La Dame aux Camélias est une ambitieuse production européenne à visée de « patrimoine » à travers l’adaptation du célèbre roman d’Alexandre Dumas fils. Bien que s’inscrivant totalement dans le registre (la grande adaptation et le film en costume) de Mauro Bolognini, il n’est pas le premier envisagé par la production puisque, sur recommandation de son ami et admirateur Bertrand Tavernier, Vittorio Cottafavi est le premier nom envisagé. Cela est d’autant plus pertinent que Cottafavi a auparavant signé avec Fille d’amour (1953), une adaptation moderne de La Traviatta, l’opéra de Verdi également inspiré du roman de Dumas fils. Mais Cottafavi retiré depuis trop longtemps à la télévision est écarté au profit de Mauro Bolognini qui va parfaitement faire sien le projet.
Souvent paresseusement comparé à Visconti à cause de leur appétence commune pour le film en costume, Bolognini a cependant une approche différente lors de ses voyages dans le passé. Sans doute marqué par la fructueuse collaboration avec Pasolini lors de ses premières réussites majeures (Les Garçons (1959), Ça s’est passé à Rome (1960)), il en garde une certaine sécheresse, une volonté de réalisme et une noirceur qui détone avec cette réputation injustifiée de simple illustrateur. La Dame aux Camélias s’inscrit dans la continuité de plusieurs œuvres âpres traitant de la condition sociale féminine et notamment de la prostitution comme La Viaccia (1960), Bubu de Montparnasse (1970) ou encore L’Héritage (1976). Cette dimension sociale est d’autant plus appuyée par le choix d’adaptation, puisque ce n’est pas le roman qui est directement transposé, mais plutôt la véritable histoire d’amour qui l’a inspiré entre Alexandre Dumas fils et la courtisane Marie Plessis. Le film est ainsi davantage un portrait de cette dernière, rappelant ainsi à quel point le roman de Dumas fils se prête à de multiples et passionnantes relectures – le film de Cottafavi évoqué plus haut, le magnifique Le Roman de Marguerite Gautier de George Cukor (1936), même le Moulin Rouge de Baz Luhrmann (2001) en est une variation lointaine. Alphonsine (Isabelle Huppert) est une jeune fille conditionnée depuis l’enfance à être désirée et exploitée. Avec une grande sobriété graphique, Bolognini montre la concupiscence qu’elle éveille au plus jeune âge chez des hommes auprès desquels son innocence et ses traits semblent raviver quelque chose. C’est le souvenir de sa fille décédée chez le vieillard Stalkeberg (Fernando Rey), le visage de son épouse décédée pour le Comte Perregaux (Bruno Ganz). Les hommes mûrs transposent un passé meurtri sur ce visage angélique et mutin, les plus jeunes y voient une innocence à souiller dans l’esprit d’une existence débauchés de dandy. Alphonsine subit tout d’abord les évènements, notamment sous l’emprise d’un père (Gian Maria Volonté) à l’affection trop insistante pour ne pas être dérangeante, et toujours prêt à la livrer au plus offrant. Le récit se construit sur un désir subit, accepté puis exploité par Alphonsine. La passivité de la jeune femme témoigne de ce conditionnement, avec le moment de bascule où un prêtre se voulant bienfaiteur finit par céder à son tour à l’attrait d’Alphonsine. Bolognini semble opérer un glissement et une prise de conscience de son pouvoir durant cette scène. Il filme le visage à l’expression incertaine d’Alphonsine (passivité, résignation) lorsque les mains du prêtre se glisse sous ses jupes, avant un raccord sur les pieds du prêtre qui s’est suicidé par pendaison car meurtri par son acte. Le dégoût et l’entre-deux moral des premières scènes rurales cèdent à la fange et à la luxure des scène parisiennes. Le dépouillement des scènes de campagne laisse place à la surcharge des compositions de plans en décors, costumes, couleurs et accessoires. Il y a le cadre de l’opéra, espace de lien social et de rencontres, les soirées mondaines où se nouent et se dénouent les liaisons, et surtout les salons privés dans lesquels la débauche la plus décomplexée peut s’exprimer. L’ornementation des décors n’a aucun faste pour Bolognini, l’austérité de la photo de Ennio Guarnieri et la gamme de couleurs des costumes de Piero Tosi donnant des allures de mausolée à cet hédonisme de façade. Cette morbidité accompagne l’apparence d’Alphonsine, beauté pure dans la première partie, trop fardée quant elle apprend encore à user de ses charmes, puis magnifique d’élégance et de sophistication tout en ayant le regard éteint de celle qui en a trop vu et fait. La blancheur de ses traits en la rend désormais libre d’être rongé par la tuberculose tant sa substance vitale semble avoir été vidée par les années de débauche. La romance avec Dumas fils semble lui octroyer un sursis, mais les impératifs désormais économiques de son statut de courtisane et un blocage mental à envisager une autre existence (les dernières scènes où mourante elle maintient ses rituels mondains) empêchent une vraie issue romantique. Dumas fils ne deviendra un « bon parti » qu’avec les recettes de son récit des déboires d’Alphonsine, mais avant cela le dilemme se maintiendra pour le pire dans l’esprit de la jeune femme. L’ouverture sur les répétitions et la conclusion sur l’interprétation scénique de La Dame aux Camélias opposent assez brillamment l’idéal de tragédie romantique face à une bien plus sordide réalité. Le final tragique des amants sur scène est la projection de l’idéal de Dumas fils dans la façon dont il aurait aimé perdre son aimée, la réalité nous a montré Alphonsine seule, crachant du sang avant de donner son dernier souffle à la suite d’intenses souffrances. On reprochera tout juste une narration parfois trop abrupte (le montage télévisé en deux parties, plus riche de 30 minutes respire un peu mieux) mais sinon Bolognini ramène le fantasme romantique à l’échelle de la condition humaine.Sorti en bluray français chez Gaumont
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