Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 24 septembre 2023

Prospero's Books - Peter Greenaway (1991)


 Exilé sur une île pendant des années, Prospero a réussi, grâce à ses livres, à en faire un petit royaume modèle. Sa rancune demeure vis-à-vis des ennemis qui ont usurpé son duché. Aidé de son serviteur Ariel et d'un livre magique, il crée une tempête qui amène ses ennemis à lui. Il élabore un scénario qu'il appelle « La tempête ». Il y raconte son histoire, son passé, manipule les vivants, invente leur avenir.

Prospero’s Book voit Peter Greenaway s’essayer pour la première fois (au cinéma du moins, puisqu’il adapta L’Enfer de Dante dans la mini-série A Tv Dante en 1990) à l’exercice de l’adaptation en s’attaquant à La Tempête de William Shakespeare. C’est initialement un projet caressé de longue date par John Gielgud, immense acteur shakespearien, qui rêvait d’interpréter Prospero au cinéma après l’avoir fait à quatre reprises (en 1931, 1940, 1957 et 1974) sur les scènes britanniques tout au long de sa carrière. Il va solliciter au fil des décennies divers réalisateurs tels que Alain Resnais, Ingmar Bergman, Akira Kurosawa ou Orson Welles sans que cela ne puisse aboutir. La tentative la plus proche de se faire sera celle avec Orson Welles (qui envisageait aussi d’y jouer Caliban) mais l’échec commercial de Falstaff (1965), précédente collaboration et déjà adaptation de Shakespeare, sonnera le glas du projet. Il faudra donc attendre la fin des années 80 pour voir Peter Greenaway faire enfin aboutir le rêve de John Gielgud, le triomphe de Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) semblant avoir délié la bourse des financiers pour une coproduction internationale comptant parmi les films les plus fastueux du réalisateur.

La Tempête est une des dernières pièces écrites par Shakespeare, une de celle où il essaie d’explorer avec le plus de force la complexité de l’âme humaine à travers le personnage de Prospero. Les sentiments de ce dernier y varie du dépit au désespoir, de l’esprit de vengeance à la miséricorde, de la tourmente à la quête d’apaisement final. L’île où il a échoué avec sa fille, après la trahison des siens, est un miroir de cet esprit agité de Prospero. Il va ainsi plier cet environnement, ses êtres et la magie qui y circule à sa vengeance en y attirant ses anciens ennemis qu’il va soumettre à diverses épreuves. Un protagoniste à l’esprit démiurge se perdant dans un sentiment de toute puissance à cause de son orgueil (Meurtre dans un jardin anglais (1982)), guetté par la folie (Zoo (1985)), trahit par son corps (Le Ventre de l’architecte (1987)) ou justement un esprit de vengeance (Drowning by numbers (1988)) constitue justement un thème récurrent chez Peter Greenaway. 

Il pousse donc ici la logique jusqu’au bout en faisant de Prospero (John Gielgud) le prolongement de Shakespeare dans la fiction (ce qui est explicite lors de la conclusion où les pages restantes du seul ouvrage conservé servira à écrire La Tempête), et plus globalement le véritable maître de la narration. Cela est une évidence dans les éléments même de la pièce, où finalement Prospero fait preuve de la même fourberie que ses adversaires pour gagner le pouvoir sur l’île au détriment de Caliban (Michael Clark). L’esthétique du film avance au gré de cette volonté toute puissance de Prospero et cet hypnotique travelling le voit traverser un environnement luxuriant, bariolé et dionysiaque de sa silhouette stoïque, maître du temps et de l’espace dans le tumulte ambiant. 

L’autre idée folle est de faire de la voix de Prospero (et par extension celle de John Gielgud qui offre de sidérantes variations de jeu) celle de l’ensemble des personnages, masculins comme féminins, ce qui prolonge cette idée de faire de tous ses marionnettes. L’esprit en ébullition de Prospero est aussi représenté par l’apparition successive tout au long du récit de ses 24 livres, réminiscence des livres perdus du philosophe grec Epicure. Là c’est également Peter Greenaway qui superpose sa vision à celle de son héros, le foisonnement de concepts et schémas qu’on y lit semblant directement issus des probables et innombrables archives d’idées qu’on devine exister dans les tiroirs du réalisateur. Le travail sur les cadres dans le cadre exprime une inspiration picturale récurrente chez Greenaway influencé ici par les peintres de la Renaissance, mais est une autre façon de renforcer ce regard démiurge qui peut aussi être ici interprété comme cinématographique. 

Il y a un côté fascinant par cette surcharge formelle où Greenaway convoque tous les arts, théâtre, opéra, danse dans un ensemble à la fois harmonieux et imprévisible dont ressortent quelques moments proprement stupéfiant comme la séquence de « mariage » entre Ferdinand et la fille de Prospero. Ce classicisme se mêle à la modernité, par le choix des collaborateurs pour Greenaway (Emi Wada aux costumes et qui retrouvera Greenaway sur 8 femmes ½ (1999)) et l’expérimentation de nouvelles technologies, notamment les inserts d’images digitaux (pour incruster le contenu des livres à l’image analogique et fusionner les deux niveaux de récit) qui dynamite tout velléités un possible côté compassé.

Il manque peut-être la connexion au réel, la dimension sociale voire sociologique que Greenaway parvient souvent à intégrer à ses grands défis formels – ce qui se ressent dans le score de Michael Nyman, brillant mais lié de façon moins organique et émotionnelle au récit que d’habitude. On échappe malgré tout au côté exercice de style, à la dimension d’installation d’arts contemporain qui guette, grâce à la réelle émotion des derniers instants. C’est paradoxalement en s’attaquant à une adaptation que Greenaway se libère d’un contrôle trop visible, en voyant le héros démiurge renoncer à sa maîtrise et à sa rancœur pour choisir d’avoir un esprit apaisé. Le travelling arrière sur le visage projeté d’un Prospero enfin calme et repentant réunit et équilibre en une image poignante (et presque sobre) toute l’ambition du réalisateur. 

Sorti en bluray anglais

samedi 23 septembre 2023

Cheyenne - Raoul Walsh (1947)


 En 1867, dans le Territoire du Wyoming, afin d'éviter une peine de prison, le joueur James Wiley doit aider la Police à capturer un braqueur de diligences qui se fait appeler « le Poète. »

Cette année 1947 avait vu Raoul Walsh signer un des plus grands et singuliers westerns avec le magistral La Vallée de la peur. Par son esthétique gothique, sa tonalité introspective et psychanalytique, La Vallée de la peur reste à ce jour une des propositions les plus originale du genre. Cheyenne sorti quelques mois plus tard est largement resté dans l’ombre de son prédécesseur dont il n’égale pas la puissance, mais s’avère à sa manière un western tout aussi anticonformiste. 

Cette originalité est davantage ici au service d’un récit ludique et imprévisible où le western sert surtout de décorum à d’autres genres tels que la screwball comedy, l’enquête policière. On passe de l’un à l’autre avec une grande fluidité, à la fois dans les situations, l’esthétique du film et les rouages d’un scénario très malin. Le postulat reprend ceux d’un film noir dit « d’infiltration » avec ce joueur professionnel Wiley (Dennis Morgan) contrait par la police à démasquer un mystérieux voleur de diligence. Cette figure imposée du western est montrée pour être tout aussi vite désamorcée par le mode opératoire plus sournois que violent du coupable, s’emparant du butin en amont pour ne laisser qu’un poème moqueur (tant pour les autorités que pour les voleurs plus terre à terre) dans les coffres vides. Dans le récit comme par les agissements des personnages, l’usage de la démonstration de force classique et de l’action ne sont qu’un dernier recours pour arriver à ses fins, la ruse et la duperie étant plus efficaces.

Dès lors c’est un dialogue bien senti, une situation équivoque emmenant le western vers autre chose qui crée le plaisir et fait avancer l’histoire. Un quiproquo autour d’une baignoire laisse hilare tout en scellant la relation amour/haine entre Dennis Morgan et Jane Wyman. Cette dernière est absolument épatante en femme de caractère à la langue bien pendue, mais masquant une amoureuse faillible. Le mystère autour de l’identité du poète est rondement mené, évitant le whodunit pour davantage faire reposer le suspense sur le sort des personnages pas au courant et risquant le pire au contact du fourbe. Raoul Walsh reprend sur un mode mineur certains parti-pris de La Vallée de la peur avec des ambiances et un visuel très film noir. La filature en pleine ville de Wiley après des voleurs démasqués confère une tension urbaine très contemporaine au cadre de ville de western, jusqu’à la confrontation au cadre assez inquiétant avec le reste de la bande.

Même une protagoniste en apparence frivole et prétexte à atout charme comme celui de Janice Page s’avère jouer un rôle pivot. On appréciera aussi le mélange de légèreté teintée d’érotisme dans les échanges entre Morgan et Wyman, par exemple ce rapprochement et fuite entre leur pied qui prolonge physiquement le piquant du verbe. Globalement Wiley montre progressivement une dimension héroïque plus probante que la canaille qu’il parait être au départ, et par la même une autre facette de la masculinité qui fait basculer Jane Wyman. C’est plutôt fin et joliment amené, à l’aune d’une pure volonté de divertissement. Un très bon moment donc ! 

Vu dans le cadre de la rétrospective Raoul Walsh à la Cinémathèque française 

Extrait

vendredi 22 septembre 2023

Le Dos au mur - Edouard Molinaro (1958)

Une nuit, l’industriel Jacques Decret s’introduit dans l’appartement d’un jeune comédien. Il en ressort avec son cadavre, qu’il va ensevelir dans un mur en construction de son usine. Qu’est-ce qui a poussé cet homme à un tel geste ? Trois mois plus tôt, il découvrait que son épouse Gloria le trompait avec le jeune homme. Une idée va germer dans l’esprit de Decret. Une vengeance machiavélique qui va le mener bien plus loin qu’il ne le pensait.

Edouard Molinaro est resté célèbre au sein du cinéma français pour ses nombreux succès commerciaux dans la comédie durant les années 60, 70 et 80. Il y dirige les plus grandes stars françaises du genre (Louis de Funès sur Hibernatus (1969), Jacques Brel et Lino Ventura dans L’Emmerdeur (1973), Pierre Richard dans A gauche en sortant de l’ascenseur (1988)) et devient un spécialiste dans l’adaptation théâtrale à succès comme Oscar (1967), La Cage aux folles (1978) et ses suites. Ce corpus laisse dans l’ombre un pan plus sombre et personnel de sa filmographie, notamment ses remarquables débuts placés sous le signe du film noir avec des réussites comme Un Témoin dans la ville (1959), Des femmes disparaissent (1959), La Mort de Belle (1961). Le Dos au mur, sa première réalisation, est un brillant témoignage de ce pan de sa carrière.

Le film s’avère un remarquable mariage entre l’influence formelle du film noir américain et un contexte social français qui lui évite toute accusation de redite. La fabuleuse scène d’ouverture est emblématique du genre en montrant la silhouette de Jacques Decret (Gérard Oury encore acteur) et son visage impassible quitter sa demeure, appuyé par une note tonitruante du score de Richard Cornu. Cette ponctuation sonore marque la gravité des évènements à venir avant que la longue séquence se fasse entièrement silencieuse pour nous montrer Decret s’introduire chez un homme, le tuer (du moins le croit-on) et évacuer discrètement son corps qu’il va ensevelir dans les murs d’une usine en construction lui appartenant. Un gros plan sur son visage défait au volant enchaîne avec celui plus paisible qu’il arbore dans la même position, trois mois plus tôt, amorçant un flashback qui va nous faire comprendre son geste.

Rentrant plus tôt d’une partie de chasse, il surprend son épouse Gloria (Jeanne Moreau) avec son amant Yves Normand (Philippe Nicaud), jeune comédien sans le sou. Point de scandales ou de scènes de ménage, Decret bafoué dans son amour-propre va préparer une vengeance bien plus méticuleuse et machiavélique. Se faisant passer pour un maître-chanteur à travers une lettre anonyme, il menace les amants de tout révéler et observe au quotidien les effets de ses actes sur l’humeur de Gloria. La seule quête de revanche n’est guère satisfaite par la désinvolture de Gloria poursuivant sa liaison, ce qui va pousser Decret à aller plus loin, trop loin. L’aspect plus « français » du récit consiste dans son observation du rapport de classe, de la dimension de couple dans la haute bourgeoisie. Decret semble se considérer indigne d’une simple dispute conjugale et veut, par fierté et dépit amoureux briser l’union des amants pour les humilier et ramener à lui son épouse repentante. 

Il y a une forme de comédie de mœurs très amusante dans la manière dont Decret observe à distance la détresse progressive de Gloria et Yves. Decret s’amuse sournoisement à coincer son épouse dans leur quotidien, souligne la détresse qu’il devine en elle par nombre de monologues intérieurs sarcastiques en voix-off. Tout cela masque pourtant une profonde détresse qui le voit plusieurs fois sortir de son « rôle » comme lorsqu’il s’excite en croyant que Gloria s’apprête à lui avouer sa faute. Ce qui sépare et rapproche à la fois Decret de Gloria, c’est sa nature de grand bourgeois. Dans un premier temps Molinaro fait le parallèle entre les dîners mondains qu’organise chez lui Decret avec les étreintes tendres de Gloria et Yves dans son modeste appartement parisien. Gloria fuit les premiers pour les seconds au sein desquels elle ne retourne que par obligation, convenance, sous l’œil furibond de son mari sachant d’où elle vient. 

La confrontation entre cette bourgeoisie et les milieux populaires est au cœur du récit, Decret usant de son statut pour plier tous les individus à son stratagème. Un brillant rebondissement voit notre héros menacé par des petites frappes chargées de démasquer le maître-chanteur, et le phrasé aussi assuré que raffiné de Decret ainsi que l’évocation de son statut social suffit à écraser et acheter ses agresseurs potentiels. Cette « supériorité » sociale va lui permettre de semer le doute entre les amants. Si le bourgeois peut avancer découvert tant qu’il paie, le prolo a forcément une combine en tête, guidé par les mauvais penchants naturels de son statut social. C’est une graine que Decret va faire pousser dans l’esprit de Gloria qui va alors douter de son amant. Malgré ses sentiments, elle n’en reste pas moins une bourgeoise avec ses préjugés qu’un rien suffira à raviver.

Avec son alternance entre la grande, vide et froide demeure nantie du couple légitime avec les espaces plus populaires traversés par le couple illégitime (bars, cafés), Molinaro tisse habilement ce schisme, notamment grâce à la photo tour à tour stylisée (et n'ayant rien à envier au film noir américain) puis plus ordinaire de Paul Lebfevre. C’est aussi le cas de manière plus grossière mais amusante avec le couple formé par le détective privé (Jean Lefebvre) et son épouse volage (Colette Renard) qui au contraire n’a aucun scrupule à assumer qu’elle le trompe. Ce jeu pervers nous emmène vers une conclusion tragique et implacable qui donne une lecture légèrement différente à la scène d’ouverture, et marie avec une grande intensité la facette thriller et celle du drame.

Sorti en bluray français chez Gaumont

mardi 19 septembre 2023

Détour - Edgar G. Ulmer (1945)

 Un pianiste de bar, Al Roberts, part en stop rejoindre sa fiancée en Californie. Sur la route, un inconnu en décapotable (Haskell) le prend. Ayant pris le volant, Al s'arrête pour remettre la capote sous la pluie et découvre que le propriétaire de la voiture est mort dans son sommeil. Paniqué, il jette le corps et reprend vite la route.

Détour est une œuvre qui marque et accompagne l’avènement du film noir dans le cinéma Hollywoodien en ce milieu des années 40. Des œuvres comme Assurance sur la mort (1944), Phantom Lady de Robert Siodmak (1944) ou Laura de Otto Preminger (1944) en ont posés les inspirations littéraires, les bases formelles avec cette esthétique influencée par l’expressionniste allemand (les trois réalisateurs des films évoqués étant des migrants germaniques), ainsi que certains thèmes et figures récurrents comme la femme fatale et e poids du destin. Détour exprime la nature désormais « bankable » du genre lui permettant de passer des productions studios nanties à la série B plus modeste.

Edgar G. Ulmer parvient brillamment à mêler les contraintes économiques de son budget avec les thèmes et les figures du film noir évoquées plus haut. Toutes ces figures s’expriment par une épure qui développe l’ensemble du récit comme une sorte d’espace mental du héros, témoignant par le verbe (la lancinante voix-off constamment plaintive) et l’image du piège se refermant inexorablement sur lui. Il y a ainsi un minimalisme des péripéties où la malchance, les circonstances et une incapacité continuelle de Roberts (Tom Neal) à prendre la bonne décision l’enfonce toujours un peu plus dans la spirale de l’échec. Le scénario (adapté de son propre roman par : Martin Goldsmith) marie là un pessimisme social hérité de la Grande Dépression des années 30, où Roberts comprend que sa seule condition misérable suffira à le rendre suspect et coupable, et l’amène à faire le pire choix possible alors qu’il n’a rien à se reprocher. Globalement tous les protagonistes portent à des degrés divers ce poids de l’échec, que ce soit Sue (Claudia Drake) la fiancée chanteuse que Roberts cherche à rejoindre, Haskell (Edmund MacDonald) l’automobiliste au passé douteux, et bien sûr Vera (Ann Savage) véritable harpie si jeune et déjà marquée par la vie.

Cet échec annoncé s’inscrit par la narration en flashback et la manière de plier visuellement les environnements à la confusion mentale du héros, à son sentiment d’insécurité. Le travelling avant braquant la lumière sur son regard dépité introduit le saut dans le temps, plus tard le New-York brumeux dans lequel déambule Sue et Roberts est autant une façon d’économiser les frais de décors que de souligner l’horizon bouché des projets dont ils discutent. Après avoir joué de ce sentiment désabusé par l’atmosphère, Ulmer va le faire par sa caractérisation. 

La bascule se fait lors des discussions en voiture entre Roberts et Haskell, où l’on passe de cette atmosphère nocturne oppressants, de ces arrière-plans artificiels, à une tonalité plus urbaine et lumineuse à Los Angeles. L’échec prend alors les traits de Vera, anti-femme fatale souffreteuse et vénale, dont la beauté est altérée par les mauvaises expériences que l’on ne peut que deviner. Gouailleuse, agressive et fébrile, c’est un personnage pitoyable et intimidant qui plie Roberts à sa volonté par cette imprévisibilité. Ann Savage livre une performance sidérante et assez unique dans le Film noir, les amorces de romance ou d’attirance sexuelle plus attendue étant tuées dans l’œuf par le caractère trop rêche de Vera. Ulmer joue de cette idée de prison mentale avec cet espace de l’appartement, et rend abstraites les interactions au monde extérieur (là aussi l’économie de moyen et l’approche thématique se rejoignant). 

Le désenchantement de la voix-off joue sur le drame annoncé de façon subtile dans son mariage à l’image, comme si tout était écrit. On le ressent par la première apparition presque anodine de Vera en voyageuse anonyme dans un coin de l’image, la sollicitation de Roberts précipitant la chute future de ce dernier. C’est également le cas à la fin où il craint, anticipe et sollicite presque l’arrivée de cette voiture de police qui va l’emmener alors que rien dans l’intrigue ne justifie objectivement qu’il se fasse prendre à ce stade. C’est le propre du héros de film noir, à la fois acteur de sa perte et victime de la fatalité. 

Sorti en bluray français chez Elephant Films 

 

lundi 18 septembre 2023

Karnal - Marilou Diaz-Abaya (1983)


Un jeune marié emmène sa toute jeune femme dans sa ville natale pour vivre dans la maison de son père. Frappé par sa ressemblance troublante avec sa femme décédée, le patriarche convoite sa belle-fille. Quand les choses deviennent critiques, une violente querelle familiale éclate et se termine en tragédie.
Une vieille fille d'âge moyen raconte l'histoire pour laisser une trace de la chute du propriétaire prisonnier de son passé, révélant finalement sa propre identité.


Karnal est le troisième et dernier volet de la trilogie féministe de Marilou Diaz-Abaya. Le projet naît d'une sollicitation du producteur Benjamin G. Yalung qui souhaite produire un film inspiré d'un article de Teresita Añover-Rodriguez publié dans la revue Mr. & Ms. Magazine et relatant le sordide fait divers qui vit une femme assassiner son beau-père qui abusait d'elle. Le producteur souhaite en faire un véhicule pour son amie l'actrice Cecille Castillo, célèbre notamment pour son rôle dans Caïn et Abel (1982) de Lino Brocka. La réalisatrice sollicite de nouveau le scénariste Rick Lee et, tout en gardant comme base le fait divers, ils décident de transposer l'intrigue dans les Philippines des années 30 alors colonisés par les Américains. Marilou Diaz-Abaya a le sentiment que ce contexte constitue un moment de transition entre les mœurs locales archaïques et l'influence occidentale plus progressiste pour les femmes. C'est aussi une manière de revenir en quelque sorte aux racines du mal, en capturant au berceau les causes de l'oppression patriarcale observée dans un cadre contemporain avec Brutal (1980) et Moral (1982).

Cette idée de retour à un passé primitif et presque mythologique s'inscrit dès l'ouverture du film où une narratrice (Charito Solis) d'âge mûr nous dépeint le contexte du récit et ses liens à celui-ci. L'histoire se déroule dans la région de Gulawin d'où est originaire sa mère qui l'a quitté et juré de ne plus jamais y revenir, déclarant que ce lieu est symbole d'enfer sur terre. Cette narratrice interviendra plusieurs fois et apportera diverses ponctuations funestes au récit en voix-off ou en insert sur son visage résigné, mais nous ne saurons sa véritable identité qu'à la toute fin. Narcing (Phillip Salvador) est un jeune homme revenant penaud à Gulawin dans la maison de son père, l'impitoyable Gusting (Vic Silayan), après avoir échoué dans sa volonté d'émancipation à Manille. Il est accompagné de son épouse Puring (Cecille Castillo) dont le point de vue va nous faire découvrir les mœurs arriérées de la région et de la famille.

Sur le chemin de la maison, le couple rencontre des connaissances de Narcing (dont une ancienne prétendante) et les présentations se font sans que Puring ait pu prendre la parole, devant déjà se montrer sous le joug de son mari aux yeux des autres. Les retrouvailles avec le père expriment déjà par le verbe et la disposition des personnages dans les compositions de plan, l'ascendant psychologique qu'il a sur sa progéniture et la façon dont il intimide toujours Narcing revenu à son statut de petit garçon tremblant. Un détail d'importance est alors révélé, il s'avère que Puring est le sosie de la mère défunte de Narcing, et donc de l'épouse du beau-père Gusting. On apprendra peu à peu les circonstances sordides de sa mort, brisée mentalement par la jalousie de son époux et les humiliations qu'il lui fit subir.

On voit donc parfaitement se disposer les éléments du drame à venir, à la fois par ces indices mais aussi par une connaissance de certains archétypes dans la construction de certains drames philippins contemporain au film. Le domaine agricole dirigé d'une main de fer par un maître/parent abusif et métaphore du régime du président Marcos est un motif déjà utilisé par Rick Lee dans Caïn et Abel. Le patriarche terrifiant, caractérisé comme un croquemitaine et charriant les pulsions les plus inavouables rappelle quant à lui le glaçant Kisapmata de Mike de Leon (1981). C'est d'ailleurs Vic Silayan qui jouait le père dans Kisapmata qui retrouve un rôle voisin ici. C'est une variation plus qu'une redite, le géniteur monolithique de Kisapmata laissant place ici à un être bien plus retors et vicieux, alternant autorité sèche (un simple raclement de gorge ravivant les mêmes terreurs enfantines pour Narcing et Doray) et bienveillance de façade avant de laisser exploser sa monstruosité. La direction que prend le récit s'anticipe donc aisément, mais la mécanique pour l'amener est absolument insoutenable de malaise. Il y aura tout d'abord une sorte de redite tragique où Narcing réitère les errances passées de son père en étouffant Puring de sa jalousie, en l'enfermant dans la maison et lui refusant tout contact avec l'extérieur où elle aurait la tentation de céder à un autre homme. 

L'autre réminiscence réside dans le désir de plus en plus insistant de Guring pour sa belle-fille, les paroles et regards appuyés passant aux actes quand il va essayer de la violer. Cependant Narcing apparaît comme un lâche reproduisant des schémas primaires par peur d'être jugé par son père et les voisins, et cherchant le pardon de Puring comme un enfant en faute auprès d'une mère après lui avoir infligé une raclée. A l'inverse Guring est à la fois un serpent et un cerbère, languissant pour se rapprocher de Puring puis carnassier pour la posséder avec férocité. Marilou Diaz-Abaya déploie dans ce cadre archaïque les mêmes effets que dans ses films contemporains, les cadrages déroutants et la photo stylisée de Manolo Abaya instaurant une ambiance quasi fantastique dans la maison familiale. L'atmosphère se fait littéralement suffocante jusqu'à un rebondissement proprement stupéfiant intervenant à mi-film et emmenant l'histoire dans une autre direction, plus inattendue.

Cette première partie certes magistrale aura néanmoins déployé un schéma attendu et comme dit plus haut déjà exploité dans le cinéma philippin. Le seul ennemi, mais aussi le plus insurmontable, de cette deuxième partie est le conditionnement à la soumission des femmes philippines - le parallèle tout du long avec le personnage de la belle-soeur Doray (Grace Amilbangsa). Si elle n'ose se rebeller par le verbe et ne le peut par la force physique, Puring tentera l'émancipation en se montrant libre de son désir (cette féminité qui l'émancipe en faisant aussi une proie) à travers la liaison qu'elle va entretenir avec Goryo (Joel Torre), un muet faisant office "d'idiot" du village mais qui est en fait un être sensible partageant avec elle ce statut de paria - la douceur de leurs scènes d'amours contraste d'ailleurs avec la fièvre et le sentiment de possession du langage corporel de celles avec Narcing. Une fois l'adultère démasqué et les conséquences tragiques allant avec, Puring revient à un état d'errance, de soumission et de culpabilité chrétienne qu'elle avait initialement rejeté. Marilou Diaz-Abaya délaisse toute narration classique pour aligner une suite de tableaux hallucinés et cauchemardesques où l'on bascule dans le conte macabre, truffé de situation dérangeantes comme l'infanticide. 

Ce que l'on avait pris pour la malédiction d'une région, d'une maison ou d'une famille masque en fait la damnation d'être une femme. La narratrice nous révèle alors son identité et explique comment, même éloigné de Gulawin, l'enfer de ces lieux a accompagné ceux ayant eu le courage de les quitter. La réalisatrice refuse cependant de faire de ce monde patriarcal un envers abstrait et mythologique détaché de la réalité. Ainsi parallèlement à cette dimension baroque déjà évoquée, l'esthétique du film alterne avec une inspiration picturale classique, les tableaux du peintre Fernando Amorsolo servant de référence. Cela inscrit subtilement le film dans une vraie réalité historique, et laisse deviner la violence des mœurs sous les visions pastorales magnifiques qui parcourent le récit. Une œuvre captivante et sacrément audacieuse par sa manière de déjouer nos attentes, mais aussi la plus pessimiste de la trilogie en revenant ainsi aux sources des maux rongeant la société philippine.