Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère!

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lundi 29 mai 2023

Romances et Confidences - Romanzo popolare, Mario Monicelli (1974)

Giulio Basletti est un ouvrier métallurgiste milanais, célibataire, fervent activiste syndical et supporter du Milan AC. Il revoit après dix-sept ans Vincenzina, la fille d'un de ses collègues qui a émigré depuis le sud, de la province d'Avellino en Campanie, qu'il avait tenue sur les fonts baptismaux. Après quelques mois, ils se marient et mettent au monde un enfant.

Entre les attitudes matamore entre grotesque et pathétique d’un Vittorio Gassman, le désamorçage toujours astucieux de son glamour d’un Marcello Mastroianni, la normalité géniale d’un Nino Manfredi et la fourberie malicieuse d’un Alberto Sordi, Ugo Tognazzi a su trouver sa place dans le quatuor magique des acteurs emblématiques de la comédie italienne. Il arrive à installer une forme de mélancolie à l’allure élégante de ses personnages, conscient de leur attrait mais inconscients de leurs failles. Un des registres les plus intéressant pour exploiter cette facette de lui réside dans les postulats où son personnage d’homme mûr tombe sous le charme d’une femme plus jeune et s’y confronte à son déclin. Cela a donné deux comédies brillantes avec Elle est terrible de Luciano Salce (1962) où il était subjugué par une jeune Catherine Spaak, et Dernier amour de Dino Risi (1978) voyant Ornella Muti raviver la flamme d’amour, de désir et de vie en lui. La réunion d’Ugo Tognazzi et Ornella Muti dans le film de Risi découle totalement de la première association à succès du couple dans Romances et Confidences de Mario Monicelli.

Giulio (Ugo Tognazzi), ouvrier milanais, tombe amoureux de Vincenzina (Ornella Muti), la fille d’un ancien collègue originaire du sud de l’Italie, l’épouse et l’emmène avec lui dans le nord industriel et nanti milanais. A l’ascendant par l’âge de Giulio s’ajoute ainsi celui de l’expérience de la vie urbaine quand Vincenzina n’a connu que le dénuement et les mœurs étriquées du sud de l’Italie. Mario Monicelli dote Giulio de tous les atouts physiques, moraux et progressistes de l’homme moderne. Activiste syndical virulent, beau parleur, il semble aussi paradoxalement plus ouvert que sa jeune épouse. Une des premières scènes le voit vider son ancienne garçonnière avant d’investir le domicile conjugal et c’est Vincenzina qui va piquer une crise de jalousie en imaginant toutes les femmes qu’il a emmené là avant elle.

Giulio se montre d’une rare franchise (voire vantardise) pour lui répondre, et lorsqu’elle lui demande ce qu’il penserait si elle avait le même passé amoureux, il ne s’en offusque pas. Un des running gags des dialogues est «nous sommes dans les années 70 » pour affirmer son ouverture d’esprit et sa confiance, plusieurs scènes (une sortie cinéma où Giulio emmène Vincenzina voir un film érotique) témoigne de la modernité de Giulio. Les plus amusantes sont les discussions qu’il a avec son voisin père de famille et originaire du sud, et au comportement moyenâgeux avec sa fille adulte de vingt-cinq ans. Giulio le tance avec verve sur son comportement et lui conseille de devenir à son tour un « homme des années 70 », quitter ses oripeaux de paysan du sud pour s’adapter à la mentalité moderne du nord.

Le cadre milanais et ce thème du dilemme moral prolongé par le schisme régional (un thème central du cinéma et plus précisément de la comédie italienne) rappelle beaucoup mais sous l’angle de la comédie Un vrai crime d’amour de Luigi Comencini sorti la même année 1974. On retrouve le cadre milanais, l’atmosphère grisâtre propageant l’aura de cité industrielle, et le paysage urbain changeant où les anciens pauvres accèdent à la classe moyenne à travers des logements HLM flambants neufs, des week-ends et des loisirs plus prenant leur importance dans le quotidien. Comme chez Comencini, l’intrigue va mettre à l’épreuve les préceptes progressistes de cet environnement face au fardeau de l’éducation et de l’ancienne rigueur morale italienne.

La narration est inventive et ludique avec cette voix-off distanciée de Tognazzi se moquant à postériori de tous ses beaux discours d’ouverture, Monicelli appuyant cela par des ralentis, rembobinages et commentaire cinglant de son héros. La raison est qu’il va provoquer sa propre perte en rapprochant malgré lui par un concours de circonstances Vincenzina de Giovanni (Michele Placido), un jeune policier avec lequel il s’est lié d’amitié. Cet horizon plus large de la ville a fait naître des désirs inconnus et coupable chez Vincenzina envers ce vigoureux, jeune et pressant policier qu’elle repousse de sa voix tout en le désirant de son cœur et de sa chair. En bon « homme des années 70 », Giulio accepte de se retirer pour son rival, ce que Vincenzina refuse pour rester avec lui. Afin d’entériner cette confiance, elle va lui raconter en détail leur aventure et tester les limites de la tolérance de son époux. 

L’hilarant récit de cette romance est une nouvelle fois une merveille narrative de Monicelli, d’interprétation faussement candide d’Ornella Muti, et de sagesse placide de façade de Ugo Tognazzi. Chaque fois que l’histoire de Vincenzina semble s’arrêter sur une note « acceptable » pour Giuliano, celle-ci relance (« c’est pas fini » constituant un autre running gag mémorable) d’une autre anecdote scabreuse qui finit par faire exploser notre héros de jalousie. Plus que l’infidélité c’est la mise à mal de sa virilité par un rival plus jeune qui fait perdre pied à Giuliano. Il y a d’ailleurs un autre à lien à faire à Luigi Comencini puisque c’était déjà Michele Placido dans Mon dieu comment suis-je tombée si bas ? (1974) qui du haut de sa vigoureuse jeunesse déniaisait une Laura Antonelli pudibonde dans une scène d’anthologie. 

Dès lors la modernité de « l’homme des années 70 » vole en éclat pour céder au bon vieux machisme et à la jalousie pathétique d’antan. Monicelli n’accable pas son héros dont on a vu la tolérance poussée dans ses derniers retranchements, et questionne plutôt les limites de ces penchants libertaires face aux imperfections de nos sentiments humains ordinaires. Finalement la modernité trouve sa limite dans les motifs ordinaires et inchangés des maux de couples comme l’infidélité et la jalousie. La dernière partie est aussi drôle que mélancolique, rendant tout retour en arrière impossible. C’est un très beau film dont le désenchantement final est très touchant, loin de la cruauté pathétique de Dernier amour de Dino Risi. Tognazzi est fabuleux et c’est aussi une des meilleures prestations dramatiques d’Ornella Muti, existant au-delà de sa beauté ravageuse.

Vu dans le cadre de la rétrospective consacrée à Mario Monicelli à la Cinémathèque française

dimanche 28 mai 2023

Following - Christopher Nolan (1998)


 Bill est un jeune écrivain qui, par curiosité, prend des inconnus en filature dans les rues de Londres. Ses maladresses et son manque de rigueur lorsqu'il cherche à trop s'approcher de ses sujets le conduisent à être repéré et à être lui-même suivi par Cobb, un cambrioleur psychopathe, sophistiqué et risque-tout. Cobb persuade peu à peu Bill de sauter le pas entre filer et entrer par effraction dans les maisons des personnes qu'il suit.

Premier long-métrage de Christopher Nolan, Following est une œuvre recélant déjà tous les motifs du réalisateur. Passionné très tôt de cinéma, Nolan s’exerce dès l’adolescence à la réalisation de court-métrage en 8 mm, et poursuivra des études de littérature à l’University College de Londres, tout en profitant du matériel (caméra 16 mm, banc de montage, pellicule) pour se former et signer d’autres court-métrages sur son temps libre. Ses études terminées, il végète en réalisant des vidéos d’entreprises, tout en voyant les portes se fermer dans le financement des scénarios qu’il propose. Il va donc prendre les choses en main en réalisant Following à l’économie (un budget d’à peine 3000 livres) sur un tournage qui va s’étaler sur un an chaque week-end. Cette production à l’économie va inaugurer la maniaquerie dont il ne se départira pas dans les blockbusters à venir, par exemple en faisant de rigoureuses répétitions en amont avec ses comédiens afin qu’ils bons dès les premières prises et permettent ainsi d’économiser de la pellicule.

La force de Nolan, c’est de plaquer un « high-concept » sur des genres emblématiques qu’il va soumettre à ses obsessions. Inception (2010) est un film de casse auquel s’applique un argument de SF, Dunkerque (2016) un film de guerre dépeignant une grande bataille selon une narration déconstruite, la trilogie Batman (2005, 2008, 2012) des films de super-héros situés dans un environnement réaliste. Following ne fait pas exception puisque s’avérant un film noir assumant ses archétypes (manipulations, femme fatale) tout en étant porté par ce fameux « high-concept » qui le démarque du tout-venant. Bill (Jeremy Theobald) est un aspirant écrivain sans but qui va chercher l’inspiration dans une curieuse occupation, suivre des inconnus dans la rue. Dérogeant assez vite aux règles rigoureuses qu’il s’est imposé dans cet exercice, il va être repéré par l’un d’entre eux, le charismatique Cobb (Alex Haw) qui va l’initier à un « jeu » plus périlleux encore, faire suivre la filature du cambriolage des appartements des quidams dont on aura observé le quotidien.

Le bagout de Cobb, le petit frisson de danger des cambriolages et la matière littéraire de chaque larcin (et autant d’intérieurs et personnalités différentes à analyser chez les victimes) grisent rapidement notre héros qui ne voit pas l’implacable piège se refermer sur lui. Nolan complexifie ce beau postulat en introduisant la narration fragmentée à venir de ses films (et plus particulièrement Memento (2000)) avec plusieurs niveaux temporels de récits dont les indices nous guident vers le grand retournement final (là un motif plus spécifique à Le Prestige (2006)). L’allure vestimentaire, la coupe de cheveux et la nature de sa relation avec Cobb (amitié dominant/dominé puis rupture consommée) nous permet de faire la différence entre ces temporalités. 

La maîtrise du montage alterné pour créer une dynamique surprenante et captivante dans cette narration brille déjà à l’état brut, avant les cathédrales narratives virtuoses de Inception, Interstellar (2014), Dunkerque et Tenet (2020). Le travail sur le sound-design qui contribuera au ton de ses films (notamment son travail avec le compositeur Hans Zimmer) est déjà repérable dans la bande-originale de David Julyan qui recherche l’exploration d’une atmosphère mystérieuse ou d’un sentiment de confusion à travers ses compositions, mais pas réellement un thème ou une mélodie marquée. 

L’essai est assez brillant et, à la manière de Memento (ou d’un Pulp Fiction (1994) pour comparer avec un autre genre de narration éclatée), tout l’intérêt du film tient à cette construction très originale (même si un montage chronologique de Memento existe en bonus du dvd) où se prête se prête à servir les grands thèmes de Nolan. La froideur et le sentiment de maîtrise des personnages est bousculé par leurs sentiments, qui en fait les artisans de leur réussite ou de leur perte. Tout comme dans ses meilleurs films à venir, Nolan parvient, à une moindre échelle certes, à dépasser l’exercice de style et la grande horlogerie implacable pour rendre le tout incarné et touchant, notamment grâce à une interprétation sans faille (on peut même regretter de ne pas avoir revu ou si peu ensuite les comédiens amateurs mais très charismatiques Jeremy Theobald et Alex Haw). Un beau et prometteur galop d’essai qui emmènera Nolan loin de la grisaille anglaise et vers les sirènes d'Hollywood dès le film suivant.

Sorti en dvd zone 2 français chez Film Office

vendredi 26 mai 2023

Gouverneur malgré lui - The Great McGinty, Preston Sturges (1940)


 Tourmenté par sa conscience à cause d'un moment de malhonnêteté, un comptable veut se suicider. Pour le dissuader, un barman lui raconte comment un moment d'honnêteté lui a coûté sa place de gouverneur...

Gouverneur malgré lui constitue une date dans l’histoire du cinéma hollywoodien, puisqu’il inaugure avec Preston Sturges l’accession des scénaristes au poste de réalisateur. Sturges ouvre ainsi la voie à de prestigieux collègues tels que Billy Wilder ou John Huston qui saisiront l’opportunité pour mener les grandes carrières que l’on sait. Preston Sturges débute au théâtre où plusieurs pièces à succès le font remarquer par Hollywood, et il se voit embaucher par le studio Paramount au début des années trente. Ses talents en font rapidement un des scénaristes les mieux payés du studio, mais il ressent une vraie frustration au vu du traitement infligé par les réalisateurs à ses scripts et dialogues, certains de ses travaux comptant néanmoins parmi les comédies les plus inventives des années 30 comme le furieux Train de luxe de Howard Hawks (1934) ou La Vie facile de Mitchell Leisen (1937). Soucieux d’être dorénavant maître de l’orientation de ses écrits, Sturges a l’audace de vendre le script de Gouverneur malgré lui (rédigé six ans plus tôt) au studio pour un dollar, en échange de pouvoir en signer la réalisation. Contre toute attente, le studio accepte et fera même de l’anecdote un argument publicitaire en se vantant d’avoir payé son réalisateur pour la somme légèrement supérieure de dix dollars. 

Preston Sturges n’a pas encore une totale latitude sur ce premier film, et on remarque quelques scories qui deviendront des atouts par la suite. Alors qu’il deviendra un véritable maître pour passer du rire aux larmes dans des ruptures de ton aussi surprenantes qu’harmonieuses (la conclusion sidérante de Miracle au village (1944), l’hilarant canular qui tourne au drame de Christmas in July (1940)), cela se fait de manière trop abrupte ici notamment les circonstances du rapprochement puis du mariage (même arrangé) de McGinty (Brian Donlevy) et sa secrétaire Catherine (Muriel Angelus). 

On ressent déjà ici la manière dont Sturges s’inscrit faussement dans les pas d’un Frank Capra dont il détourne la candeur pour instaurer davantage de mauvais esprit. Capra dans ses classiques de l’époque (L’Extravagant Mr. Deeds (1936), Monsieur Smith au Sénat (1939), L’Homme de la rue (1941)) façonne un schéma narratif voyant un démuni se confronter au cynisme du monde des affaires, de la politique ou des médias, y mettre à l’épreuve sa candeur et naïveté et en sortir vainqueur. Le pauvre, fort de ses privations et de sa modeste condition, en tire une « sainteté » propre à faire vaciller les fondations déshumanisées d’une société capitaliste dans un pur idéal de gauche.

Preston Sturges reprend ce point de départ dans Gouverneur malgré lui, mais son héros saute à pied joint dans le système corrompu qui lui permettra de sortir de la fange. McGinty ne vient de nulle part, n’a rien à perdre, et c’est ce détachement et cette insolence qui en font une recrue de choix pour le gangster local (Akim Tamiroff) qui va en faire son cheval de Troie au sein des institutions. Sturges ne nous rend pas McGinty attachant par sa pureté, mais plutôt par une caractérisation obéissant à l’instinct de survie du pauvre qui saisit les opportunités qui s’offrent à lui. Il n’a pas pour but de révolutionner le monde, mais simplement de survivre un jour de plus. Il ne se départira jamais de cette nature, même quand elle entrera en contradiction avec la réelle position de pouvoir à laquelle il va parvenir et au sein de laquelle il pourrait vraiment agir pour la collectivité. 

Chaque séquence invitant à cette prise de conscience « à la Capra », par l’entremise de son épouse, tombe à plat. Même au poste de gouverneur, McGinty ne se départi par de la courte vue du pauvre pour lequel chaque lendemain est une lutte. Le dialogue entre McGinty et Catherine vers la fin du film où elle lui parle d’idéaux et qu’il lui narre son enfance sinistre est éloquente à ce sujet. Sturges ne plaque pas une grande pensée sur un protagoniste hors-norme, mais accepte la modestie et la petitesse de son héros. D’ailleurs si McGinty est délesté de tout grand dessein pour le collectif, il s’avère un être aimant et prévenant dans l’intimité, la complicité qu’il va nouer avec Catherine et ses enfants – même si le film se montre trop expéditif dans la description de cet aspect.

On retrouve finalement là une approche typique de Preston Sturges dans ses œuvres suivantes. Le cinéaste de Les Voyages de Sullivan (1941) réconfortera davantage les pauvres à sa petite échelle d’amuseur plutôt que de supposé grand humaniste filmique, l’anesthésiste de The Great Moment (1944) renonce à la gloire de son invention pour en laisser profiter les plus pauvres, le protagoniste de Héros d’occasion (1944) accepte en définitive de ne pas être un grand héros de guerre mais juste un jeune provincial modeste. On pourrait y voir un renoncement face à la corruption ambiante, mais Sturges n’a jamais voulut faire porter le poids de cette responsabilité à ses personnages et s’amuse de leurs imperfections – l’amorce de la veine cartoonesque à venir que l’on voit dans les bagarres déchaînées entre McGinty et le gangster. Chez Sturges les héros ne représentent pas une perfection à égaler, mais une délicieuse et rieuse maladresse dont il faut se régaler. 

Sorti en bluray français chez Elephant Films 

mercredi 24 mai 2023

The Killer Inside Me - Michael Winterbottom (2010)


 Lou a un tas de problèmes. Des problèmes avec les femmes. Des problèmes avec la loi. Trop de meurtres commencent à s'accumuler dans la juridiction de sa petite ville du Texas. Et surtout, Lou est un tueur sadique et psychopathe. Lorsque les soupçons commencent à peser sur lui, il ne lui reste pas beaucoup de temps avant d'être démasqué...

The Killer inside me est la dernière adaptation à ce jour d’un roman de Jim Thompson au cinéma. Les Etats-Unis avaient repris la main avec pas moins de six adaptations dans les années 80/90 dont le célébré Les Arnaqueurs de Stephen Frears (1990), mais auparavant il fallait remonter à 1972 et au Guet-apens de Sam Peckinpah pour trouver une transposition prestigieuse et c’était plus la France avec Série noire d’Alain Corneau (1979) et Coup de torchon de Bertrand Tavernier (1981) qui avaient redorés le blason du maître du roman noir. L’Assassin qui est en moi est une des œuvres les plus dérangeante de l’auteur, un voyage des plus désagréable dans la tête d’un authentique psychopathe.

Michael Winterbottom signe une adaptation très fidèle (la seconde après une précédente réalisée par Burt Kennedy sortie en 1976) dans laquelle il parvient habilement à s’approprier le matériau original. L’histoire nous fait partager le point de vue trouble de Lou Ford (Casey Affleck), shérif adjoint d’une petite ville du Texas. Sollicité pour expulser de la ville la prostituée Joyce Lakeland (Jessica Alba), il s’amourache d’elle et va l’utiliser pour se venger de Chester Conway (Ned Beatty), riche notable de la ville qu’il estime responsable de la mort de son frère quelques années plus tôt. On comprendra vite que tout cela n’est qu’un prétexte pour libérer ses penchants meurtriers. Une des grandes idées de Winterbottom consiste dans le casting de Casey Affleck). Le Lou Ford du livre est un homme masquant sa redoutable intelligence et sa psychopathie sous de faux airs de plouc provincial à la bonhommie nonchalante, adepte des aphorismes frelatés suscitant les moqueries de son entourage.

Winterbottom conserve superficiellement cet aspect mais Affleck n’a pas la lourdeur béate pour convaincre sur ce registre (au contraire sans doute de Stacy Keach jouant Lou Ford dans la version de 1976). Cependant il possède cette gueule d’ange séduisant et cette douce voix l’auréolant d’une candeur innocente qui rend imperceptible « l’assassin qui est en lui ». Lors de la première rencontre avec Joyce, il faut d’ailleurs que celle-ci l’invective avec vigueur et le pousse à bout pour qu’il se résolve à la « punir » sévèrement. La douleur mêlée de plaisir de Joyce face à la violence de Lou trahit d’ailleurs l’aura de séduction et de menace de ce dernier, une sorte d’envers sulfureux au cadre d’Amérique Wasp puritaine et hypocrite dont il faut maintenir l’apparence. C’est le cas de Lou, de son autre amante « respectable » et adepte des plaisirs SM Amy Stanton (Kate Hudson), pour les conclusions biaisées des plus atroces méfaits de Lou afin que le vernis de bienséance ne s’écorne pas.

Casey Affleck est fascinant, monstre de brutalité et de froideur qui glace le sang tant dans ses débordements explicites de violence (deux traumatisantes et sèches séquences de passage à tabac de femmes) que dans l’indifférence teintée de mélancolie suivant ses méfaits. Le supposé engrenage dans lequel Lou se pense piégé n’est qu’un leurre, il doit et aime tout simplement tuer, se plaçant dans les circonstances propices à déchaîner ses bas-instincts. Winterbottom fait montre de subtiles idées de mises en scène pour traduire la folie du personnage. A plusieurs reprises, le point de vue essentiellement partagé de Lou s’estompe, offrant comme un regard extérieur et schizophrène observant ses pires actes. Une explication rationnelle interviendra plus tard pour justifier ce parti-pris, mais malgré tout il y a une scène (celle où Lou va voir un jeune suspect en prison, aucun regard extérieur dû à un personnage n’étant possible à ce moment) où elle ne tient pas, renforcée par une ellipse cruelle renforçant la monstruosité de Lou quand son sourire carnassier nous laisse deviner ce qu’il vient de faire.

A première vue le casting féminin semble bien timoré pour propager le stupre des héroïnes du roman. Jessica Alba (auditionnée pour le rôle d’Amy mais qui voulut jouer celui de Joyce) est certes très jolie, mais paraît dépourvue de la sensualité incendiaire de la Joyce version papier, notamment lors du lâcher-prise nécessaire lors des scènes sadomasochiste. On devine trop l’actrice sage qui souhaite s’encanailler mais sans complètement oser, le côté lascif paraissant forcé dans certaines postures peu naturelles où l’on devine qu’elle essaie de cacher sa nudité. Kate Hudson s’en sort mieux sur ce registre sulfureux, sans que l’inconséquence du personnage existe aussi bien que dans le livre. 

Mais justement Michael Winterbottom dévie légèrement (tout en la respectant) de la conclusion du livre par un rebondissement inédit qui donne tout son sens à la caractérisation des figures féminines. L’amour toxique auquel Lou soumet ses amantes offre une vertu romantique inattendue à la « fille perdue » (Jessica Alba), et une passion immorale et soumise à la « fille bien » (Kate Hudson), toutes deux étant tragiquement perdantes dans ce reniement d’elles-mêmes. Lou lui-même paraît en définitive moins cynique et plus meurtri qu’à l’écrit, dans les flashbacks fiévreux de ses étreintes avec Joyce (dont il était peut-être malgré tout amoureux en définitive) et ceux sordides sur son enfance et les origines de son mal. Cette nuance existe grâce à la prestation de Casey Affleck, dont d’ailleurs la face plus sombre allait par la suite nourrir l’actualité. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner

dimanche 21 mai 2023

Edward II - Derek Jarman (1991)


 Nouvellement couronné, Edouard II rappelle son fidèle ami et amant Piers Gaveston de l’exil. Follement épris de ce dernier, Edouard le couvre de cadeaux et de titres honorifiques, suscitant la jalousie de la cour. Avec l’appui du roi, Gaveston fait torturer et enfermer l’évêque de Winchester, responsable de sa déportation, à la Tour de Londres. Outragé par cet acte, la cour s’organise autour de Mortimer, le chef des armées, et de la reine Isabelle, souveraine délaissée, pour exclure Gaveston.

Edward II est un des films les plus célébrés de Derek Jarman. Il y poursuit sa démarche de relecture post-moderne de matériau et personnages classiques, à l’aune de préoccupations socio-politiques contemporaines. Il avait entamé cette approche dès ses débuts avec le biopic Sebastiane (1976), l’adaptation de Shakespeare La Tempête (1979), avant de rencontrer un premier succès avec le magnifique Caravaggio (1986). Au départ, Edward II, adapté de la pièce éponyme de Christopher Marlowe et classique de la tragédie élisabéthaine, est envisagé comme une production plus « classique » que les précédents travaux de Jarman avec reconstitution, costumes et tournages dans des châteaux anglais. L’impossibilité de réunir le budget adéquat va stimuler l’imagination de Derek Jarman qui va livrer une proposition plus radicale.

La pièce de Christopher Marlowe s’appuyait sur la thèse d’une relation homosexuelle entre le roi d’Angleterre Edward II et son favori Piers Gaveston. C’est l’interprétation d’un fait pas forcément prouvé historiquement, même si les faveurs accordées par Edward II à son favori participa à lui attirer la haine des barons anglais et le déclenchement d’une guerre civile qui causera la perte du souverain. L’esthétique et la narration de Jarman font le choix d’une épure « théâtrale », qui sur le fond ne garde que le squelette de la pièce et évacue toute considération contextuelle et historique, et sur la forme se déleste de la moindre volonté de reconstitution classique. Le récit se déroule dans de grands espaces vides séparés par des cubes de pierre.

Les anachronismes sont assumés et participent au message actuel que veut asséner Jarman. La part dissidente de la cour menée par Mortimer (Nigel Terry) arbore des uniformes militaires modernes signifiant la rigidité, fermeture d’esprit et intolérance qui réside à leur dégoût moral et social à voir Galveston ( Andrew Tiernan) partager l’intimité d’Edward (Steven Waddington). Le couple scandaleux n’est pas pour autant dépeint comme victime innocente, la relation de dépendance passionnelle et maladive créant un malaise certain lors de leurs scènes d’amour. La nature d’intriguant revanchard de Galveston est ainsi scrutée lorsque ses nouveaux attributs de pouvoirs obtenus, il se venge en torturant et faisant exécuter un prêtre ayant contribué à son exil. 

Edward II, souvent dépeint comme un souverain tyrannique et caractériel, trouve dans la prestation outrée de Steven Waddington toute l’inconséquence de l’amoureux transi pour lequel plus rien n’existe d’autre que l’objet de son affection. Cette vue courte n’est pas celle de la reine Isabelle (Tilda Swinton) qui, minée par son amour éperdu pour le roi et le rejet qu’elle subit en retour, met justement cette frustration au service de l’objectif féroce de la mort de Galveston, puis celle d’Edward. On ressent cette nuance dans le jeu de Tilda Swinton, tout aussi passionné et au bord du lâcher-prise, mais dont le désir frustré déplace la détermination d’une volonté d’union (physique avec Edward) à une autre de destruction et séparation (de Galveston puis d’Edward). 

Le tournage studio offre à Jarman des possibilités que l’option première de décors naturels n’auraient pas permises. La photo de Ian Wilson travaille des jeux d’ombres qui guide justement les jeux de pouvoir. Les rodomontades d’Edward lui laissent croire qu’il détient l’autorité mais l’ombre des différentes forces en présence de la cour l’écrase de leur influence néfaste et lui force plus d’une fois la main, telle cette scène où l’ombre d’un ecclésiastique étouffe le roi avant de le contraindre à exiler une nouvelle fois Galveston. 

Comme presque tous les films de Derek Jarman, Edward II est un manifeste pour la défense de la communauté gay alors qu’elle subit de nombreuses attaques de la part du gouvernement Thatcher, notamment à cause de la peur générée par la montée du virus du sida -Jarman était d’ailleurs séropositif et en mourra en 1994. Dans une séquence il associe les troupes des barons opposants aux forces de police de l’époque agressant les gays, orchestrant une mort douloureuse et sanglante pour Galveston. Le peuple manifestant contre cette tyrannie est quant à lui figuré sous les slogans, pancartes et silhouettes des militants de l’association activiste LGBT d’OutRage bien connue à l’époque en Angleterre. 

L’interprétation du passé rejoint donc les tumultes du présent dans un spectacle bouillonnant. Néanmoins le message et les anachronismes peuvent aussi par moment se mettre au service de moments plus délicats et suspendus, avec cette très belle scène de danse amoureuse (préfigurant une nouvelle séparation) entre Edward et Galveston tandis qu’Annie Lennox (du groupe Eurythmics) fait une apparition féérique où elle chante Ev'ry Time We Say Goodbye de Cole Porter. Fiévreux, tourmenté et engagé, Edward II est une des œuvres les plus marquantes d’Edward Jarman.

Sorti en dvd zone 2 français chez Carlotta

vendredi 19 mai 2023

Le Train sifflera trois fois - High Noon, Fred Zinnemann (1952)


 Alors qu'il s'apprête à démissionner de ses fonctions de shérif pour se marier, Will Kane apprend qu'un bandit, condamné autrefois par ses soins, arrive par le train pour se venger. Will renonce à son voyage de noces et tente de réunir quelques hommes pour braver Miller et sa bande. Mais peu à peu, il est abandonné de tous...

Le Train sifflera trois fois est une vraie date dans l’histoire du western, par ses thèmes, son approche formelle et son impact sur le genre. C’est un projet porté par le scénariste Carl Foreman qui va croiser un traitement initial qu’il avait rédigé avec la nouvelle The Tin star de John W. Cunningham publiée en 1947 et dont le sujet était voisin. Foreman en écrit les grands axes officieusement aidé par son ami Richard Fleischer avec lequel il travaille à ce moment là sur le film noir Le Pigeon d’argile (1949) au sein de la RKO. Il essaiera d’ailleurs d’engager Fleischer lorsque la production du film se lancera mais ce dernier est lié par son contrat à la RKO, dont il ne pourra se défaire que pour préparer Vingt mille lieues sous les mers chez Disney. La volonté de départ de Carl Foreman est de faire du film une métaphore sur l’ONU, mais contexte de chasse aux sorcières à Hollywood va faire évoluer son idée dans cette direction. 

L’ironie voudra que Foreman, durant la production du film soit effectivement convoqué par la Commission des activités anti-américaines pour ses sympathies communistes, et qu’il vive exactement la situation du personnage de Gary Cooper face à un entourage hollywoodien suspicieux et lâche qui le délaisse. Cela inclut son partenaire coproducteur Stanley Kramer (ce qui est très ironique au vu de l’aura de réalisateur politisé et progressiste que va acquérir Kramer par la suite) qui se détournera de lui et récoltera tous les lauriers lors du succès du film, alors que Foreman placé sur la liste noire a dû s’exiler en Angleterre.

Le Train sifflera trois fois a donc l’originalité de sa parabole politique conjuguée à son unité de temps et de lieu. Le shérif Will Kane (Gary Cooper) fraîchement marié et s’apprêtant en rendre son étoile voit le retour imminent d’un dangereux criminel arrêté autrefois, mais gracié et bien décidé à se venger. Le nouveau shérif n’arrivant que le lendemain, Kane décide de prendre ses responsabilités et de demeurer en ville pour se confronter à son ennemi qui arrivera par le train de midi.  Le film est quasiment dépourvu d’action hormis son climax, et repose avant tout sur la tension de son compte à rebours, l’étude de caractère de ce microcosme lâche laissant le héros livré à lui-même, et le sentiment de désespoir croissant de ce dernier. Ces aspects construisent d’ailleurs le dispositif formel simple mais redoutablement efficace de Fred Zinnemann dont ce sera le seul western. 

Les plans d’ensemble font de la ville une cité fantôme dès lors que les cavaliers de l’apocalypse que sont les complices de Miller la traversent pour attendre leur chef à la gare. Dès lors cet espace est filmé dans tout son vide désertique, ne laissant que la frêle silhouette de Kane la traverser, signifiant sa solitude et sa vaine quête de mains fortes pour l’aider. Zinnemann démultiplie aussi les plans sur les différentes horloges de la ville, soulignant l’anxiété de Kane qui les regarde et sentant le danger se rapprocher, ou dans une approche presque subliminale faisant partager au spectateur ce sentiment d’inéluctable. Le scénario fait voler en éclat un certain idéal de solidarité américaine, tous les prétextes les plus vains justifiant l’abandon du shérif par la communauté. La religion quaker de son épouse (Grace Kelly) la détourne un temps de lui dans son initiative héroïque, les frustrations refoulées de son adjoint (Lloyd Bridges) génèrent un abandon de plus, la lâcheté ordinaire du collectif joue son rôle également. Le culte du profit sera l’ultime clou du futur ( et déjà en fabrication) cercueil de Kane puisque certains notables lui reprochent de générer moins d’argent dans leurs affaires depuis qu’il bouté le tyran hors de la ville. Le seul regard solidaire vient du personnage de Katy Jurado, comprenant l'isolement de Kane de par son propre statut de minorité mexicaine mise au ban.

Gary Cooper incarne en théorie un idéal de droiture et de justice, choisissant de faire face au danger alors que la fuite lui était possible. Dans la pratique, le personnage est grandement humanisé dans la peur et le désespoir légitime que génère sa situation. Gary Cooper se déleste de l’aura de surhomme octroyée par un rôle comme Sergent York (1941) et annonce le protagoniste vulnérable de Ceux de Cordura (1959). Visage anxieux, regard alerte et apeuré, langage corporel craintif, tous les motifs sont bons pour le fragiliser à l’écran et ne rendent que plus intense et palpitant le courage final dont il va faire preuve. Ce n’est pas la virtuosité du filmage de Zinnemann qui rendent le climax haletant, mais bien l’angoisse qui précède et ayant rendu possible, probable voire inéluctable la mort de Kane. 

John Wayne à qui fut proposé en premier lieu le rôle le refusa pour cette raison, en plus de percevoir un peu trop clairement la parabole sous-jacente, en bon anticommuniste qu’il était. Kane ne correspond pas non plus selon Howard Hawks à l’idéal de mâle alpha de western avec cette attitude de « lâche » consistant à réclamer de l’aide, et Rio Bravo (1959) est une réponse assumée à Le Train sifflera trois fois. Même les westerns américains des décennies suivantes ne suivront pas les pas de Zinnemann puisque L’Homme des hautes plaines (1971) de Clint Eastwood, tout en ayant ce même regard cinglant sur la lâcheté collective fait de son héros un spectre vengeur au-dessus de la mêlée.

Le Train sifflera trois fois est donc un film courageux dans son fond et sa forme à contre-courant de certains grands archétypes de westerns, du moins une œuvre populaire qui ose ce pas de côté. La concision (1h20 à peine) et la sécheresse du traitement (magistrale et cinglante dernière scène) évite aussi d’en faire un pensum trop appuyé. Comme évoqué plus haut, une date dans le genre.

Sorti en bluray français chez Sidonis