Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 16 janvier 2025

Le Bateau qui mourut de honte - The Ship That Died of Shame, Basil Dearden (1955)

 Après s'être illustré par sa bravoure pendant la Seconde Guerre mondiale, l'équipage du canonnier 1087 de la Royal Navy décide de remettre le navire à flots pour se lancer dans la contrebande. Alors que les cargaisons deviennent de plus en plus suspicieuses, le bateau semble refuser son nouvel et humiliant emploi.

The Ship that Died of Shame est une œuvre mêlant habilement les questionnements sociétaux de l’Angleterre d’après-guerre et les thématiques propres à Basil Dearden. Le film adapte la nouvelle éponyme de Nicholas Monsarrat (publiée en 1952), écrivain spécialiste du récit maritime et déjà mis en image au sein du studio Ealing avec The Cruel Sea de Charles Frend (1953). Dearden s’attèle ici au scénario avec son fidèle partenaire Michael Relph, et l’on peut distinguer certains éléments déjà observé précédemment au sein de sa filmographie. Dans le cadre des films de propagande produits en Angleterre durant la Deuxième Guerre Mondiale, Basil Dearden était déjà passé par le cinéma fantastique pour exprimer son propos, humaniste et mystique dans la fable They Came to a City (1944) - sorte de pendant anglais à Horizons perdus de Frank Capra (1937) – et film de fantômes rédempteur incitant à l’effort de guerre dans The Halfway House (1944). On retrouve de cela ici avec les vertus protectrices et la caution morale que revêt pour les personnages le canonnier 1087, que ce soit par sa vélocité à les éloigner du danger durant les joutes guerrières initiales, ou les confronter à leurs actions répréhensibles par des avaries « volontaires » tombant toujours au mauvais moment.

Le film explore aussi la période d’incertitude morale agitant l’Angleterre d’après-guerre. Si la réalité et les films de propagandes nous montrent que l’individualité fut souvent sacrifiée au service de l’union sacrée et l’effort collectif durant le conflit, les privations d’alors développèrent toute une nouvelle forme de criminalité avec le marché noir et la propagande. Un certain pan du film noir anglais, le "spiv movie" aborde la question comme Je suis un fugitif d’Alberto Cavalcanti (1947), et c’est aussi l’occasion d’observer la dérive d’une « génération perdue » avec une jeunesse corrompue ayant grandie dans ce contexte. C’est un thème au cœur de London Belong toMe de Sidney Gilliat (1948) et Brighton Rock de John Boulting (1947), le voyou en devenir voire gangster poupin étant incarné dans les deux films par Richard Attenborough, de nouveau en mauvais génie corruptible dans The Ship tha Died of Shame

Si l’acteur et son personnage George ramène cette question de la boussole morale incertaine dans une époque qui l’est tout autant, Bill (George Baker) expose lui un questionnement et désenchantement plus existentiel. L’introduction du film illustre une forme d’adrénaline, de profonde camaraderie voire de fraternité parmi l’équipage, affrontant le danger avec une hardiesse rigolarde lors de joutes maritimes spectaculaires. Ce repère collectif rejoignait ainsi cette idée d’union sacrée nationale durant le conflit, tandis que le repère intime pour Bill tient aux retrouvailles avec sa jeune épouse Helen (Virginia McKenna) entre deux campagnes. Lorsque celle-ci disparait tragiquement dans un bombardement, le déséquilibre se crée en raccrochant Bill au seul repère collectif du canonnier, lui aussi voué à disparaître à la fin de la guerre et le plongeant dans un moment où il ne saura quelle direction donner à sa vie.

 

Les prémices de la veulerie de George se dessinaient déjà lorsqu’il cherchait à tricher lors du calcul très trivial du nombre de cibles abattues et gravées sur le 1087. C’est néanmoins lui qui propose de reconstituer l’équipe d’antan sur leur navire remis à neuf, et l’on ressent de manière différente mais bien présente le vide de la vie civile incitant les personnages (auquel s’ajoute le marin et mécanicien Birdie (Bill Owen) à reprendre la mer, cette fois pour l’activité toujours dangereuse mais moins noble de la contrebande. Un beau travail d’ellipse montre les équilibres de pouvoir basculer, Bill capitaine du bateau et véritable maître à bord durant la guerre, devient un exécutant des transports aux cargaisons de plus en plus douteuses commanditée par George.

La noble cause d’antan cède au profit et à l’absence de scrupule, et le supplément d’âme chanceux du bateau se retourne progressivement contre eux en entravant de façon mystique leurs action. Le 1087, qualifié au féminin par l’équipage, avait constitué au fil des missions et de la constitution de cette famille de substitution une sorte de mère protectrice ramenant toujours ses « enfants » à bon port. Comme le souligne Mélanie Boissonneau dans le livret accompagnant le film, le 1087 bénéfice de plus d’égard que l’authentique personnage féminin du film joué par Virginia Mckenna avec plusieurs idées formelles plaçant l’appareil au centre de l’état d’esprit de l’équipage.

Fier et véloce face au danger en évitant les bombardements ennemis durant la première partie, le 1087 a encore fière allure durant les retrouvailles et la propagande bon enfant des débuts. Peu à peu, les séquences maritimes se font nocturnes ou plongées dans la brume comme pour illustrer le flou moral des actions de l’équipage. La mer tranquille fendue par le 1087 se trouve dès lors déchaînée par les éléments, permettant au bateau de se débattre pour expulser la marchandise douteuse de son bord. Cette approche culminera durant la dernière partie où une ligne fatale est franchie, forçant une purification plus radicale et exigeant un sacrifice plus profond. 

On avait vanté le savoir-faire technique de Ealing sur les effets spéciaux aériens de The Night My Number Came up (1955) et Out of the Clouds (1955), et le résultat est tout aussi impressionnant sur l’eau dans The Ship that died of shame. Le soutien de la Royal Navy quelques authentiques scènes maritimes amples et épiques (entrecoupées de stock-shots de tirs ennemis durant les scènes de guerre), alternant avec un impressionnant travail sur les maquettes. Celles-ci sont désormais plus visibles, mais le résultat reste néanmoins très solide et les séquences maritimes les intégrant les masquent habilement par un usage dans des passages nocturnes, ou alors endosse une sorte de licence poétique assumée lors du climax voyant le 1087 se « débattre » farouchement face aux tâches qu’on lui assigne, et par cette rébellion forcer la rédemption de Bill. The Shit that died of shame est une preuve de plus du talent versatile et de la cohérence thématique du talentueux Basil Dearden. 

Sorti en blu-ray frnaçais chez Tamasa

mardi 14 janvier 2025

La Madre Muerta - Juanma Bajo Ulloa (1993)


 Au cours d'un cambriolage, Ismael tue une femme. Une petite fille l'observe, celle-la même dont il vient de tuer la mère. Quelques années plus tard, il rencontre par hasard la petite fille devenue femme.

La Made muerta est le second film de Juanma Bajo Ulloa, jeune cinéaste basque qui marqua avec d'autres comme Julio Medem l'émergence d'une nouvelle jeune garde au sein du cinéma espagnol. La Madre Muerta est un récit sombre, ambigu et troublant quant aux situations et émotions auxquelles il expose le spectateur. Cela s'amorce dès l'électrochoc de la scène d'ouverture où le cambrioleur Ismael (Karra Elejalde) abat froidement la femme qui l'avait surpris dans la maison au sein de laquelle il s'était introduit. Il a alors la surprise de constater que la petite fille de sa victime a assisté à son geste, et la scène reste suspendue au sort qu'il lui réserve. Toute la suite du récit souligne la froideur et brutalité imprévisible de cet anti-héros, mais nous placera dans une inconfortable sentiment d'empathie pour lui. Quelques années après le drame, il recroise ainsi Leire (Ana Álvarez), la fillette qu'il a épargnée, devenue une jeune femme vivant dans un centre pour handicapé. Craignant qu'elle l'ait reconnu et pu le dénoncer, il va l'enlever.

Juanma Bajo Ulloa tisse un scénario hissant le fusil de Tchekhov au rang d'art par ses multiples trouvailles. La rencontre initiale entre Ismael et Leire durant l'ouverture se fait car le cambrioleur tarde à quitter les lieux en mangeant une tablette de chocolat qui traînait. Lorsque l'on découvre Leire jeune adulte et handicapée mentalement, l'un de ses rares stimuli consiste justement à dévorer des tablettes de chocolat, tissant une forme de complicité avec le meurtrier de sa mère et kidnappeur. En effet, après avoir initialement envisagé de l'assassiner, Ismael reporte son geste et se contente de séquestrer la jeune fille dont l'apathie le trouble. 

Culpabilité, sentiment paternel voire amoureux, les sentiments qu'il nourrit restent troubles dans des situations où il se fait observateur, amuseur et protecteur un peu trop tactile de Leire. Cela va susciter un étrange triangle amoureux avec Maïté (Lio), amante possessive et névrotique d'Ismael qui va jalouser immédiatement l'otage dans lequel elle ne voit absolument pas un enfant mais une rivale. Là encore Juanma Bajo Ulloa avait amorcé cet élément très vite à travers la relation amoureuse particulièrement toxique entre Maïté et Ismael, le simple éloignement physique rendant littéralement folle Maïté malgré les brutalités de son homme envers elle.

Cette manière de distiller les éléments faussement anodins qui feront sens plus tard repose aussi sur le suspense et la symbolique. Le verre d'une vitre brisée non balayé dans les premières minutes entraînera par exemple des conséquences tragiques bien plus tard. Le réalisateur use presque du flashforward par cette symbolique, notamment dans la première image du film montrant la peinture d'une mère et de son bébé déchirée (la mère de Leire travaillant comme restauratrice de peinture) et annonçant ainsi la violente et définitive séparation à venir. 

Ces sentiments malsains sont capturés par la mise en scène baroque de Juanma Bajo Ulloa, donnant un véritable souffle opératique à des décors au premier abord quelconque. Le squat dans lequel vivent Ismael et Maïté baigne dans une colorimétrie agressive, les environnements urbains sinistres déploient une imagerie pratiquement gothique dans le travail sur les ombres et les bleus de la photo de Javier Aguirresarobe, qui fait presque basculer l'ensemble dans le conte moderne. Cette veine baroque culmine d'ailleurs durant la dernière partie se déroulant dans une église abandonnée, l'aura des icônes religieuse se conjuguant aux situations explicitement provocantes mettant en scène le triangle amoureux. Le travail sur les surcadrages, les réactions des uns et des autres plus ou moins floutées en arrière-plan, tout cela distille un venin de refoulé qui ne demande qu'à exploser.

Juanma Bajo Ulloa se montre tout aussi empathique avec chacun des personnages, rendant compréhensible à défaut d'acceptable leurs excès dans un récit à la redoutable ambiguïté. Lio est impressionnante en amoureuse possédé, tout comme Karra Elejalde (acteur fétiche de cette nouvelle génération puisqu'on le verra Vacas (1991), L'écureuil rouge (1993) et Tierra de Julio Medem (1996) en tyran aux pieds d'argiles, et Ana Álvarez laisse entrevoir une gamme d'émotions insaisissables sous l'apathie et l'esprit supposément embrumé de son personnage. Une œuvre provocante, surprenante et étonnamment poignante jusqu'au bout - séquence finale sidérante.

Sorti en blur-ray anglais doté de sous-titres anglais chez Radiance

dimanche 12 janvier 2025

Sauve qui peut - Catch Us If You Can, John Boorman (1965)


Steve et ses quatre amis Lenny, Mike, Rick et Dennis réussissent à persuader Dinah, symbole pour tout le pays de la campagne de publicité "Manger de la Viande", de fuir les fausses valeurs du monde commercial. Mais lorsque le responsable de la publicité réalise que sa "Butcha Girl" a disparu, il transforme sa fuite en coup publicitaire dans une poursuite hilarante !

Sauve qui peut marque les débuts cinématographiques de John Boorman, avec une œuvre au premier abord très éloignée des préoccupations de ses grands films à venir. Comme nombre de réalisateurs britannique émergents des années 60, Boorman fait ses armes à la télévision où il se fera remarquer en tant que documentariste à la BBC. Il va saisir la balle au bond lorsque se présentera l’opportunité de Sauve qui peut, une commande surfant sur le succès de A Hard Day’s Night de Richard Lester (1964). Le film doit servir de véhicule au groupe de rock anglais Dave Clarke Five, alors concurrent crédible des Beatles dans les charts, afin d’offrir un objet pop dans la lignée de celui ayant magnifié les Fab Four.

John Boorman va détourner habilement la commande et ce dès l’écriture du script qu’il commande à son ami Peter Nichols. Contrairement à A Hard Day’s Night, Sauve qui peut ne met pas en scène les Dave Clarke Five en tant qu’eux-mêmes, mais jouant des cascadeurs. Le début du film les met en avant de façon amusée, mais c’est pour rapidement les mettre de côté et s’attacher à la cavale du couple improvisé formé par le mannequin Dinah (Barbara Harris) et le cascadeur Steve (Dave Clarke), fuyant l’ennui d’un tournage de publicité pour parcourir le pays. Le groupe complet et ses chansons (jamais jouées à l’image et toujours en fond sonore) ne sont que des ponctuations intervenant façon piqûre de rappel durant le récit, histoire de ne pas oublier la raison d’être du film. Le charisme très relatif de Dave Clarke amène Boorman à le mettre en retrait durant son intrigue principale, et préférer observer Barbara Harris et sa présence lumineuse.

Le début du film cède à la tonalité pop attendue, le montage très rapide accompagnant autant les facéties des Dave Clarke Five que plus tard les pérégrinations urbaines du couple dans le Swinging London. En éloignant progressivement ses personnages de ce vivier culturel, Boorman déconstruit peu à peu ces velléités modernes pour installer une forme d’ironie et de désenchantement. Cela va reposer sur la remise en cause des idéologies que le film est supposé mettre en valeur, notamment avec la rencontre d’un groupe de beatniks totalement amorphes et désabusés, et bientôt chassé de leur espace pas l’autorité que représente l’armée. 

En parallèle de la cavale, on observe une facette capitaliste avec le groupe de commanditaires de la publicité transformant la supposée faille en argument marketing qui exploite la fuite du couple pour en alimenter la presse. Le couple Dinah/Steve en devient ainsi un produit à consommer commercialement, mais finalement aussi charnellement pour les couples bourgeois en mal d’aventures sexuelles. Boorman pose quelques situations mordantes à ce titre, moquant à la fois les institutions et les idéologies, les moments faussement provoquants servant davantage un étalage amusé de sa cinéphilie qu’une réelle critique du système lorsque la police est ridiculisée durant la fête costumée.

La romance entre Dinah et Steve existe pourtant bel et bien, avant tout lorsqu’elle s’éloigne du bruit et de la fureur pour se laisser aller aux confidences dans l’intimité. Les personnages aspirent manifestement à autre chose qu’à l’urgence superficielle de leur quotidien du moment, mais la nature de cet ailleurs semble tout aussi superficiel – « l’île » de Dinah, la virée en Espagne de Steve. Lorsque l’épilogue montre l’ensemble du périple comme une vaste supercherie, le lien avec l’œuvre à venir de Boorman se fait enfin. 

 La parenthèse enchantée permettant un idéal harmonieux qui vole en éclat est au cœur de la cohabitation pacifiste brisée de Duel dans le pacifique (1968), le lien à la nature de Délivrance (1972), le royaume juste d’Excalibur (1981) ou encore la société normée de Zardoz (1974). Tout comme dans ce dernier, mais aussi Le Point de non-retour (1967), l’odyssée du couple de Sauve qui peut repose sur une manipulation et leurs aspirations téléguidées par un esprit démiurge. Le Swinging London et ses animateurs ne sont que les pantins d’une carte postale et d’une bande-son destinée à être vendue au plus grand nombre. Boorman préfigure d’un an le Privilège de Peter Watkins (1967) dans son message, et parvient à faire de cette commande un bel objet iconoclaste.

Sorti en bluray et dvd français chez StudioCanal

mercredi 8 janvier 2025

La Forêt animée - El bosque animado, José Luis Cuerda (1987)


 En Galice, région d'Espagne pleine de mythes et de traditions : une "forêt animée", sorte de lieu magique où vivent toute sorte de personnages attachants...

La Forêt animée est la très célébrée (cinq Goya remporté en 1987) seconde réalisation de José Cuerda, qui à ses débuts se révèlera plutôt sur le registre de la comédie. Cuerda se fait connaître tout d'abord à la télévision par l'écriture de scénario et la réalisation de documentaires, avant de signer son premier long-métrage avec Pares y nones (1982), essai entre vaudeville et screwball comédie s'inscrivant dans le courant de la "comédie madrilène" en vogue en Espagne, notamment dans les films de Fernando Trueba. Sans se délester complètement de ce registre léger, La Forêt animée témoigne d'une ambition plus grande en adaptant le roman éponyme de Wenceslao Fernández Flórez, publié en 1943.

Le film de José Cuerda est la seconde et plus connue des adaptations du livre, venant après une première produite en 1945 et précédent une troisième produite en tant que film d'animation et sortie en 2001. Wenceslao Fernández Flórez était un auteur ayant en grande partie fait carrière dans le journalisme où il était apprécié par sa manière truculente d'évoquer l'actualité, notamment sportive. Il en reste quelque chose dans le film, dans sa nature de récit choral, ses personnages truculents et son environnement mélangeant réalisme social et à l'autre bout du spectre un certain réalisme magique - qui par certains moment annonce un peu celui de Vacas de Julio Medem (1991).

Côté réaliste, cela reposera grandement dans la description minutieuse des oppositions de classe entre les habitants d'une zone rurale de Galice. D'un côté, nous allons trouver divers laborieux répondant chacun à leur manière au dénuement. Geraldo (Tito Valverde) est un ouvrier amputé d'une jambe (que l'on suppose perdue durant la Guerre Civile) dont le quotidien s'égaie en aimant à distance la belle Hermelinda (Alejandra Grepi), jeune femme exploitée par sa riche et acariâtre tante Arrualo (Encarna Paso). Malvis (Alfredo Landa) a trouvé un moyen plus farfelu de surmonter sa pauvreté, celle de se muer en voleur mystérieux, le Fendetestas braquant les locaux ayant le malheur de traverser la forêt entourant le village.

Quand les pauvres se nourrissent ainsi de petits bonheurs fugaces (amour non réciproque de Geraldo, flirts furtifs de Hermelinda, larcins inoffensifs de Malvis), les bourgeois se complaisent dans l'oisiveté et les nouveaux riches dans l'accumulation et la surveillance jalouse de leur bien. Cuerda oppose notamment par la photo vaporeuse de Javier Aguirresarobe, les tenues blanches et la langueur de la famille bourgeoise du Senior D'Abondo (Fernando Rey) cet univers nanti face aux teintes plus sombre, terne et maronnasse de l'univers des masses laborieuse.

La forêt est une sorte de trait d'union entre les d'eux, dont l'esthétique et les évènements qui s'y jouent expriment d'autres possibles. Le personnage le plus loufoque à savoir Malvis en a fait sa demeure dont il ne sort jamais, et ce lieu est le théâtre des ruptures formelles et de ton du récit. L'atmosphère nocturne bleutée invite naturellement le fantastique avec la rencontre d'un fantôme plus pathétique qu'effrayant et exprimant justement les regrets et les actes manqués des pauvres durant leur vivant. La chronique est très touchante par sa légèreté de surface et son humour truculent, travaillant un romanesque laissant entrevoir une issue possiblement heureuse. 

Cela passe par la célébration des mythes et superstitions locaux qui illustrent ainsi cette tonalité de réalisme magique, avec la consultation d'une "sorcière" résolvant les petits et grands tourments de chacun, deux vieilles filles en villégiature voyant dans chaque artefact croisé le signe d'une présence divine ou démoniaque. José Cuarda navigue très bien entre les tons et atmosphères grâce à une galerie de protagonistes attachants, et c'est justement le sort de l'un d'eux, la fillette gouailleuse Pilar (Laura Cisneros) qui marque la fin des illusions.
 
La dernière partie du film semble effectuer une boucle narrative (la rencontre de la dernière scène faisant écho à celle de la première), thématique dans son déterminisme social (le petit garçon prenant le même chemin marginal que Malvis) et existentielle par son usage du fantastique où l'espace de la forêt est davantage une prison maintenant les statuts - la magnifique dernière scène où même le fantôme ne peut échapper à sa condition - qu'une échappatoire. 

La forêt "animée" ne peut nous faire échapper à notre conditionnement (Malvis après la satisfaction d'une action noble qui s'en détourne pour rester un voleur de pacotille), mais simplement entrevoir un ailleurs inaccessible. Sous les rires tendres, une mélancolie latente finit donc par dominer dans ce beau film. José Luis Cuerda poursuivra ce mélange des genres entre ruralité, récit choral, humour et spleen dans son film suivant L'Aube, c'est pas trop tôt (Amanece, que no es poco) qui sortira en 1989 et remportera également un beau succès. 


 Sorti en bluray espagnol sans sous-titres français mais avec sous-titres espagnols

 

lundi 6 janvier 2025

Le Pavillon d’or - Enjo, Kon Ichikawa (1958)


 Goichi Mizoguchi, conformément aux dernières volontés de son père, est pris en charge par le bonze Tayama du temple Shukaku, le "Pavillon d'Or". Des touristes visitent le temple. Un couple s’amuse. Pour le jeune homme, ces gens souillent l’image sacrée qu’il a du temple. Peu après, Mizoguchi aperçoit Tayama accompagné d’une geisha. Plein de désillusion, il va tout faire pour rendre sa pureté au Temple.

Le 2 juillet 1950, l’opinion publique japonaise est sidérée par le fait divers ayant vu un jeune moine incendier le Pavillon d’or, temple bouddhiste et trésor national jusque-là préservé depuis sa construction à la fin du 14e siècle. L’évènement va inspirer à Yukio Mishima son roman Le Pavillon d’or (publié en 1956), dans lequel il va imaginer la psychologie et les motivations ayant mené le coupable à son terrible geste. Deux ans après la parution du roman, Kon Ichikawa va donc s’atteler à une très fidèle adaptation – une autre, réalisée par Yōichi Takabayashi, suivra en 1976. 

L’intérêt de Mishima pour cet évènement et l’approche qu’il en fait dans le roman est indissociable de sa personnalité complexe et torturée. Le livre s’inscrit dans une grande période d’inspiration dans les années d’après-guerre pour Mishima (Amours interdites (1951), Le Tumulte des flots (1954), Après le banquet (1960)), ce qui correspond aussi au moment où une partie de sa pensée se radicalise, et son corps se transforme. Il se sculpte ainsi un physique d’athlète à partir de 1955 et commencera dans les années suivantes à soutenir les mouvements nationalistes. Les influences occidentales de ses écrits s’estomperont progressivement pour davantage célébrer la tradition japonaise. Cette évolution témoigne des tiraillements agitant Mishima, fuyant ses penchants homosexuels dans une allure et des opinions supposées viriles, les discours étant contredits par le contenu des œuvres (le héros de Confessions d'un masque faisant office de double coupable) et l’imagerie véhiculée (les photos musculeuses de Mishima et ses acolytes baignant dans une esthétique crypto-gay « involontaire »). C’est une fuite en avant qui le mènera en définitive vers son suicide par seppuku le 25 novembre 1970.

Toutes ces pensées contradictoires se retrouvent chez Mizoguchi (Raizō Ichikawa), jeune adolescent envoyé selon les derniers souhaits de son père faire son apprentissage de novice au temple Shukaku de Kyoto, le "Pavillon d'Or". Complexé par son bégaiement, Mizoguchi trouve dans la bienveillance du moine supérieur Tayama Dosen (Ganjirō Nakamura), une forme d d’apaisement mais c’est surtout la fascination qu’il va nourrir pour le Pavillon d’or qui guidera ses actes. Kon Ichikawa nous plonge dans les méandres de la pensée de l’adolescent pour lequel le monde extérieur est une menace constante. Le modèle apaisant que représentait son père n’est plus, le drame de sa disparition étant en partie dû à un acte scandaleux de sa mère. Mizoguchi est trop frêle pour se fondre dans le modèle machiste et extrême vanté par un Japon belliciste courant à sa perte, et va donc ainsi faire reposer toute sa foi et amour du monde dans la beauté que représente à ses yeux le Pavillon d’or.

Ichikawa déroule très, voire trop fidèlement la construction du roman (même si l’amitié avec Tsurukawa (Yōichi Funaki) est plus en retrait) mais transcende ce mimétisme par ses idées formelles. Les raccords en mouvement entremêlés à de fascinants jeux d’ombres introduisent ainsi brillamment les flashbacks de Mizoguchi et construisent un fascinant espace mental pour faire partager la confusion du personnage. L’espace du temple oscille entre environnement terre à terre, solennel et sobre, et une magnificence onirique accentuée par la photo vaporeuse de Kazuo Miyagawa dans des fondus enchaînés hypnotiques. 

Le générique nous montrait différentes vues du temple à partir des plans de celui-ci, lui conférant une présence rationnelle et concrète avant qu’il nous apparaisse réellement. C’est une opposition que travaille constamment Ichikawa, celle de la réalité contre une pureté illusoire. Les déconvenues de Mizoguchi, pensant surmonter ses maux dans la grandeur de ces lieux, viennent de ce constat qui se propagera à différents éléments et personnages du récit. La présence de la mère volage vient troubler l’harmonie de ce cadre, tout comme la désinvolture des touristes américains et de leurs maîtresses japonaises, et en définitive Tayama Dosen entretenant une liaison scandaleuse à l’extérieur.

La boussole morale de Mizoguchi s’égare, tant au contact du réel débauché et psychotique Tokari (Tatsuya Nakadai halluciné) que face au jugement de ceux dont il a pourtant cerné les imperfections. Dès lors le Pavillon d’or ne mérite pas d’être partagé, d’être visité par ces impies et sa beauté doit briller une dernière fois dans les flammes et s’éteindre en même temps que la conscience de Mizoguchi. Kon Ichikawa signe une œuvre aussi radicale, troublante, ambigüe et austère que le roman pour un résultat vraiment singulier.

Ressortie en salle le 15 janvier

vendredi 3 janvier 2025

À l'abordage - Against All Flags, George Sherman (1952)


 Au début du XVIIIe siècle, des pirates de Madagascar menacent le commerce des Indes. Brian Hawke, un officier de la marine anglaise, est missionné pour infiltrer la bande de criminels. Il découvre alors une toute autre facette de ses ennemis, et tombe sous le charme d'une pirate effrontée...

À l'abordage est une œuvre qui désamorce astucieusement l'habillage de film de pirates sur laquelle elle est vendue. Le couple vedette fait lorgner des souvenirs glorieux du genre, que ce soit Errol Flynn qui y gagna ses galons de stars (Captain Blood de Michael Curtiz (1935), L'Aigle des mers (1940)) ou Maureen O'hara volcanique love interest de Le Cygne noir de Henry King (1942) Pavillon Noir de Frank Borzage (1945). Errol Flynn se trouve alors sur la pente descendante, venant de quitter Warner où il trouva ses rôles les plus prestigieux, en quête d'un second souffle qu'il ne trouvera jamais vraiment dans une suite de productions médiocres (avec quelques exceptions comme Le Soleil se lève aussi d'Henry King (1957) mais où il se trouve au second plan). Au contraire Maureen O'hara rencontre une des périodes les plus épanouissante de sa carrière, tournant d'ailleurs la même année le célèbre L'Homme tranquille de John Ford.

Cette dynamique inversée des deux stars semble implicitement imprégner leurs personnages. Les excès en tout genre ont prématurément vieilli Errol Flynn qui apparaît ici moins bondissant, plus usé. Cela va bien avec son personnage d'espion infiltré chez les pirates devant se montrer sur la réserve. On a l'habitude de voir un Flynn viril et tempétueux, à la séduction pressante sur une héroïne méfiante mais progressivement séduite tout en se faisant désirer par sa retenue. C'est presque l'inverse ici puis Spitfire (Maureen O'hara), jeune femme élevée parmi les pirates, intriguée par cet anglais aux manières plus raffinée qui détone en comparaison des rustres qui l'entourent - tout comme Flynn pouvait l'être face à une Olivia de Havilland, jeune femme distinguée détonant dans son univers. 

C'est elle qui prend avec rudesse les devants dans le jeu de séduction et au contraire Flynn, happé par ses intrigues d'espionnage, qui tente de la refréner. Cela se manifeste notamment par les tenues vestimentaires, Spitfire n'étant jamais plus attirante que dans ses atours farouche de pirate (ce costume vert évoquant Robin des Bois pour bien marquer l'inversion) tandis qu'elle semble jouer un rôle qui ne lui ressemble pas quand elle cherche à se montrer plus féminine et distinguée - et là encore le type d'écueil que pouvait rencontrer Flynn dans ses rôles d'antan où il pouvait être éconduit en tentant maladroitement le transfuge de classe dans ses attitudes.

C'est surtout cette facette du récit, assez rondement menée, qui captive dans À l'abordage. L'aspect aventure maritime est très en retrait et se montre avare en séquences spectaculaires malgré quelques beaux sursauts comme l'attaque du navire indien. C'est néanmoins un vrai plaisir pour les yeux avec le technicolor flamboyant de Russell Metty, une direction artistique superbe et dont les artifices (transparences et matte-paintings très voyant) confèrent même un certain charme à l'ensemble. Le savoir-faire de George Sherman permet un spectacle alerte et prenant, dominé par son couple vedette dont la maturité donne une âme supplémentaire l'éloignant de la bluette, notamment par ses sous-entendus sexuels forts explicites - le again ! plusieurs fois prononcé par la princesse indienne pour un baiser mais fait bien sûr penser à autre chose, Spitfire le disant avec la même véhémence dans la scène finale. Un bon moment.

Sorti en bluray français chez Elephant Films

jeudi 2 janvier 2025

Dirty Ho - Lan tou He, Liu Chia-liang (1979)


 Le 11ème prince de la Dynastie Qing et probable futur héritier du trône fait une visite dans une province pour admirer les trésors antiques sous l'identité d'un marchand. Il y fait la rencontre d'un voleur qu'il souhaite prendre comme disciple en secret afin de tuer le prince rival.

Lorsqu’il passe à la réalisation avec The Spiritual Boxer (1975), Liu Chia-liang va soulager la longue frustration ressentie durant les années où il était uniquement chorégraphe de combats sur les productions de la Shaw Brothers. Etant un des rares authentiques maître d’arts martiaux officiant pour le cinéma, il considère sa discipline comme dévoyée dans les œuvres sanglantes, vengeresses et nihilistes souvent réalisée par Chang Cheh (Un seul bras les tua tous (1967), Le Justicier de Shanghai (1972)…). Tout un pan du corpus de Liu Chia-liang réalisateur sera donc consacré à redonner une image noble et réaliste des arts martiaux, notamment par le thème de l’apprentissage et de la relation maître/élève.

Pour ce faire, Liu Chia-liang oscille entre une approche rigoureuse proprement fascinante dans l’ascétisme de La 36e Chambre de Shaolin (1978), ou franchement ludique puisqu’il sera un des fers de lance du sous-genre de la kung fu comedy dans Combat de Maître (1976), Retour à la 36e chambre (1980) ou encore Martial Club (1981). Dirty Ho appartient franchement à cette seconde catégorie et pousse même encore plus loin que d’ordinaire cette veine farfelue pour du Lu Chia-liang. L’apprentissage va ici se faire progressivement entre un prince mandchou (Gordon Liu) traversant anonymement une province, et Ho (Wang Yu), une petite frappe qu’il va prendre sous son aile. Liu Chia-liang reprend à sa manière le principe cher à King Hu de la dissimulation et des faux-semblants (notamment dans L’Hirondelle d’Or (1966) et Dragon Gate Inn (1967)) à travers les aptitudes martiales. 

Quand cela prend un tour presque abstrait et invisible chez King Hu, Liu Chia-liang pousse au contraire franchement dans une veine burlesque. Le prince la joue faussement naïf et couard lors des multiples rencontres houleuses avec Ho, mais retient subtilement ses coups et maîtrise le jeune impudent pensant avoir le dessus. Une des scènes les plus mémorables dans ce style est lorsque le prince utilisera une jeune femme (Kara Hui) comme « marionnette » pour indirectement corriger Ho, le tout avec une inventivité de tous les instants durant la joute.

Le prince décèle en effet les aptitudes martiales à polir, ainsi que le sens moral à développer chez son protégé, et par ses facéties il fait l’éducation de Ho à son insu. Il y a certes un fil rouge narratif autour d’un complot de succession dont est victime le prince, mais le scénario travaille avant tout la répétition de leitmotiv passant de la franche comédie à des enjeux de plus en plus sérieux, la progression gravitant toujours autour des affrontements martiaux. Par deux fois, Ho fait face à des groupes d’adversaires aux capacités grotesques, face auxquels il piétine et ne triomphe que grâce au prince. Il est trop immature et agité pour être conscient de cette aide extérieure au départ, mais la seconde fois une fois devenu un disciple déférent et attentif, la victoire naît de l’association maître/élève lorsqu’il écoutera précieusement les conseils donnés.

Durant ses années de chorégraphe de combat, Liu Chia-liang a eut tout le loisir de maîtriser les outils cinématographiques, la manière dont un cadrage, un découpage efficace, peut dynamiser l’action. La progression du film dans la virtuosité et l’intensité des combats est à ce titre magistrale. Les fameux duels entre amabilités et bottes secrètes offrent de sacrés morceaux de bravoures à Gordon Liu, tout en sourire lors de périlleuses dégustation de vin et visite d’antiquités. L’acteur se régale dans ce registre de mentor malicieux (alors qu’il fut souvent le disciple turbulent chez Liu Chia-liang) et les séquences d’entraînements, forts drôles, se délestent en partie de la cruauté hilarante souvent vu dans la kung fu comedy pour livrer une relation maître/élève dans laquelle chacun s’apporte mutuellement. Il y a une forme de conscience de son peuple pour le prince (la jeune femme qu’il rachète à la maison de plaisirs) et un éveil aux réalités, un égoïsme qui s’estompe chez Ho éduqué physiquement et intellectuellement par son mentor – malgré une ultime scène comique remettant légèrement cette dynamique en cause.

Toute cette construction patiente (et annoncée par le superbe générique) visait montrer le duo formé par le prince et Ho combattre en harmonie parfaite face aux vraies menaces finales. La traversée d’un village abandonné et truffé d’ennemis donne lieu à un combat époustouflant, dans son utilisation du décor, la fluidité des passes d’armes voyant Ho et le prince alterner les adversaires, s’entraider et triompher. Le dernier combat reste cependant le sommet, notamment par la longueur des joutes s’enchaînant sans coupe dans d’impressionnants plans-séquence. Liu Chia-liang traduit par la seule image et le déroulement du combat à la fois la confiance, le support et l’émancipation traversant la relation maître/élève qui ne font désormais plus qu’un et écœurent leurs pourtant redoutables adversaires - notamment lors d'un zoom avant particulièrement jouissif sur le duo. En une séquence magistrale, le réalisateur rejoue la progression dramatique, martiale et spirituelle qu’il a travaillé à mettre en place tout le récit. Un grand film martial. 

Sorti en bluray français chez Spectrum Films

mardi 31 décembre 2024

Le Prix d'un homme - This Sporting Life, Lindsay Anderson (1963)

 Jeune mineur du nord de l'Angleterre, Frank Machin vit dans une chambre de bonne. Il tombe fou amoureux de sa logeuse Margaret, une jeune veuve ravissante. Son destin bascule le jour où il devient joueur vedette du club de rugby local. L'argent coule à flot, les femmes lui courent après... mais les honneurs ne parviennent pas à calmer la colère de cet homme rageur, séducteur et brutal. Surtout quand la belle Margaret se refuse à lui...

This Sspoting Life est le premier long-métrage de Lindsay Anderson, qui emboite alors le pas à ses amis Tony Richardson et Karel Reisz. Avec ces derniers, il s’imposa comme critique et théoricien du cinéma, dont les idées et concepts devaient déboucher sur la fondation du Free Cinema à la fin des années 50. Tony Richardson se lance en 1958 avec Les Corps sauvages tandis que Karel Reisz fait de fracassant débuts dans Samedi Soir, Dimanche Matin (1960). Il y a un vrai parallèle à faire entre les premiers titres majeurs des trois réalisateurs, qui adaptent chacun un auteur emblématique du courant des angry young men (Alan Sillitoe sur La Solitude du coureur de fond de Tony Richardson (1962) et Samedi soir, Dimanche Matin), dépeignent justement des héros juvéniles et rugueux en opposition contre le système, et joués par d’illustres inconnus qui crèveront l’écran pour devenir d’immense stars du cinéma anglais (Albert Finney chez Reisz, Tom Courtenay avec Richardson). Lindsay Anderson semble suivre en tout point leur parcours, This Sporting Life étant l’adaptation du roman éponyme de David Storey (publié en 1960) qui en signe le scénario, et servira de formidable tremplin à Richard Harris qui trouve là son premier grand rôle. Le film est initialement proposé à Karel Reisz qui, y voyant les évidentes similitudes avec Samedi Soir, Dimanche Matin, recommande Lindsay Anderson (jusque-là uniquement responsable d’une dizaine de court-métrages) et se contente d’être producteur.

Les sujets voisins et le type de héros voisins de Samedi Soir, Dimanche Matin, La Solitude du coureur de fond et This Sporting Life, permettent par leur différence de brosser un véritable portrait de chacun des réalisateurs. Le lad farceur de Reisz fuit la sinistrose de son quotidien par la fuite en avant rigolarde, celui taciturne de Richardson tourne le dos à la réussite sportive et sociale par intégrité morale. Frank Machin (Richard Harris), est un ancien mineur qui entrevoit l’ascension aussi par le prisme du sport lorsqu’il est enrôlé dans l’équipe de rugby à 13 de la ville. Tant sur le terrain que dans la vie, son attitude agressive et arrogante témoigne d’une rage de réussir inébranlable. Peu à peu se dessine pourtant un caractère bien plus attachant et passionné quand cette quête de gloire s’avérera être l’atour de conquête de l’élue de son cœur, Margaret (Rachel Roberts). Cette dernière est une veuve et mère de famille, logeuse de Frank, cette promiscuité incitant notre héros à manifester ses sentiments de façon de plus en plus ardente. Mais Margaret vit dans le souvenir figé de son époux défunt, et rabroue Frank à chaque tentative de rapprochement. La gloire sportive et la réussite matérielle qui en découle n’est donc pas un objectif narcissique pour Frank, mais le moyen de se faire aimer de Margaret en lui offrant une vie meilleure. 

La droiture et l’intransigeance morale des angry young men se retrouve ici dans l’attitude de Frank face aux tentations que lui offre sa nouvelle notoriété. Supportrices peu farouches, possessions de luxe et accès aux lieux les plus huppés de cette petite ville de Wakefield, tout cela, Frank le lorgne sans jamais réellement y goûter. De chaque tentations et plaisirs superficiels, il se détourne pour inlassablement revenir vers sa logeuse qui se refuse à lui. Lindsay Anderson adopte une mise en scène fluide et nerveuse lors des joutes sportives, mettant en valeur la teigne et le roc qu’est Frank sur les terrains, sortant vainqueur de « l’enfer du dimanche » devant une foule ébahie qui va en faire la star locale. 

Toute cette aura de surhomme s’estompe dans l’intimité de la maison, lorsqu’il alterne entre colère, douceur et désespoir face aux refus de Margaret. Anderson filme Richard Harris avec une formidable puissance dans ces instants-là, dans ce qui constitue la véritable joute du récit à travers cette romance torturée. Richard Harris est tout simplement stupéfiant d’intensité, tant dans les instants où son dépit lui fait adopter des comportements discutables, que quand il presque s’arracher le cœur pour le déposer aux pieds de Margaret. Une scène va d’ailleurs mettre à genou le spectateur face au lâcher-prise de Harris, lorsqu’il déclame à son ami l’intensité de son amour pour cette femme, la seule lui faisant ressentir le besoin d’être désiré – le jury cannois ne s’y trompera pas en lui décernant le prix d'interprétation lors de l’édition 1963 du festival.

La narration en partie en flashback, par ces parallèles entre un Frank ardent et plein d’espérance puis celui brisé physiquement comme moralement, entremêle tension dramatique et de brillantes idées formelles par son travail sur le montage et les raccords. La trajectoire tragique du dieu du stade se dessine ainsi dès le départ, la gloire éphémère en miroir de l’inévitable déchéance, jusqu’à un final poignant où la hargne s’est envolée, où la raison d’être du combat n’est plus. Grand film. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Films