Matsue est la fille adoptive de la maison Kiryuin, un clan yakuza qui règne sur la ville de Kōchi. Elle grandit dans cette société de l'ombre, entre guerres des gangs et rivalités amoureuses dans le harem du chef. Avec les années et malgré les brimades, elle finit par aimer Onimasa, leur chef charismatique comme un vrai père et à l'admirer.
Dans l’ombre du loup est un des derniers soubresauts du système studio japonais déclinant, étant une prestigieuse coproduction entre la Toei et Haiyuza Eiga Hoso Company, compagnie regroupant des anciens de la Daiei après sa faillite. C’est un film qui lance aussi un nouveau cycle pour le réalisateur Hideo Gosha qui initie là une trilogie de superproductions (Yohkiroh,le royaume des geishas (1983) et La Proie de l’ombre (1985) suivront) adaptées de la romancière Tomiko Miyao qui collabore également au scénario. Tomiko Miyao est devenue célèbre au Japon grâce à une série de romans sur le monde de la pègre et de la prostitution se déroulant à Kōchi, sur l’île de Shikoku. Ces ouvrages avaient une grande teneur autobiographique, puisqu’il s’agit de la région d’origine de l’autrice dont le père était un joueur et un « zengen », sorte de proxénète indépendant chargé d’acheter des filles aux familles pauvres puis de les revendre aux maisons close.
A cette description sans fard, Hideo Gosha va amener aussi une veine très personnelle prenant source dans son existence tumultueuse à ce moment-là. Quelques années plus tôt, la cellule familiale de Gosha vole en éclat lorsque son épouse effectue à son nom et sans le prévenir un emprunt qu’elle ne peut rembourser. Les conflits que cela entraîne vont inciter sa fille Tomoe à quitter prématurément le foyer, tandis que Gosha aura même maille à partir avec la police. Plus tard la fille de Gosha frise la mort suite à de graves problèmes de santé qui forcent le réalisateur à rester à son chevet. Tous ses drames le détournent de la réalisation de film et lui font réfléchir se retirer. Il n’est pas à l’initiative du projet d’adaptation de Dans l’ombre du loup mais est contacté les studios et d’anciens collaborateurs qui souhaitent le relancer, mais aussi car ils voient en lui le candidat idéal pour mener à bien cette superproduction fragile. Les thèmes du livre ajouté à ces problèmes intimes vont contribuer à faire évoluer le style de Hideo Gosha, jusqu’ici connu à travers son penchant pour l’action dans les films de sabre ou de yakuza. Si ces éléments sont encore présents ici, ils constituent avant tout la toile de fond d’un récit finalement assez intimiste. Nous allons observer une famille sur une période de 20 ans (1918-1940) sous le regard de la jeune Matsue (Masako Natsume), adoptée par le chef de clan yakuza Onimasa (Tatsuya Nakadai). On découvre avec la fillette les us et coutume du milieu, que ce soit dans le fonctionnement interne ou les relations/conflits avec l’extérieur et les clans rivaux. Dans les deux cas, tout semble au service d’une dévotion et d’un virilisme tout puissant. Onimasa dispose d’un harem dans lequel il choisit son amante du soir selon ses humeurs, avec le lot de mesquineries, jalousies et petites perfidies que cela peut entraîner entre les concubines sans éducation pour lesquelles cette situation est naturelle. L’épouse officielle Uta (Shima Iwashita) observe tout cela de loin et garde son statut de favorite délestée de la « corvée » sexuelle et s’appliquant à diriger la maison. Pour les relations avec l’extérieur, on oscille entre la déférence au grand parrain local Suda (Tetsurō Tanba) et les petites guerres à mener avec d’autres clans. Gosha capture cela dans une forme de quotidien loin du romanesque, de la dimension épique ou nerveuse telle qu’à pu la redéfinir un Kinji Fukasaku avec ses films de yakuza des années 70 (la saga des Combats sans code d’honneur, Guerre des gangs à Okinawa (1971)…). C’est en général une paix reposant sur l’intérêt commun du profit et des plaisirs, les conflits ne naissant pas des éléments habituels du récits de gangster (trahison, ambition, conquête de territoire) mais d’anicroches très triviales qui peuvent dégénérer en rixes collectives sanglantes et perdurer par la rancœur du vaincu.Les hommes semblent donc y être ivres de leur toute puissance, mais la personnalité d’Onimasa détonne. Le personnage se rêve une aura chevaleresque (correspondant au fantasme que véhiculeront les films de yakuzas des années 60) toujours contredite par un conditionnement social qui en fait un tyran guère différent des autres. La malheureuse Matsue doit batailler pour obtenir le droit d’aller à l’école, alors que l’éducation des filles semble représenter un danger pour la place à laquelle Onimasa destine les femmes.Celles-ci sont la monnaie d’échanges, l’objet de réparation et le facteur d’humiliation entre adversaires yakuzas, Onimasa rabaissant l’épouse d’un ennemi s’étant offerte à lui pour choisir d’enlever une servante vierge que ce dernier se réservait. Gosha captive par la description crue de ce microcosme, d’où néanmoins sous les rodomontades peut surgir l’humanité. Onimasa va ainsi se mettre à mal son parrain en prenant conscience du rôle « protecteur » du yakuza lorsqu’il refusera de briser une grève de cheminots. C’est dans ces moments que l’arrière-plan historique prend son importance, les yakuzas traditionnels marchant avec le pouvoir japonais fascisant de l’ère Taisho puis des années 30 alors qu’Onimasa par instinct plus que par conviction politique va se ranger vers une pensée de gauche au contact des syndicalistes. Cependant son mode de pensée yakuza et machiste a du mal à connecter avec ses aspirations humanistes, ce qui va entraîner la discorde avec la douce Matsue. L’échelle modeste du récit (le faste et la stylisation marquée arriveront avec les deux adaptations suivantes de Tomiko Miyao) permet de parfaitement comprendre ces contradictions au fil du temps, notamment grâce à la fascinante prestation de Tatsuya Nakadai. Gouailleur, rigolard et brutal, c’est une boule de nerf insaisissable à l’imprévisibilité intimidante pour ses ennemis comme son entourage. Matsue par son éducation, sa stabilité et son empathie en constitue l’inverse total qui d’abord suscitera le conflit familial avant un épilogue où la fille adoptive s’avère complémentaire de son orageux père. Car lorsque l’édifice du clan s’effritera, toutes les femmes s’étant soumises et/ou corrompues au contact d’Onimasa connaîtront un destin tragique. Nakadai se transforme progressivement en patriarche meurtri comprenant ses erreurs, et seulement là acquiert cette fameuse aura chevaleresque dans un stupéfiant affrontement final où toute la nature vaine de cette violence lui éclate à la figure. Il a patiemment construit sa propre tragédie et c’est la fille s’étant soustraite à sa tyrannie qui s’avérera la plus proche de lui. C’est captivant de bout en bout, magnifiquement feutré et profondément impudique via plusieurs scènes père/fille où Hideo Gosha transpose explicitement le dialogue, la relation apaisée qu’il rêverait d’avoir avec sa fille Tome. Une grande réussite qui ouvre la voie à Yohkiroh, le royaume des geishas et La Proie de l’ombre qui suivront.Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side
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