion étant d’emporter le secret de la planque du butin, mais à quel prix. Joseph Losey équilibre ainsi habilement l’étude mœurs et le polar, annoncé par le titre original plaçant The Criminal au singulier comme pour marquer l’isolement de Bannion, mais le titres français au pluriel est bien vu aussi en noyant justement son protagoniste dans un ensemble où il ne peut plus se distinguer. 

Sorti en bluray français chez StudioCanal

dimanche 21 avril 2024

Hunter's Diary - Ryojin nikki, Ko Nakahira (1964)


 Ichirô Honda, marié à la fille d’un grand indus­triel, mène une dou­ble vie. Grand séduc­teur, il consi­gne dans un jour­nal ses ren­contres à répé­ti­tion. Un jour, il apprend par les jour­naux qu’une de ses ancien­nes conquê­tes, Keiko Obana, s’est sui­ci­dée. L’affaire est clas­sée sans suite par la police. Quelques jours après, le meur­tre d’une autre « proie » de Honda fait la une des jour­naux. Ce der­nier ne se sent pas concerné et pour­suit ses par­ties de chasse galan­tes. Entre-temps, la sœur de Keiko a décidé d’enquê­ter seule sur les cir­cons­tan­ces du drame. Elle finit par appren­dre l’exis­tence de Honda…

Hunter's Diary est la première adaptation cinématographique d'un roman de Masako Togawa, un des grands talents émergents de la littérature policière japonaise au début des années 60. Dès son premier roman Le Passe-partout publié en 1961 (et tout récemment édité en France pour la première fois), elle fait montre d'un talent remarquable pour dresser des portraits féminins marquant et tisser des récits de machinations à la construction diabolique. Le Passe-partout remporte le prestigieux prix Edogawa Ranpo en 1962, avant d'être suivi par un succès plus grand encore de son second roman Ryōjin nikki publié en 1963 et qui va donc avoir les honneurs du grand écran avec Hunter's Diary. En plus de son talent littéraire, Makoto Togawa est une grande figure des nuits japonaises, ayant été chanteuse de cabaret, plus tard tenancière de night-club, et s'affichant pour sa sexualité libérée. C'est donc tout un spectre de la nature humaine dans ce qu'elle peut avoir de plus ou moins reluisant qu'elle a été en mesure d'observer qui se retrouve dans ses livres, et par extension dans le film.

La scène d'ouverture installe une atmosphère froide et clinique, qui dans un premier temps semble avoir peu de rapport avec l'histoire. Il s'agit d'une longue séquence de simili cours de criminologie où une voix-off nous explique toutes les méthodes permettant de récolter les indices "biologiques" (sang, sperme, cheveux...) afin de confondre un criminel, tout en nous indiquant les failles possibles. Cette introduction opaque ne fera sens que bien plus tard. Autre moment choc de ce début de film, le suicide d'une jeune femme, dépitée par l'abandon d'un homme avec lequel elle n'a passé qu'une seule nuit. La sœur de la défunte (Yôko Yamamoto) se met alors en quête de l'homme lui a funestement brisé le cœur. C'est alors que l'on va adopter le point de vue de ce dernier, Ichiro Honda (Noboru Nakaya), adepte de la double vie. Dans sa ville d'Osaka, il est marié à Taneko (Masako Togawa jouant dans l'adaptation de son livre), fille d'un riche industriel, et lorsqu'il est en voyage d'affaires, il se mue en séducteur carnassier. 

Se faisant passer pour un métisse japonais, il traque les jeunes femmes esseulées en sachant trouver les mots et attitudes adéquates pour les entraîner dans son lit, ce après quoi il consigne ses impressions dans son journal de prédateur. En effet c'est bien d'une chasse qu'il s'agit dans sa manière d'épier et suivre ses proies, de les amadouer par la ruse et quelques verres d'alcool, puis de s'inviter chez elle ou à l'hôtel pour conclure. Ko Nakahira façonne une imagerie surréaliste pour illustrer des faits tristement ordinaires. Fondus enchaînés sur les bons mots écrits du journal, effets de surimpressions où se confondent les silhouettes dénudées des différentes conquêtes de Honda, caméra subjective adoptant le point de vue de ce dernier lorsqu'il arpente les trottoirs nocturnes et illuminés en quête de sa prochaine conquête. La voix-off souligne l'autosatisfaction du personnage, tandis que le filmage de Nakahira saisit parfaitement les étapes croissantes de proximités, du bar à la chambre, menant à l'étreinte attendue. Là aussi le timing du séducteur, entre timidité de façade et assaut torride est parfaitement dosé par le réalisateur qui équilibre habilement érotisme et un certain malaise.

Pourtant le dispositif se dérègle lorsque, après le suicide vu en ouverture, Honda constate dans les journaux que toutes ses anciennes amantes d'un soir sont assassinées après avoir fait sa rencontre. Dès lors tous les effets initiaux servent désormais un climat paranoïaque où Honda remonte la piste morbide de ses conquêtes dans un piège qui semble irrémédiablement se refermer sur lui. On en vient à se demander si une victime malheureuse de ses actes se venge sur lui, voire si le séducteur ne souffre pas de schizophrénie et s'avère être en plus un serial-killer. L'imagerie de plus en plus hallucinée entretient le doute, le tombeur perd de sa superbe d'autant que l'on va enfin découvrir le versant ordinaire de sa vie personnelle qui s'avère pathétique. Il fait lit à part avec son épouse Tanako depuis la mort tragique de leur bébé, ce qui explique en partie ses envies d'ailleurs. Cependant, Nakahira applique la même imagerie angoissante et cauchemardesque à cette part de la vie de son héros, notamment par un saisissant flashback dans lequel on découvre le sort du bébé disparu. Les situations dans lesquelles se retrouvent engoncés Honda sont de plus en plus surréalistes, faisant douter de ce que l'on voit y compris son arrestation et procès après lesquels il se retrouve condamné à mort et subit la vindicte morale publique lorsque ses mœurs seront dévoilées. 

C'est à ce moment que le film endosse une nouvelle rupture de ton et de point de vue. Nous allons désormais suivre l'enquête tout ce qu'il y a de plus terre à terre de Hatanaka (Kazuo Kitamura), avocat chargé de défendre Honda. Si la première partie partait de situations banales et triviales pour glisser vers une imagerie baroque, ce second acte au contraire va dépeindre des faits réellement extraordinaires à travers une tonalité tout à fait rationnelle. On ne peut en dire plus sans dévoiler une machination et un rebondissement final magistralement amené, mais les explications techniques de l'introduction prennent alors tout leur sens. Il y a presque un travail d'entomologiste à la Imamura dans la manière d'explorer des pans moins respectables de la société nippone dont le monde de la nuit, de dévoiler la libido émancipée des jeunes japonaises et ainsi contredire la nature de victime entretenue par la première partie qui ne servait en définitive que le narcissisme d'Honda, l'aura factice de mâle alpha dans laquelle il se voyait - ce qui rend le propos plus moderne et féministe que de faire des femmes de simples victimes. 

Cette manière de ramener la mise en scène, les éléments très concrets du mystère, à quelque chose de soudainement plus réaliste est une manière d'orienter le thriller jusque-là haletant vers le terrible drame humain qui se joue. Quand vient l'heure des explications, la surprise se dispute à la profonde tristesse et un véritable sentiment de gâchis. Le twist n'a plus rien de jubilatoire mais s'avère un crève-cœur pour tous les protagonistes, le thriller se mue en mélodrame poignant. Une grande réussite à laquelle Ko Nakahira donnera plus tard un remake hongkongais lorsqu'il travaillera pour la Shaw Brothers, Diary of a Lady-Killer (1969).

Sorti en bluray japonais

samedi 20 avril 2024

L'Echappée - Drift, Antony Chen (2024)


 Sur les plages paradisiaques d'une île grecque, personne ne remarque Jacqueline. Personne sauf Callie, une guide touristique américaine. Leur amitié naissante pourrait guérir Jacqueline d'un traumatisme enfoui et lui permettre d’affronter les fantômes de son passé.

Les deux beaux premiers films d’Antony Chen, Ilo Ilo (2013) et Wet Season (2020), installaient leurs trames intimistes dans un cadre socio-culturel rattaché au Singapour natal du réalisateur. Le récent et magnifique Un hiver à Yanji (2023) marquaient ainsi une rupture géographique, avec son intrigue se déroulant à la frontière de la Chine et de la Corée du Sud. Antony Chen y creusait cependant un sillon semblable, celui de l’observation des petites gens, des communautés exilées, ainsi que du lien profond pouvant se nouer (ou pas) avec les locaux. L’Echappée participe à cette nouvelle aspiration nomade du réalisateur, mais cette fois en s’émancipant totalement de l’Asie pour un récit prenant place en Europe, et plus précisément en Grèce.

Comme souligné plus haut avec Un hiver à Yanji, Antony Chen déplace de nouveau ses thèmes de prédilection, cette fois d’un continent à un autre. Nous ne sommes cependant pas dans la redite, puisqu’au monde du travail plus (la professeure de Wet Season) ou moins (les petites mains de Ilo Ilo et Un hiver à Yanji) stable des films précédents se substitue un dénuement bien plus radical en suivant le destin de la migrante africaine Jacqueline (Cynthia Erivo). Celle-ci, ayant fuit son Libéria natal en proie à la guerre civile se retrouve coincée en Grèce. Nous observons ses déambulations, sa solitude et survie quotidienne dans le cadre paradisiaque d’une île grecque. Ce décorum somptueux est un constant miroir de son propre dénuement et Chen s’attarde dans le détail de cette errance quotidienne. Néanmoins, on ressent une détresse et un sens de la « débrouille » moins prononcé chez notre héroïne que chez d’autres migrants, comme si la rudesse de cette survie au jour le jour était nouveau pour elle. Une série de flashbacks fragmenté nous révèle ainsi son milieu privilégié, sa connaissance préalable de l’étranger, et la manière dont le tumulte de son pays lui a arraché les siens.

Antony Chen nous fait ainsi progressivement comprendre que pour Jacqueline, ce n’est pas uniquement la résolution permanente de son dénuement matériel qui se joue. Il y a un traumatisme plus grand dont chaque situation de son quotidien précaire peut-être une réminiscence. Le réalisateur amène cela subtilement, en se rattachant à tout un rituel pratique ordinaire qui dans un premier temps ne semble rattaché qu’à combler des besoins primaires, comme laver ses sous-vêtements. L’expérience traumatisante de Jacqueline l’amène à être glacée d’effroi dans des situations au premier abord anodine (un autre migrant cherchant à lui parler en pleine rue), tandis que son éducation semble lui permettre de donner le change sur sa condition par les mots, mais la trahit systématiquement par son allure misérable et apeurée.

L’Echappée du titre concerne donc moins cette condition difficile que les souvenirs sordides qui hantent Jacqueline. On comprendra qu’elle a d’éventuelles possibilités d’être sauvée grâce à des amis en Angleterre, mais appeler à l’aide signifie devoir raconter ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a vue et perdu. Antony Chen tisse un premier verni social où l’on pense Jacqueline trop « fière » pour accepter de l’aide d’où qu’elle vienne, avant de soulever le verni intime empêchant Jacqueline de s’ouvrir à autrui. Il faudra, comme dans chaque film d’Antony Chen, une belle rencontre pour extraire le personnage de la prison mentale qu’il s’est forgé. Ce sera le cas ici au fil de l’amitié entretenue avec Callie (Alia Shawkat), une Américaine exilée en Grèce. C’est d’ailleurs un apprivoisement plutôt qu’une rencontre durant laquelle Jacqueline fuit, suit et jauge cette femme bienveillante. 

Après avoir été la proie et la victime, il lui faut tout ce processus pour redonner une confiance qu’elle place sous le signe du rituel social (un dîner qu’elle tient à payer) avant que vienne l’heure des confidences. Ce moment de confession semble surgir presque physiologiquement de Jacqueline (symboliquement durant une scène de bain comme si ainsi dévoilée elle pouvait expulser son mal-être) et révéler pleinement en flashback l’horreur qu’elle a vécu. Cynthia Erivo ayant porté silencieusement une souffrance pourtant marquée sur son visage tout au long du film, laisse alors s’exprimer une souffrance trop longtemps retenue. L’actrice porte totalement le film sur ses épaules. Le personnage de Callie est malheureusement moins consistant hormis sa gentillesse, mais dans un sens cela correspond aussi à la distance que Jacqueline laisse si longtemps entre elle et les autres. Sans atteindre complètement l’accomplissement de ses films « asiatiques », L’Echappée est une belle réussite qui rend curieux des autres tentatives internationales d’Antony Chen, notamment de Secret Daughter produit par Amazon Prime.

En salle le 24 avril