Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 13 novembre 2025

Duel to the Death - Xian si jue, Ching Siu-tung (1983)

 Tous les dix ans, les écoles de Chine et du Japon organisent un duel entre leurs meilleurs champions afin de déterminer lequel des deux pays règne sur le monde des arts martiaux. Dans l'ombre, des ninjas dissidents tentent de saboter la rencontre tandis qu'un clan chinois conspire pour imposer son champion...

Duel to the Death est la première réalisation de Ching Siu-tung figure emblématique du cinéma hongkongais des années 80/90, que ce soit pour ses réussites à la mise en scène ou en tant que chorégraphe, notamment pour les productions FilmWorkshop de Tsui Hark. Ching Siu-tung est un véritable enfant de la balle, puisqu’il est le fils de Chen Kang, fameux réalisateur de la Shaw Brothers connu pour le classique Les 14 Amazones (1972). Il fréquente donc les plateaux de cinéma dès le plus jeune âge sur les films de son père, sa formation martiale à l’Opéra de Pékin l’introduisant aux métiers de cascadeur et chorégraphe tout au des années 70. Il va significativement se faire remarquer en signant les chorégraphies martiales de The Sword de Patrick Tam (1980), ses trouvailles réinventant le wu xia pian en le pliant l’esthétique de la Nouvelle Vague hongkongaise.

Tout comme The Sword, le scénario de Duel to The Death est une réflexion désenchantée sur la vacuité du jiang-hu (le monde des arts martiaux), la vaine quête de puissance et de renommée de ses combattants. C’est un thème au cœur des plus fameuses adaptations de Chu Yuan du romancier Gu Long, mais la refonte formelle du film lui confère un nouveau souffle à cette thématique. La quête de pouvoir concerne ici deux nations, la Chine et le Japon qui, tous les dix ans, opposent leurs deux champions afin de déterminer le dominant sur le monde des arts martiaux et par extension asseoir une suprématie nationale. 

Dès là scène d’ouverture voyant des ninjas japonais s’introduire pour voler les secrets d’un temple Shaolin, les dés de ce combat semblent pipés. Si les deux guerriers, le chinois Ching Wan (Damian Lau) et le japonais Hashimoto (Norman Chu), semblent animés de nobles intentions, la fourberie de leurs nations respectives les dépasse rapidement. Un enchevêtrement de traitrises et de complots détourne l’intention du duel dont tout deux doutent de la raison d’être pour des raisons différentes. Hashimoto se heurte à la soif de victoire morbide de son camp, pour lequel tous les sacrifices sont nécessaires pour imposer la puissance japonaise. Ching Wan va lui rencontrer la traitrise d’un maitre chinois avide de restaurer le prestige de sa maison.

Ce fil rouge thématique et narratif et suffisamment tenu et prenant pour ne jamais nous égarer malgré l’avalanche de morceaux de bravoure. Ching Siu-tung a en effet l’intelligence d’alterner moments de mélancolie réflexive avec une véritable démesure hystérique et inventive durant les joutes martiales. Il y a une continuité avec The Sword dans la volonté d’inscrire les combats dans des décors naturels afin de s’éloigner du filmage studio de la Shaw Brothers. L’usage virtuose des câbles permettant aux bretteurs de défier les lois de la gravité est poussé à son paroxysme et préfigure véritablement tous les travaux à venir de Ching Siu-tung. La nervosité du montage n’égare jamais et rend toutes les bottes secrètes et coups furtifs bien visibles, les travellings frénétiques accompagnent les cavalcades en forêt et les effets spéciaux inventifs prennent le relais dès qu’il faut mettre en valeur les facultés surnaturelles des ninjas. 

L’extravagance de la trilogie Swordsman (1990, 1992, 1993), la vélocité du climax de L’Auberge du Dragon (1992) et même la sensualité d’Histoires de Fantômes Chinois (1987, 1989, 1991) sont déjà là de fort belle manière. De plus, la caractérisation des personnages est partie prenant de leur posture martiale à travers leur nationalité. Hashimoto tout de noir vêtu, traits taciturnes, s’impose par ses postures figées et hiératiques, un sentiment d’attente intimidant avant l’explosion typique du fantasme cinématographique du samouraï à l’écran. Ching Wan, silhouette fluette et visage androgyne, existe quant à lui par sa gestuelle virevoltante qui semble démultiplier sa présence dans la plus pure tradition de légèreté de l’épéiste chinois.
Tout ces partis-pris sont transcendés par une sublime confrontation finale où tout est grandiose, de l’incroyable cadre d’une falaise à la hargne résignée et désespérée que mettent les deux combattants à suivre inévitablement le chemin vain des armes. 

Sorti en bluray français chez Metropolitan 

mardi 11 novembre 2025

Lady Yakuza : La Pivoine Rouge - Hibotan bakuto, Kôsaku Yamashita (1968)

Alors que Ryuko, fille du chef du clan Yano, prépare ses noces, son père est trahi et assassiné. Renonçant à son destin de femme, Ryuko prend la décision de marcher sur les traces de son père en assumant sa succession comme chef de clan. Tatouée de fleurs rouges comme le sang, elle part sur les routes du Japon pour s'aguerrir, s'initier aux pratiques yakuza et venger son père. Devenue une célèbre joueuse itinérante surnommée Oryu la Pivoine rouge, elle fait la connaissance de Katagiri, un yakuza solitaire marqué par un terrible secret...

La Pivoine Rouge est le premier volet d’une des plus fameuses sagas du studio Toei. Le film s’inscrit dans le courant du Ninkyo Eiga, versant héroïque du film de yakuza présentant ces criminels sous un jour chevaleresque. Le genre trouve son essor à partir du milieu des années 60 avec notamment le succès d’œuvres fondatrices comme La légende des yakuzas de Masahiro Makino (1964) qui en installe aussi la star la plus emblématique, Ken Takakura. Kinji Fukasaku viendra bousculer cela au début des années 70 avec le Jitsuroku eiga, le film de yakuza réaliste les présentant sous un jour violent, cru et démythificateur. Avant cela, la formule du Ninkyo Eiga est largement essorée par Toei durant toutes les années 60 et, une des manières d’apporter un certain renouvellement viendra avec l’idée d’introduire une figure de yakuza féminine avec La Pivoine rouge.

Le postulat voyant un jeune yakuza en apprentissage parcourir le Japon et, au fil des amitiés et rencontres, se trouver en conflit moral et de loyauté, entre des guerres de clans yakuzas, un assez classique du Ninkyo Eiga. Néanmoins, avec l’introduction d’un personnage féminin, la donne se voit légèrement modifiée. La jeune Ryuko (Junko Fuji) plus connue sous son surnom de « Oryu la Pivoine rouge » a certes renoncé à sa féminité par ce choix de vie et sa quête de vengeance, mais c’est bien ce mélange de détermination froide, d’empathie et de grâce justement féminine qui lui confère tout son charisme. La présence magnétique de Junko Fuji impose cet alliage dès le somptueux générique d’ouverture où, face caméra, Ryuko se présente par la posture et le laïus selon les codes yakuzas. La première partie expose remarquablement ces codes par les environnements typiques du milieu comme les salles de jeu, les rituels punitifs et donc cette fameuse dimension chevaleresque et nobles des yakuzas. Une série de courtes péripéties introduit personnages-clés à la fois pour l’intrigue mais aussi les volets suivant de la saga, le passé douloureux de Ryuko, et surtout la manière dont sa personnalité déterminée désamorce les conflits.  

La Pivoine rouge est la pierre angulaire de toutes une série d’héroïnes dures à cuir du cinéma japonais, que ce soit dans le film de yakuza avec de nombreux décalques (la Nikkatsu avait d’ailleurs devancé Toei sur ce terrain avec sa trilogie Woman Gambler) et aussi divers pans du cinéma d’exploitation comme La Femme Scorpion ou Lady Snowblood. Néanmoins, et même si elle sait se défendre au cœur de l’action, Ryuko se déleste de la nature invincible et menaçante d’une Meiko Kaji justement, semblant davantage s’imposer par sa compassion et son sens de l’honneur. Tous les conflits au sein desquels elle va s’impliquer durant le récit seront pour réparer une injustice : démasquer un tricheur à une table de jeu, racheter la fiancée d’un ami achetée comme maîtresse par un yakuza, empêcher une guerre de clan. Comme un symbole, le seul acte véritablement meurtrier et vengeur qu’elle poursuit lui échappe comme ne pas la délester de cette pureté, le personnage Katagiri (Ken Takakura) voulant lui éviter la souillure éternelle que constitue l’acte d’enlever la vie à autrui.

Le conflit intervient ainsi lorsqu’une forme de corruption de ce code yakuza intervient, relevant à la fois d’une corruption plus « occidentale » mais aussi de maux ancestraux du Japon. Le méchant du film, Kakurai (Minoru Ōki) est le descendant d’une lignée de famille de samouraï désormais facultative dans la société japonaise de l’ère Meiji (1868-1912). Pour s’élever socialement, il va faire preuve d’une veulerie toute contemporaine, tout en souillant la noblesse des codes yakuzas minutieusement présentés durant la première partie. Sa froideur et son cynisme dénote avec les précédents boss yakuzas observés, que ce soit la bonhomie de Kumatora (Tomisaburō Wakayama futur Ogami Ito de la saga Baby Cart) ou la figure matriarcale puissante de Otaka (Nijiko Kiyokawa). C’est tout naturellement que l’intrigue va le révéler être l’objet de la vengeance de notre héroïne.

Formellement c’est une splendeur typique du savoir-faire de la Toei à cette période. Kōsaku Yamashita est une des chevilles ouvrières talentueuses du studio, qui la même année que La Pivoine rouge signera d’ailleurs Gokudō, autre franchise à succès et au long cours du studio avec près de dix suites. Il signe là une œuvre soignée et inventive. S’il n’y a pas le grain de folie d’un Norifumi Suzuki (ici au scénario), les idées formelles brillantes sont bien là, notamment cet instant qui acte la bascule de Ryuko et justifie son surnom, ce renoncement à sa féminité qui voit des pivoines blanches devenir rouge alors qu’elle exprime sa volonté. L’alliance des décors studio de Yoshichika Amemoriet la photo de Osamu Furuya apporte un équilibre idéal entre retenue et stylisation, tel cet arrière-plan de ciel couchant peint lors de la première rencontre entre Katagiri et Ryuko au cimetière. Le flashback du fidèle Fugushi (Rin'ichi Yamamoto) sur son lit de mort amène un poignant contraste esthétique, par sa photo diaphane, au reste du film plus étouffant en exprimant un sentiment nostalgique et de respiration s’opposant aux environnements clos dominant le récit.

Kōsaku Yamashita a une approche plus terre à terre qui ne laisse pas exploser une veine baroque lors des moments attendus, telle la marche finale de Ryuko vers la demeure de son ennemi alors que des productions futures laisseront exploser toute leur grandiloquence dans le traitement de séquences équivalente. Cette retenue sied très bien à la volonté avant tout intimiste de ce premier volet, la hargne sèche de l’affrontement final et l’émotion de la conclusion validant ce parti-pris. Une belle entrée en matière pour cette saga culte.

Sorti en bluray français chez Carlotta 

dimanche 9 novembre 2025

Paranoïaque - Paranoiac, Freddie Francis (1963)

 Dans la campagne anglaise, Simon partage avec sa sœur la demeure ancestrale de leur famille. Décidé à profiter seul de l'héritage de leurs parents décédés, il cherche à la faire passer pour folle et à l'interner. L'apparition d'un homme mystérieux prétendant être Tony, leur frère décédé huit ans auparavant, va bouleverser ses plans.

En ce début des années 60, le studio Hammer va ajouter une corde à son arc dans ce qui constitue ses genres de prédilection, le thriller. Jimmy Sangster, scénariste vedette de la Hammer et à l’écriture de certaines de ses plus belles réussites gothiques (Frankenstein s'est échappé (1957), Le Cauchemar de Dracula (1958)), commence à éprouver une certaine lassitude face à la formule s’installant sur ce créneau. Le thriller est alors en train de se mettre à l’heure moderne avec les deux immenses chocs que seront Les Diaboliques d’Henri-Georges Clouzot (1955) et Psychose d’Alfred Hitchcock (1960). L’écriture de Sangster va alors s’orienter vers ces deux influences avec toute une série de récits à suspense en revisitant les éléments les plus marquants. L’excellent Hurler de peur de Seth Holt (1961) inaugure le cycle, suivit d’autres réussites comme Maniac de Michael Carreras (1963) ou Confession à un cadavre du même Seth Holt (1965).

Paranoiac appartient à ce courant et va reprendre de façon génialement outrée les gimmicks de Clouzot et Hitchcock. Formellement le noir et blanc est privilégié pour se démarquer des pétaradantes couleurs des films gothiques et instaurer un mystère plus inquiétant, mais le récit se déroule néanmoins dans un vieux manoir anglais n’estompant pas cette identité du studio. Les chocs graphiques et narratifs que furent la scène de douche et le twist de Psychose sont ici démultipliés et, à défaut de créer la même surprise et sidération, rendent le récit imprévisible à force de coup de théâtre. 

La santé mentale fragile d’Eleanor (Janette Scott) et l’appât du gain manifeste de son frère Simon (Oliver Reed) laisse croire à un récit de manipulation à cause de ses hallucinations où elle voit leur frère aîné disparu Tony ? Tout cela est désamorcé lorsque celui-ci (Alexander Davion) réapparaît bien vivant à la surprise générale. Le doute entourant sa véritable identité provoque des remous quand survient la question de l’héritage à partager ? La vérité est éventée rapidement et à défaut de complot une autre menace plus trouble se révèle.

Au vertige de ces poupées russes dont un seul mystère suffirait à nourrir un film entier, s’ajoute la dimension psychologique et torturée là aussi héritée d’Hitchcock et Clouzot. Le spectre de l’inceste plane à plusieurs niveaux, telle la tendresse trop insistante d’Eleanor envers Tony, celle plus implicite mais bien présente entre Simon et sa tante Harriet (Sheila Burrell), tout cela teintée d’imagerie religieuse culpabilisante. La vieille chapelle jouxtant la maison est ainsi à la fois le théâtre des troubles psychiques (Simon expiant une faute secrète à travers ses envolées d’orgue) et des menaces criminelles pesant sur les personnages, notamment avec une saisissant apparition nocturne masquée préfigurant le giallo. Freddie Francis, directeur photo vedette du cinéma anglais signe là sa quatrième réalisation et semble parfaitement s’épanouir dans le thriller psychologique. 

Les atmosphères se font délicieusement inquiétantes avec un travail sur l’obscurité qui dissimule autant un supposé danger surnaturel que les desseins et désirs coupables des protagonistes dont il sait capturer les regards anxieux, les attitudes ambiguës. L’interprétation participe à cette réussite, grâce à un Oliver Reed totalement halluciné en héritier psychotique et alcoolique (rôle de composition sur ce point), aussi inquiétant que pathétique dans ses excès, notamment une scène finale magistrale. Le scénario horrifiera la censure anglaise lors de sa présentation en amont, mais même avec les légers ajustements de Jimmy Sangster (la dimension incestueuse atténuée, la chapelle qui devient une bâtisse abandonnée pour atténuer le blasphème) la provocation est bien là et maintient Paranoiac dans sa volonté de thriller psychologique vénéneux.

Sorti en bluray français chez Elephant Films 

vendredi 7 novembre 2025

Mr and Mrs Bridge - James Ivory (1990)

 Kansas City, à la fin des années 1930. Walter et India Bridge vivent depuis longtemps selon des règles immuables. Avocat reconnu, Walter domine le couple, conformiste, autoritaire et pétri de principes. Si elle se plie à la volonté de son mari, naïve et infantile, India sent confusément qu'elle a raté sa vie. Walter en revanche éprouve de sérieuses difficultés à dompter ses trois enfants, à commencer par Ruth, belle, rebelle et indépendante. En épousant un plombier, Carolyn ne répond pas davantage aux attentes de ses parents que sa soeur. Quant à leur frère, Douglas, il s'engage prématurément dans l'armée. Inévitablement, les générations finissent par s'affronter, le vernis craque, la famille modèle explose.

Mr and Mrs Bridge est un projet de longue haleine poursuivit par le couple Paul Newman/Joanne Woodward, rendu possible par la rencontre avec James Ivory qui s’avérera le partenaire idéal pour le concrétiser. En 1959, Joanne Woodward tombe sous le charme du roman Mrs Bridge de Evan S. Connell lors de sa première publication. Le livre se faisait le portrait d’India Bridge, femme de la haute société de Kansas City durant les années 30/40, et observait sa difficulté voire son incapacité à faire face aux mues sociales en cours durant cette période. L’ouvrage se distinguait par sa construction très particulière, dépourvue de progression dramatique classique et plutôt construit en 117 brefs épisodes ou tableaux. Joan Woodward souhaite immédiatement en tirer une adaptation, initialement pour la télévision, mais sans pour autant jouer dedans car n’ayant pas encore l’âge mûr requis pour interpréter Mrs Bridge. Elle va se heurter à la réticence initiale de l’auteur, qui va d’ailleurs sortir dix ans plus tard une suite/variation avec Mr Bridge dépeignant les mêmes évènements mais en adoptant cette fois le point de vue du mari.

Le projet s’enlise durant de longues années jusqu’à la fin des années 80 où la rencontre avec James Ivory va permettre de le concrétiser. Rompu aux adaptations littéraires aussi ardues que prestigieuse, James Ivory sait également évoluer dans l’économie rigoureuse de sa collaboration avec le producteur Ismael Merchant et l’écriture ciselée de la scénariste Ruth Prawer Jhabvala. Le temps passant, Joanne Woodward a désormais l’âge requis et, avec le choix de fusionner les deux adaptations de Mr Bridge et Mrs Bridge, Paul Newman va à son tour endosser le rôle masculin et permettre de faciliter le financement du film. La construction en épisodes est conservée, conférant un rythme très particulier au film, n’évitant pas toujours l’ennui, mais lui conférant une indéniable singularité. Le récit est celui d’un choc, tour à tour social, culturel ou générationnel, mais se vivant toujours de manière feutrée et retenue. Tout change progressivement autour du couple formé par Walter Bridge (Paul Newman) et India Bridge (Joan Woodward) sans qu’eux n’évoluent fondamentalement, pour le meilleur et pour le pire.

Le couple incarne une certaine probité morale, à saluer ou à déplorer. Durant l’une des premières scènes, Walter se montre hermétique à la camaraderie grivoise et misogyne guidant parfois la masculinité de groupe. Un regard insistant sur les danseuses des Folies Bergères constituera son incartade la plus poussée durant un voyage à Paris, aussitôt avouée à sa femme vers laquelle son désir le ramène systématiquement, sans chercher l’aventure même quand elle s’offre à lui. Entre cette retenue et la pudibonderie WASP, il n’y a qu’un pas qui sera davantage franchit par India exclue très vite des confidences intimes de ses enfants. Les mœurs libres, l’expression coupable d’une libido naissante est un heurt pour elle tandis que Walter se montre au contraire plus compréhensif. Témoin des ébats de sa fille aîné avec un amant de passage, il passe l’éponge et lui donne les clés d’un début d’indépendance alors que la simple présence de photos érotiques dans les affaires de son fils Douglas (Robert Sean Leonard) met India dans tous ses états.

Ivory cherche avant tout à capturer la mentalité et les contradictions de la haute société américaine de cette période charnière. La droiture de Walter s’exprime dans l’expression de sa volonté, sa réussite, et le souhait de voir les autres, en particulier ses enfants, de faire montre de la même détermination. Ainsi ses œillères à lui sont avant tout sociales et politiques. Capable en tant qu’avocat de défendre un ouvrier estropié dans son emploi, il s’oppose au contraire au mariage de sa fille cadette avec un plombier – et manifestera son hostilité à l’idéologie communiste. Au contraire la compréhension d’India fonctionne par empathie de voir ses filles s’affirmer dans une existence plus exaltante que la sienne de seule mondaine au foyer, dévouée à sa famille. Elle va soutenir l’union de sa fille avec un homme de basse extraction, mais curieusement se montrer plus condescendante lorsque Douglas sortira avec une jeune femme n’appartenant pas à l’aristocratie dorée de Kansas City.

Avant l’inquiétante radicalité raciste et rétrograde dominant les Etats-Unis de Donald Trump, Ivory capture avec une grande justesse toute la complexité de la société américaine. L’humanisme déployé par un Clint Eastwood dans ses meilleurs films semble incompatible pour certains français avec sa fidélité au parti républicain, tout comme le propos vindicatif d’un John Carpenter dans Invasion Los Angeles corrélé à son amour assumé d’une société capitaliste. C’est toute cette nuance subtile que s’attache à dépeindre Ivory et la narration morcelée et sans éclat dramatique, si elle tend parfois à frustrer et provoquer l’ennui, constitue le parti-pris permettant de l’exprimer en profondeur. C’est sur ce point que repose le socle du couple India/Walter et les maintient ensemble malgré les conflits et la tension entre eux sous les dehors paisibles. D’ailleurs tous les protagonistes n’évoluant pas dans cet habile entre-deux sont ceux qui souffriront le plus des changements, qu’ils soient politiques, économiques ou sociétaux. L’oisiveté, la superficialité et le déclassement de son mari banquier conduit ainsi progressivement Grace (Blythe Danner), meilleure amie d’India, vers la dépression et le suicide.

Ivory a l’audace de désamorcer la dramaturgie jusqu’au bout, l’amorce d’un rebondissement enfin marqué débouchant sur la force tranquille de l’éternel recommencement avec le futur tout tracé dans l’ensemble des membres de la famille rentrant tous dans le rang. Sous son faux calme plat, Mr and Mrs Bridge est une œuvre plus radicale qu’il n’y parait, portée par les prestations magistrales de Paul Newman et Joanne Woodward, couple et partenaires complices devant et derrière les caméras.

Sorti en bluray chez BQHL 

mardi 4 novembre 2025

Gervaise - René Clément (1956)

Paris, à partir de 1852. Les malheurs et la déchéance de Gervaise, blanchisseuse abandonnée avec ses jeunes fils Étienne et Claude par son amant Lantier. Elle devient la femme de Coupeau, brave ouvrier couvreur qu'un accident voue à l'inaction, à l'alcoolisme et à la maladie.

Gervaise est la quatrième et plus célèbre adaptation du roman L’Assommoir d’Emile Zola, après celles muette d’Albert Capellani (1909), hollywoodienne de D.W. Griffiths (1931) et de Gaston Roudès en 1933. Le roman était le septième du cycle des Rougon-Macquart, où l’auteur s’attachait, dans l’observation sur cinq générations du destin d’une même famille, à dépeindre l’influence du milieu sur les individus et ainsi offrir un véritable portrait social du Second Empire. Le livre fit scandale à sa parution (d’abord sous forme de feuilleton en 1876, puis de roman en 1877) pour la crudité de ses situations, imposant ainsi le parti-pris naturaliste de Zola.

Cette adaptation de René Clément en édulcore certains des éléments les plus sordides (notamment la bascule dans la prostitution de certains personnages féminins comme Gervaise ou sa fille Nana maintenue enfant même si la fin amorce ce tournant) mais demeure d’une grande puissance dramatique. Le récit fait des démunis, et plus spécifiquement Gervaise (Maria Schell), des êtres guidés par leurs passions et pulsions. Pour notre héroïne cela passe par une bonté et une dévotion forgeant une volonté intense, mais aussi une naïveté et progressivement un abattement désespéré face à une adversité qui s’acharne sur elle. Les hommes sont souvent la cause de ces élans contradictoires. 

Il y a la pulsion charnelle pour le perfide Lantier (Armand Mestral), premier amant et père de ses enfants auquel elle pardonne l’impensable avant que ce dernier la quitte pour de bon, et pour lequel elle vibre encore quand il la retrouve mariée à un autre. Cet autre c’est Coupeau (François Périer), vaillant couvreur pour lequel elle éprouve de l’affection et de la reconnaissance, et qui se montrera un mari bienveillant avant que le malheur ne le fasse sombrer dans l’alcoolisme. Enfin, il y a l’élan du cœur pour Goujet (Jacques Harden), forgeron également amoureux d’elle, mais rencontré trop tard, alors que les graines du malheur semblent déjà avoir été semées.

La volonté de réussite de Gervaise étant soumise à ce rapport aux hommes, ses bonheurs et malheurs dépendent des humeurs de ses derniers. Cette crudité des milieux populaires s’impose dès une saisissante scène de bagarre entre blanchisseuses, la rage de Gervaise lui donnant la force corriger et humilier la sournoise Virginie Poisson (Suzy Delair). Cette flamme qu’elle porte et lui permettant de se relever de tous les malheurs, est aussi la même qui l’aveugle face à la malveillance de ceux qui lui veulent du mal, de ceux la tirant vers le bas. René Clément capture ainsi à merveille les noirs desseins de Virginie dans sa mise en scène, les champs contre champs subtils face à la bonté naïve de Gervaise, les manigances silencieuses se devinant aisément avant d’être explicitées par les évènements.

Les aspects trop sordides du roman que Clément ne peut transposer dans le cinéma français de cette époque, il les remplace par une vérité, une authenticité palpable dans cette description de la fange. Il y a un vrai sentiment de matière, olfactive, organique, corporelle se dégageant des environnements, des interactions entre les personnages. Pour le meilleur, c’est le fumet d’une volaille joyeusement partagée entre amis et pour le pire, c’est le stade le plus avilissant d’alcoolisme atteint par Coupeau dont ont observe les traces de vomi sur son corps endormi. Maria Schell est la personnification de cette corruption des âmes, pourriture des corps, suintement des lieux. Son visage lumineux se fait blafard et cerné, la voix douce et avenante s’altère, et la pureté d’âme s’estompe. Clément ne garde pas la prise de poids progressive de Gervaise présente dans le roman, et édulcore son alcoolisme bien plus présent à l’écrit. 

Mais finalement, en se reposant sur la candeur de son actrice, le réalisateur en fait un roseau bien plus long et difficile à faire plier, rendant l’ultime renoncement plus saisissant encore. Même si en retrait, les questionnements sociaux plus concrets de Zola sont bien présent aussi, que ce soit cette révolte ouvrière réprimée par les tribunaux, ou le traumatisme physique et psychique que développe un incident de travail chez l’artisan. Un grand film très justement salué à sa sortie par plusieurs récompenses et nomination (prix d’interprétation féminine et grand prix à la Mostra de Venise, Bafta du meilleur film et du meilleur acteur pour François Perrier, nomination à l’Oscar du meilleur film étranger) qui ouvriront notamment les portes d’Hollywood à Maria Schell.

Sorti en dvd zone 2 français chez Studiocanal