Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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vendredi 6 septembre 2024

The Pillow Book - Peter Greenaway (1996)


 Nagiko, la fille d'un calligraphe célèbre, qui autrefois lui avait souhaité son anniversaire en lui calligraphiant ses vœux sur le visage, entreprend à son tour d'écrire. Après un mariage raté, un incendie, elle se lance à la poursuite de l'amant-calligraphe idéal qui usera de son corps tout entier en lieu et place de papier. Après bien des échecs, elle rencontre finalement Jérôme, un traducteur d'origine anglaise. Il la convainc d'être le pinceau plutôt que le papier.

La noirceur des conclusions d’œuvres comme Zoo (1985), Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) ou encore TheBaby of Macon (1993), avaient érigé le corps humain comme espace de souillure fascinante, de cannibalisme ou de culte morbide. The Pillow Book voit Peter Greenaway poursuivre cette réflexion, mais en se renouvelant avec une influence culturelle et esthétique cette fois tournée vers l’Asie. Le réalisateur s’inspire ici de Les Notes de chevet, classique de la littérature japonaise du 11e siècle, reposant sur une suite d’impression triviale de Sei Shōnagon, dame de compagnie de l'impératrice consort Teish. L’ouvrage est explicitement cité et mis en scène par intermittences, mais le récit repose davantage sur une sorte de variation moderne dont l’héroïne est la jeune Nagiko (Vivian Wu).

Fille d’un célèbre calligraphe, elle sert dès l’enfance de modèle à celui-ci, s’amusant à lui calligraphier des vœux sur le visage et le cou lors de ses anniversaires. La signification des motifs écrits place la fillette, et au sens large la femme, comme un objet soumis et définit par son créateur, et par conséquent l’homme. Nagiko observe cette soumission dans une logique de classe en voyant son père (Ken Ogata) subir les avances de son éditeur (Yoshi Oida), puis en la subissant elle-même par un mariage arrangé dont elle finira par s’évader. Exilée à Hong Kong, Nagiko ne peut cependant se défaire de ce conditionnement et va chercher de nouveau à être le réceptacle corporel d’un calligraphe inspiré. Peter Greenaway prolonge les expérimentations formelles entamées sur Prospero’s Books (1991), transformant l’image en prolongement des pages et corps calligraphiés, rajoutant des écrans exprimant le point de vue est les sentiments ambivalents des personnages.

Ainsi Nagiko d’une part fait montre d’émancipation en quittant son milieu et son Japon natal, mais de l’autre recherche la « signature » d’un homme sur son corps. C’est l’occasion pour Greenaway de multiplier les situations érotiques scandaleuses dont il a le secret, bien aidé par la prestation tout en lâcher-prise de Vivian Wu, tour à tour vulnérable, espiègle et provocante. L’arrière-plan japonais délaisse ses inspirations picturales occidentales habituelle pour travailler un mimétisme entre les situations sensuelle du récit et les estampes érotiques japonaises, auxquelles s’ajoutent parfois un « écran » rejouant des situations de Les Notes de chevet. Déstabilisant dans un premier temps, ce choix devient de plus en plus organique et instinctivement compréhensible par le spectateur, par l’écho qui se crée naturellement avec le cheminement de Nagiko.

Le melting-pot esthétique exprimé par les différents milieux que traverse l’héroïne font du film un objet hybride, voyant U2 alterner avec de la cantopop, Guesch Patti ou de l’enka japonaise, les costumes varier entre costumes traditionnels japonais et tenue de mode marquées nineties – conçus par Emi Wada. L’unité ne se dégage qu’avec la sérénité amoureuse et artistique conjuguées acquises par Nagiko. Après avoir sollicité différentes rencontres et amants occasionnels à marquer son corps de leur inspiration, Nagiko est décontenancée lorsque le polyglotte Jérôme (Ewan McGregor) l’incite au contraire à se faire autrice plutôt que réceptacle. Ce qui n’était que tumulte et provocation devient alors une merveille de langueur charnelle, romantique et artistique où les peaux des amants se font le parchemin de leurs baisers, caresses et bien sûr inspiration littéraire, avec un Jérôme devenant un véritable « manuscrit » humain délivré à l’éditeur.  Ce dernier est la source des maux d’enfance de notre héroïne, qui en s’ouvrant au sentiment amoureux éveille aussi sa jalousie, ravive sa rancœur et met à mal le fragile équilibre qu’elle a trouvé.

La dimension d’espace mental se renforce, tout en permettant encore de nouvelles visions originales et inédites de la part de Greenaway qui parvient totalement à fondre son univers extravagant à cette imagerie nippone. La conclusion faisant d’un corps aimé une matière littéraire à archiver et chérir ravive fortement le souvenir romanesque et vengeur de Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. Tout à sa mue asiatique, Greenaway demeure totalement cohérent dans ses obsessions et cette amour funèbre. 

Sorti en bluray anglais chez Indicator et doté de sous-titres anglais

jeudi 5 septembre 2024

High Spirits - Neil Jordan (1988)


 Peter Plunkett est le propriétaire d'un vieux château irlandais transformé en maison d'hôtes. Endetté auprès d'un homme d'affaires américain, Plunkett décide de transformer le château en attraction touristique en faisant jouer les fantômes à ses employés. La supercherie est vite découverte, mais le château s'avère également abriter de véritables fantômes.

En cette année 1988, il y avait sans doute un film de trop entre le Beetlejuice de Tim Burton et High Spirits de Neil Jordan, les deux films œuvrant dans la comédie fantastique sur fond de maison hantée et de fantômes. Neil Jordan signait là son premier film américain (même si dans le cadre d'une coproduction entre l'Irlande et l'Angleterre) et allait malheureusement rencontrer un échec cuisant au box-office, avec la frustration d'avoir été privé du final cut durant la postproduction. Le scénario suit une tonalité entre tradition gothique et regard plus distancié et ironique, les deux s'équilibrant par le mélange de pure loufoquerie et de romantisme. Cela se tient par l'argument voyant le châtelain irlandais ruiné Plunkett (Peter O'Toole) tenter d'éponger ses dettes en transformant son château en ruine en hôtel supposément hanté. Un peu à la manière de Beetlejuice justement, les hôtes qu'il va attirer le temps d'un séjour improvisé sont trop au fait des codes de l'épouvante (les enfants évoquant Les Griffes de la nuit de Wes Craven), trop "américains" et cyniques, ou trop autocentrés sur leurs petits problèmes futiles pour ressentir le moindre effroi en ces lieu.

Les efforts maladroits de Plunkett et de son personnel pour mettre en scène des manifestations spectrale donne lieu à des séquences extravagantes, spectaculaires et gentiment coquines qui surprennent, la filmographie de Neil Jordan ne nous ayant jusque-là pas habitué à ce genre d'humour splapstick décomplexé - même s'il renouvèlera avec le même insuccès commerciale la tentative avec Nous ne sommes pas des anges (1989) son second film américain. Le casting est génialement outré dans ses performances, notamment Peter O'Toole totalement naturel en vieux dandy alcoolique, Beverly D'Angelo en américaine moderne dépressive. La durée resserrée (à peine 1h30) du film empêche de mieux caractériser les autres personnages aux backgrounds potentiellement intéressant (le couple improbable entre l'aspirant prêtre joué par Peter Gallagher et la vamp incarnée par Jennifer Tilly) ou de creuser la satire en germe avec ce parapsychologue (Martin Ferrero) faisant de l'occulte un commerce, et qui va rapidement démasquer la supercherie.

Lorsque de vrais fantômes finissent par faire leur apparition, Neil Jordan jongle habilement entre une tradition de fantastique britannique décalée (façon L'Esprit s'amuse de David Lean (1945)) et authentique romance gothique. Le réalisateur renoue là avec un des thèmes majeurs de sa filmographie, le questionnement de la réalité du mythe, de la fable et du conte, ainsi que son influence sur les individus, thèmes explorés dans La Compagnie des loups (1984), Nous ne sommes pas des anges (1989), Entretien avec un vampire (1994), La Fin d'une liaison (1999) ou Ondine (2009). Seul hôte bienveillant du château, Jack (Steve Guttenberg) sera le premier à distinguer les fantômes, et s'émouvoir du sort de Mary (Daryl Hannah) revivant depuis 200 ans l'assassinat que lui infligea son époux (Liam Neeson) durant la nuit de noce de leur mariage arrangé. Jack parvient momentanément à stopper la boucle meurtrière, et va tomber amoureux d'une Mary à la douceur aux antipodes de la froideur de sa vraie épouse Sharon (Beverly D'Angelo). 
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L'équilibre entre la noirceur de ce romantisme morbide et la veine burlesque du film fonctionne plus ou moins bien. Le sort funeste de Mary revivant éternellement son assassinat rappelle la malédiction d'une perpétuelle réminiscence chez les êtres surnaturels de Jordan (Kirsten Dunst piégée dans un corps d'enfant avec des désirs de femme adulte dans Entretien avec un vampire, Gemma Aterton traversant les siècles en étant conditionnée à rester une prostituée dans Byzantium (2013), mais l'on sent aussi de grosses compromissions altérant l'originalité du film. La dynamique entre Jack et Mary n'est ainsi pas sans rappeler dans sa naïveté le Splash de Ron Howard (1984), premier grand succès de Daryl Hannah où elle formait un couple candide et décalé avec Tom Hanks. La noirceur et la sensualité qui traversent l'ensemble détonne néanmoins pour ce genre de comédie grand public, tant dans certaines situations (littéralement une scène de sexe quasi-nécrophile) qu'un propos qui heurterai sans doute plus un public contemporain (l'attirance de Sharon pour le fantôme Liam Neeson, assassin de son épouse certes mais plus viril et attirant que Jack).

Formellement le tout baigne dans un bel écrin gothique, avec malgré le côté décalé et parfois décalé une superbe direction artistique, entre les vues majestueuses du château réhaussées par les matte-painting de Derek Meddings, la photo d'Alex Thompson baignant dans une atmosphère british brumeuse et menaçante - ainsi qu'un beau score de George Fenton, compositeur fétiche de Jordan. La pyrotechnie des effets spéciaux modernes dénote presque avec ses morceaux de bravoures à la Poltergeist ou Ghostbuster. Mais là encore, dès que le côté romantique, gothique et torturé prend le pas c'est très prenant avec les apparitions saisissantes de Daryl Hannah, sa présence vulnérable et un travail habile dans le maquillage et les éclairages pour donner une teinte tour à tour spectrale, pourrissante ou éclatante à sa peau - et mettant ainsi à l'épreuve l'attirance et l'amour de Jack. Donc imparfait sur plusieurs points (on comprend que ce soit Beetlejuice qui ait remporté le jackpot) mais très singulier et ne manquant pas de charme.

Disponible en streaming sur Mycanal ou sorti en bluray anglais

mardi 3 septembre 2024

Soltero - Pio de Castro III (1984)


 Crispin Rodriguez est un soltero (célibataire). Ce jeune homme de 29 ans travaille à la Traders Royal Bank de Manille. Il passe son temps libre à traîner avec ses collègues, aller à des fêtes dans des bars, manger au restaurant et regarder des films au Manila Film Center. Toujours célibataire à presque 30 ans, il souhaite désespérément rencontrer une femme...

La découverte d’un nouveau cinéma philippin dans les années 70/80 aura fait découvrir certains pans sociétaux marquant du pays. Parmi eux, on trouve les racines d’une société profondément patriarcale, un éloge très ancré d’un profond virilisme. Les œuvres le dénonçant exposent de multiples situations, couches sociales, générations et genres au sein des victimes comme des oppresseurs. Les parents peuvent entretenir cette culture dans des œuvres comme Caïn et Abel de Lino Brocka (1982), Kisapmata de Mike de Leon (1981 ou Karnal de Marylou Dias-Abaya (1983). Les jeunes femmes la subissent dans Insiang (1976), Manille (1975) de Lino Brocka ou Brutal de Marilou Diaz-Abaya (1980), et les hommes se heurtent malgré eux à cet appel au virilisme planant au-dessus d’eux comme une malédiction coupable dans Itim de Mike de Leon (1976).

Soltero est une proposition différente de ces exemples sur plusieurs points. Il ne s’inscrit pas dans un cinéma de « genre » par lequel l’action et l’adrénaline font davantage passer ces questionnements. De plus, il fait le choix de montrer à travers son personnage principal le modèle d’une masculinité sensible et vulnérable, dans un récit doux et introspectif plutôt qu’une confrontation. On doit Soltero au dramaturge Bienvenido M. Noriega jr, qui signe là un de son premier scénario pour le cinéma. Noriega a la particularité d’avoir rencontré une certaine reconnaissance dans le monde des arts (au théâtre avant tout), tout en menant une carrière particulièrement fructueuse dans celui des affaires. 

Après de grandes études dans les universités américaines, il sera l’un des plus jeunes dirigeants de la Philippine National Bank ou plus tard président de grands fonds d’investissements. Parallèlement à ses études puis à ses hautes fonctions, il va étudier la littérature, l’art dramatique, le cinéma puis donc entamer cette voie dans l’écriture. Dès lors, toutes les séquences accompagnant le héros Crispin (Jay Ilagan) dans ses fonctions au sein de la banque, ses interactions avec ses amis et collègues, respirent le vécu. L’histoire observe Crispin mais aussi toute une génération de jeunes trentenaires issues de la classe sociale aisée, traîner leur spleen face à l’insatisfaction de leur existence. Crispin est un célibataire ne s’étant jamais vraiment remis de sa rupture avec Cristina (Rio Locsin), lui ayant préféré une relation adultère auprès d’un homme marié avec lequel elle a un enfant.

La pression sociale renvoie Crispin à son dépit amoureux, mais ses amis rangés ne s’en sortent guère mieux professionnellement et sentimentalement. Le film est d’une grande modernité et universalité, le public contemporain pouvant largement se reconnaître dans le dépit existentiel des personnages. L’urgence de nos sociétés modernes s’est encore accélérée depuis la sortie du film, l’instabilité et la difficile quête de relations amoureuses aussi. Le sentiment du temps qui passe se ressent dans les choix de vie qui éloignent humainement et/ou géographiquement les proches, ainsi que la maladie et la mort. Toutes ces mues sont subies par Crispin qui a le sentiment de stagner, obnubilé par une seule femme et ne parvenant pas à se lier à une autre.

Le réalisateur Pio de Castro III alterne les possibles pistes sentimentales (RJ (Chanda Romero) la séduisante supérieure de Crispin) entretenant l’espoir, avec une forme de répétitivité. Cette dernière se joue dans une dimension collective et en apparence festive avec les sorties au restaurant entre amis, les soirées en boite de nuit. Il y a une hauteur plus solitaire prise dans cet éternel recommencement lorsque la caméra s’attarde sur les paysages. Les panoramas urbains surchargés soulignent la place insignifiante de l’individu et de ses attentes dans cette grande agitation, alors que le sentiment d’attente de quelque chose, de quelqu’un plane sur les méditations silencieuses de Crispin face à des ciels crépusculaires. 

Tout en se montrant fort touchant dans la caractérisation de son personnage principal (Jay Ilagan tout en sensibilité à fleur de peau), toutes sortes de solitudes gravitent autour de lui à travers son entourage. Quel que soit le temps accordé à ce cercle et à ses problèmes, l’empathie fonctionne, telle la concierge dépressive (Mona Lisa) de la résidence de Crispin. C’est d’ailleurs là que repose une des plus belles audaces du film, un archétype romantique attendu débouchant sur la description courageuse d’une femme lesbienne, elle aussi confrontée à cette pression sociale altérant son identité.

Soltero est une œuvre d’une force traversant avec brio le temps, en capturant les maux intimes de la vie urbaine, à peine différents aujourd’hui qu’en 1984.

Sorti en bluray français chez Carlotta

lundi 2 septembre 2024

Joe, c'est aussi l'Amérique - Joe, John G. Avildsen (1970)

Bill Compton, un riche publicitaire, ne supporte pas que sa fille Melissa soit en couple avec un dealer. Après une overdose qui la conduit à l'hôpital, Bill se rend chez le petit ami de sa fille et l'assassine dans un accès de colère. Peu après, il rencontre Joe Curran, un ouvrier à qui il confesse son crime.

 Joe est un des films fondateurs du sous-genre du vigilante movie, films d’autodéfense voyant les quidams ordinaires prendre les armes face à l’insécurité urbaine. Cette transposition dans le cadre contemporain de codes associés au western reflète un climat social très particulier de l’Amérique du début des années 70. Certains films comme Un shérif à New York de Don Siegel (1968) avaient joué la carte de la confrontation amusée entre la contre-culture émergente et un vision plus traditionnelle incarnée par le flic déraciné joué par Clint Eastwood. Les soubresauts politiques que représentent la lutte parfois violente pour les droits civiques de la communauté afro-américaine, les mouvements pacifistes de gauche s’opposant à la guerre du Vietnam, ainsi que les révolutions (culturelle, sexuelle) apportées par les mouvements hippies heurtent tout un pan conservateur WASP de la population américaine. 

Cette communauté représente une « majorité silencieuse » se réfugiant dans le vote pour Richard Nixon, président élu en 1968 en ayant su flatter la frustration de ce versant de son électorat. Les films capturant plus frontalement les peurs de cette « majorité silencieuse » vont progressivement émerger à cette période. Inspecteur Harry (1970) exploite dans sa description de la menace urbaine la peur de l’homme noir (la fameuse scène du monologue d’Harry autour de son magnum) mais aussi la méfiance envers les hippies avec son serial-killer Scorpio (Andy Robinson) en arborant tous les traits vestimentaires. Un Justicier dans la ville de Michael Winner (1974) franchit le pas en montrant un citoyen poussé à bout prendre les armes, avant que des œuvres tout aussi cathartiques et ambiguës que Rolling Thunder de John Flynn (1977) ou Taxi Driver de Martin Scorsese (1976) poussent ce schéma plus loin encore.

C’est un climat que sauront tout à fait saisir l’aspirant réalisateur John G. Avildsen et le scénariste Norman Wexler dans Joe. Végétant dans leurs carrières respectives, les deux se rencontrent alors qu’ils travaillent au sein d’une agence de publicité. Avildsen parvient à présenter le script de Joe rédigé par Wexler à la compagnie indépendante Cannon (pas encore reprise en main par le tandem Golan/Globus) qui acceptera de le financer pour un budget modeste. L’une des forces de Joe à rassembler toutes les couches sociales de cette majorité silencieuse. D’un côté, la classe aisée des white collar, représentée ici par Bill Compton (Dennis Patrick) pour lequel les changements sont un danger susceptible de lui arracher sa fille Melissa (Susan Sarandon dans son premier rôle), engluée dans l’enfer de la drogue par un petit ami toxique. De l’autre, la classe ouvrière que symbolise Joe Curran (Peter Boyle), blue collar dont les maux d’une vie médiocre viennent tous de « l’autre », le jeune, le métèque ou le gauchiste. Bill va accidentellement réaliser l’acte que Joe ne fait pour l’instant que fantasmer quand, excédé par l’arrogance du petit ami qui a conduit sa fille à l’overdose, il va assassiner ce dernier sous le coup de la colère. La rencontre improbable des deux, dans un bar où l’un rumine son acte et l’autre hurle sa rage de le réaliser un jour, débouche sur un semi-aveux de Bill en qui Joe reconnaît un des siens. 

Le montage échappa à Avildsen lors de la post-production, faisant ainsi basculer en partie la portée du film. La facette de mélodrame était plus prononcée avec une intrigue passant plus de temps du coté du nanti Bill et de sa famille – dont on devine un passif plus chargé durant la scène de dispute entre Bill et son épouse alors qu’ils se rendent à l’appartement de Mélissa. Mais la prestation tout en excès de Peter Boyle et son prolo plus grand que nature s’avère le principal pôle d’attraction durant le visionnage des rushes. Il passe de personnage secondaire apparaissant au bout d’une heure à véritable héros du film auquel il donne son titre. Le ton se fait dès lors bien plus satirique grâce à ce catalyseur, notamment lors du choc des cultures que sera la rencontre des deux couples de classes sociales opposées. Seul le secret du crime, et une haine (pour des raisons différentes) envers un monde en pleine mutation les réunit, la condescendance des riches tout comme la vulgarité des pauvres les renvoient dos à dos au sein d’une Amérique wasp au choix dégénérée ou poussiéreuse. 

L’empreinte de John G. Avildsen demeure néanmoins, tant le parcours cabossé de Joe, son absence de manière et même son look évoque un pendant négatif du futur Rocky (1976) incarné par Sylvester Stallone. Si l personnage de Joe est en prise avec les peurs du début des années 70 et le rejet de changement de la « majorité silencieuse », celui de Rocky est le reflet idéalisé d’une foi encore intacte en le Rêve Américain, l’espoir de réussite et de seconde chance. L’esprit de revanche d’un Joe le pousse à la destruction, celui de Rocky au dépassement de soi et à l’abnégation. Les deux films s’avéreront de véritables phénomènes quant à l’identification du public dans leur héros, flattant ses bas-instincts pour l’un ou provoquant l’empathie pour l’autre – même si dans le cas de Rocky ce fut parfois interprété comme une sorte de revanche du mâle italo-américain, d’ailleurs moqué par Eddie Murphy dans un sketch d’anthologie de son stand-up Raw

Mais en bonne œuvre désespérée du Nouvel Hollywood, Joe lève néanmoins les doutes sur son propos dans sa conclusion d’une rare noirceur. Le petit ami dealer assassiné de Mélissa s’était avéré un entrepreneur pathétique comme un autre en quête de profit, et anticipant le regard cinglant posé plus tard sur ces communautés juvéniles libertaires baignant dans un hédonisme opiacé et sexuel. Joe et Bill vont brièvement s’adoucir en goûtant à ces menus plaisirs auprès de jeunes hippies peu farouches, nous laissant entendre que seules la jalousie et la frustration d’une vie adulte rangée et ennuyeuse guide leur dégoût de cette modernité – les scènes d’usines pour Joe, le dégoût de ses collègues publicitaires pour Bill. Lorsque cet aperçu des charmes Flower power se retourne contre eux, l’humiliation va stimuler leur violence jusqu’au point de non-retour dans un scène finale cathartique et traumatisante.

Sorti en blu-ray français chez ESC éditions

samedi 31 août 2024

Il était une fois - A Woman's Face, George Cukor (1941)

Anna Holm, une femme qui avait été défigurée dans sa jeunesse par un père alcoolique, dirige une bande de maîtres chanteurs opérant sous le couvert d'aubergistes. Alors qu'elle est venue extorquer une grosse somme à Vera Segert, elle se trouve face à son mari, le Dr Gustaf Segert, un chirurgien esthétique. En l'opérant, celui-ci va lui restituer sa beauté, ce qui va transformer sa vie.

A Woman's Face est un des derniers rôles de Joan Crawford au sein de la MGM, avant son départ du studio et son éclipse de deux des écrans - puis le retour triomphal à Warner avec Le Roman de Mildred Pierce (1945). Ce "woman's picture" est l'adaptation de la pièce Il était une fois de Francis de Croisset, jouée en 1932, et le remake du film suédois Visage de femme de Gustaf Molander (1938) première adaptation qui convainquit Hollywood d'appeler à lui Ingrid Bergman qui en était l'héroïne. Joan Crawford y retrouve aussi pour la quatrième et dernière fois George Cukor, qui l'avait précédemment dirigée dans La Femme de sa vie (1935), Femmes (1939) et Suzanne et ses idées (1940). L'histoire conserve son cadre et ses noms de personnages suédois, et fait preuve d'une certaine stylisation formelle et narrative. Le récit tourne autour d'un procès dont la parole des témoins reconstitue en flashback le mystère autour de la culpabilité de Anna Holm (Joan Crawford) jugée pour de meurtre. 

Le visage d'Anna est masqué sous sa posture résignée sur le banc des accusés, et c'est bien au fil des différents récits que se dévoile, au propre comme au figuré, la véritable face du personnage. Défigurée par une tragédie d'enfance, Anna a décidé de fuir la société pour se tapir dans l'ombre et entretenir une carrière criminelle. Elle n'est que honte et ressentiment, cette haine de soi la voyant se lier à un Torsten Barring (Conrad Veidt), homme trouble sachant flatter ses complexes pour l'entraîner dans ses entreprises sombres. Toute l'esthétique mise en place par Cukor durant ce début de film correspond à ses ténèbres qu'Anna estime mériter, avec cette photo de Robert Planck lorgnant sur le film noir, et une direction artistique de Cedric Gibbons contribuant aux atmosphères gothiques tandis que les costumes conçus par Adrian pour Joan Crawford assument dans leurs teintes sombre la volonté du personnage de disparaître des regards, de se fondre dans le décor. 

Si Torsten Barring exploite à son avantage la part d'ombre d'Anna, le chirurgien Gustaf Segert (Melvyn Douglas) qui va l'opérer semble farouchement croire à son penchant plus lumineux et bienveillant. En refaçonnant son visage mutilé, il la ramène à la vie, la reconnecte au monde qui l'entoure. Barring flatte les bas-instincts et le désir si longtemps refoulé d'Anna une tendresse de façade, une nature tactile qui trouble et manipule la jeune femme alors qu'à l'inverse Segert la laisse exister et se découvrir, notamment lors de la belle scène d'enlevage de pansement. Joan Crawford est remarquable pour faire passer toute ces nuances, langage corporel crispé et visage fuyant dans un premier temps, avant d'exprimer un charme épanoui recherchant enfin la compagnie et l'affection des autres. Cukor le fait ressentir à travers les échanges complices et sarcastique entre Segert et Anna, puis peu à peu dans la manière dont il laisse l'héroïne investir l'espace de sa silhouette et de sa beauté, gagnant naturellement les cœurs et l'affection de ses interlocuteurs, dont une belle relation avec un petit garçon.

La structure narrative sert parfaitement cette réinvention progressive de l'héroïne, notamment quand les prémices de la révélation de son visage opéré s’amorcent en flashback pour se révéler dans le présent de la scène du procès, pour un effet dramatique saisissant. Cependant cela ajoute aussi quelques longueurs, la multiplicité des témoins servant juste à faire avancer artificiellement l'intrigue avec des scènes où ils ne figurent parfois même pas. Heureusement le brio formel de Cukor raccroche constamment les wagons de notre intérêt, notamment une dernière partie multipliant les prouesses entre une scène de suspense haletante en téléphérique, une superbe séquence de danse et une course-poursuite finale ébouriffante. Le réalisateur concentre cette dualité clair/obscur de l'héroïne dans un environnement unique représenté par les deux love interest Conrad Veidt/Melvyn Douglas, deux choix de vie lui faisant face et l'obligeant à faire son choix. On pardonne du coup les petites longueurs et facilités, pour apprécier la maestria de Cukor et le talent de Crawford. 

Vu à la cinémathèque française dans le cadre de la rétro George Cukor

vendredi 30 août 2024

Septembre sans attendre - Volveréis, Jonas Trueba (2024)


 Après 14 ans de vie commune, Ale et Alex ont une idée un peu folle : organiser une fête pour célébrer leur séparation. Si cette annonce laisse leurs proches perplexes, le couple semble certain de sa décision. Mais l’est-il vraiment ?

On retrouve souvent dans les films de Jonas Trueba une hésitation pour les personnages entre la crainte de la fin de quelque chose, et l'espoir fébrile d'un renouveau. Un peu à la manière d'un Richard Linklater, ce dilemme se joue sur une échelle de temps, celui d'un début ou une fin d'été avec Les Exilés romantiques (2015) et Eva en août (2020), d’une année scolaire dans Qui à part nous (2021) voire une nuit sur La Reconquista (2016). Ces questionnements tournaient le plus souvent autour de l'entrée dans la vie adulte comme Qui à part nous, ou du moins les premiers choix personnels, sentimentaux qui s'y posaient dans Eva en août (la maternité, La Reconquista (la nostalgie d'un amour juvénile ou le présent du couple adulte). Venez voir (2022) avait marqué un certain virage en confrontant plus directement ses personnages à des maux plus matures, le contexte post-covid accélérant le processus voyant certaines amitiés se distendre, les proches d'hier progressivement s'éloigner à travers les aléas de la vie. Septembre sans attendre semble poursuivre cette entreprise, en évoquant cette fois la rupture amoureuse d'un couple adulte, donc vécu différemment que les ados ou jeunes gens naïfs des œuvres précédentes.

Ale (Itsaso Arana) et Alex (Vito Sanz) pensent être arrivé au bout du chemin après 14 ans de vie commune, l'heure de la séparation est venue. Comme pour se convaincre mutuellement ainsi que leur entourage de la sérénité de cette rupture, ils vont décider d'organiser une fête afin de défier la norme et au contraire fêter cette séparation. Ils pensent que la rupture se fait dans l'idée d'un bien-être commun et mérite davantage d'être célébrée que le mariage, reposant sur une norme sociale mais plus incertain dans son bonheur futur. Les premières scènes sèment d'emblée le doute sur la détermination des deux personnages. Lorsque Alex propose l'idée dans l'intimité de leur chambre, Ales répond d'abord par l'interrogative sur le fait que la séparation conduirait à un avenir meilleur, puis par l'affirmative comme pour ne pas montrer une détermination plus faible que son futur ex-conjoint. De même, lorsqu'Alex doit appeler un ami musicien pour le convaincre de jouer à la fameuse fête, il tergiverse et hésite à téléphoner car ce geste officialiserait cette folle entreprise, mais surtout la rupture. La pénombre de la chambre avait masqué les doutes d'Ales en dissimulant l'expression de son visage durant la scène précédente, et c'est au contraire son expression déterminée et opaque qui force cette fois Ales à effectuer l'appel.

Cette décision farfelue s'avère finalement une manière de retarder l'échéance plutôt qu'une rupture avec pertes et fracas. Jonas Trueba fait de l'annonce à l'entourage (famille, amis, collègues) une sorte de running-gag pour nous signifier que la manœuvre tient davantage de l'auto-conviction mutuelle du couple que de la quête d'adhésion de leurs interlocuteurs tour à tour effarés, tristes ou amusé de cette décision. Si l'on sent la complicité et lien intact entre Ales et Alex, la séparation, sans dévoiler ses motifs, planent dans l'absence de tendresse et d'affection mutuelle témoignée lorsqu'ils sont ensemble. Jonas Trueba les sépare constamment dans l'espace de leur appartement, que ce soit dans ses compositions de plans, son découpage et son montage. Le rapprochement ne se fait que quand les défenses conscientes sont relâchées (Ales faisant un cauchemar et se rapprochant puis prenant la main d'Alex dans son sommeil), que quand l'autre ne peut remarquer le regard encore amoureux que l'on pose sur lui - Ales au montage des longues scènes du film qu'elle réalise et mettant en scène Alex. 

Dans le court laps de temps qu'ils se laissent avant la fête de séparation fixée au 22 septembre, on retrouve donc cette dimension temporelle par laquelle doit se fonder un renouveau. Ce renouveau passe selon eux par la rupture, mais Trueba par un jeu de mise en abyme et d'approche référentielle va remettre leurs certitudes en question. Plusieurs niveaux de lectures se jouent en effet tout au long du film. Le père d'Ales, responsable de cette théorie initiale sur la séparation, est joué par Fernando Trueba, réalisateur et père de Jonas Trueba. Fernando Trueba s'est fait connaître par son talent à revisiter à la sauce ibérique les motifs de la screwball comedy américaine (La Fille de tes rêves (1998), Belle époque (1992), Sé infiel y no mires con quién (1985)) et, dans Septembre sans attendre, son personnage donnent au couple les clés de possibles retrouvailles par ce prisme du cinéma, de la screwball comedy et plus précisément de la comédie du remariage. Il va recommander à Ales les ouvrages de Stanley Cavell, dont le fameux À la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage où l'auteur théorisait justement ce concept, Jonas Trueba ne craignant pas de perdre ses spectateurs les moins cinéphiles en citant Indiscrétion de George Cukor (1940) ou Cette sacrée vérité de Leo McCarey (1937). 

C'est un constant double niveau de lecture qui maintient l'attention même sans avoir les références grâce à ce qu'il capture du couple quand il discute de ces éléments, et assez jubilatoire quand on sait de quoi il est question notamment l'échange vif ayant lieu autour du sens du Elle de Blake Edwards (1979). Trueba se place explicitement dans le sillage de ces comédies douces-amères sur le couple et le temps qui passe, tout en se les appropriant par des éléments de sa vie personnelle ainsi que de celle de ses interprètes - qui ont coécrit le script et formaient déjà un couple dans Eva en août et Venez voir. Le métier de réalisatrice d'Ales correspond par exemple aux vrais premiers pas de l'actrice Itsaso Arana dans ce métier (son premier film Les Filles vont bien étant sorti en 2023), les vieilles vidéos de leur voyage à Paris que regarde le couple à la fin du film sont celles prises par l'ex-femme de Vito Sanz, Itsaso Arana est la compagne de Jonas Trueba dans la vraie vie. 

Les raisons de la rupture, jamais vraiment expliquées, se devinent ainsi les non-dits divers les empêchant de se révéler et découvrir à nouveau l'un l'autre. Tout semble faussement joué dans leur décision de se quitter sans larmes et dans la fête. Les divers niveaux de lecture ne servent donc pas à nous perdre, mais à les rapprocher progressivement malgré eux, avec notamment cette poignante cette d'essai filmé où face à face ils n'arrivent pas à jouer la séparation sereine dont ils ont tant essayé de convaincre leur entourage. La scène sobre et poignante, martèle la dureté des mots en passant de la neutralité à une émotion palpable que les deux ne parviennent pas à dissimuler. C'est seulement là que les digues cèdent et que Trueba les films enfin sous un jour amoureux et sensuel. Le réalisateur équilibre brillamment son idée de conclusion et de renouveau, la répétition étant explicitement dépeinte comme un statut plus serein que le regret de la nostalgie de l'amour passé et la fébrilité de celui à venir. Une nouvelle merveille dans la filmographie décidément passionnante de Jonas Trueba.

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