Philip, un riche homme d'affaires genevois, hérite de plusieurs "Salons de Pachinko", des salles de jeux dont les néons illuminent les grandes artères de toutes les villes nippones. Son fils Storey, fasciné par le Japon et par les tremblements de terre, accepte d'en prendre la direction. A la mort soudaine de sa mère, Storey rentre à Genève. Pour distraire son père, Storey décide de transformer le manoir familial en maison close privée.
Peter Greenaway avait brillamment renouvelé son imaginaire en l’infusant d’influence asiatique dans son précédent film, The Pillow Book (1996). 8 Femmes ½ poursuit cette entreprise avec son intrigue teintée d’éléments rattachés à la culture japonaise, mais le film constitue aussi une forme de retour aux sources pour le réalisateur. Les précédents films de Greenaway, en particulier Prospero’s Books (1991) et The Baby of Macon (1993), étaient davantage des défis formels dont les tableaux baroques illustraient de grands thèmes plutôt que de suivre le cheminement intime de personnages. Les plus grands films de Greenaway sont justement ceux où la prouesse formelle, le ludique, s’équilibrent avec une émotion dans un ensemble soulignant un propos social, une veine romanesque. Pour retrouver cet élan, le réalisateur contraindre sa mise en scène sur 8 Femmes ½. Alors que l’environnement japonais dominant une partie du film s’y prête, Greenaway privilégie les plans américains et gros plans plutôt que les majestueux cadrage en tableaux baroque dont il a le secret.
Le postulat audacieux ne mettra paradoxalement pas en valeur les situations érotiques, mais choisira de se focaliser sur les personnages. Un parti-pris marquant dès la scène d’ouverture où l’homme d’affaire Philip Emmenthal (John Standing) et son fils Storey (Matthew Delamere) récupère lors d’une transaction financière plusieurs salles de pachinko, jeu d’argent à billes inondant les villes japonaises. Durant cette séquence, la neutralité du bureau dans lequel se discute la transaction compte moins que le montage heurté et les gros plans successifs sur les différents protagonistes. Le sérieux apparent mais l’excentricité en germe de Philip se devine, la nature plus explicitement fantasque de Storey également, tandis qu’une certaine sensualité se dégage de l’intermédiaire Kito (Vivia Wu) sous ses airs rigoureux. Le mort de son épouse plonge Philip dans une profonde dépression dont cherchera à le sortir son fils.Ayant goûté aux plaisirs de la vie nocturne nippone, Storey va entamer « l’apprentissage » sensuel de son père qui de tout sa vie n’a connu qu’une seule femme avec sa mère. L’argument est surprenant mais pas totalement neuf chez Greenaway qui dans Zoo (1985) prenait déjà le prétexte d’un deuil pour développer une sorte de complicité sexuelle entre les membres d’une même famille, en l’occurrence une fratrie de jumeaux. 8 Femmes ½ n’a pas du tout le caractère morbide de Zoo (même s’il en reprend parfois la symétrie des cadrages lors des expériences érotiques communes père/fils) et cherche plutôt à nouer une complicité ludique, tant dans les dialogues (Philip narrant à Storey sa fascination enfantine pour le sexe de son père) que les situations dont la nature équivoque est désamorcée par l’affection unissant Philip et son fils. Les 8 femmes et demie du titres correspondent au groupe d’amantes que vont progressivement se constituer le père et le fils. La rencontre inopinée puis la recherche explicite de « femmes perdues » les amènent à réunir des excentriques qui, entre contrainte financière et goût pour l’aventure, vont accepter de se prêter aux jeux érotiques des Emmenthal. Le grain de folie est déjà en germe pour Simato (Shizuka Inoh) joueuse compulsive de pachinko offrant son corps pour couvrir ses dettes. Il en va de même pour Mio (Kirina Mano), fantasmant sur les hommes travestis des spectacles de kabukis, ou Clothilde (Barbara Sarafian) initialement simple domestique mais rêvant de prendre la place de sa patronne disparue dans le lit conjugal. Le ton est espiègle, ludique et surtout accessible comme cela n’avait plus été le cas depuis quasiment l’inaugural Meurtre dans un jardin anglais (1982). Les grands espaces verdoyants anglais ont simplement été remplacés par les salons de la propriété suisse des Emmenthal, ou les néons des nuits kyotoïtes. Alors que Greenaway ne craignait jamais d’aller loin en provocation au niveau de l’érotisme, le film est plutôt retenu à ce sujet, amorçant les situations sans jamais être explicite. En effet, constituer une imagerie dionysiaque à la Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) semblait malvenu car, malgré la caractérisation attachante des héros, le postulat n’en demeure pas moins misogyne. Greenaway dépeint ainsi le plaisir avant tout dans la quête et les rencontres inattendues des différentes femmes plutôt que dans l’assouvissement charnel. Il en résulte d’irrésistibles dialogues comme lorsque les héros dépeignent leur idéal féminin selon une caractérisation « littéraire » (la femme Thomas Hardy, la femme Jane Austen), l’humour fonctionnant d’autant plus en connaissant l’œuvre des auteurs. Jamais réellement soumises malgré la situation, les 8 femmes (et demie) vont peu à peu inverser la tendance dans le rapport à leur « bienfaiteurs ». Ce sera tout d’abord à travers leurs personnalités. Griselda (Toni Colette) va ainsi dépasser et s’approprier le fantasme fétichiste de Philip qui l’imaginait en nonne lubrique, en endossant totalement ce rôle jusqu’à transformer une section de la maison en chapelle puis en prononçant réellement ses vœux. L’inversion sera également formelle quand toute l’imagerie nippone va contaminer la demeure des Emmenthal, les machines de pachinko envahissant les salons cossus, ou Philip réalisant à son tour le fantasme de sa maîtresse en arborant un costume traditionnel kabuki et en se travestissant. Le profane et le sacré, la tradition et la modernité, tout cela s’entremêle joyeusement pour nous signifier la nature désormais incertaine des relations. Dominant/dominée ? Amour ou simple désir ? Les discussions parfois agacées entre Philip et Storey constituent, le nombre en plus et le temps avançant, celles que pourraient avoir n’importe quels hommes concernant leurs compagnes. Même au cœur du rapport le plus torride et trivial se dissimule même une authentique romance avec Palmira (Polly Walker) entièrement soumise aux désirs de Philip dont le corps marqué par l’âge correspond parfaitement à son idéal masculin - au grand désespoir de Storey.Greenaway joue sur tous les tableaux et l’ambiguïté même de la nature humaine – et confirme l’écho assumé et explicite au Huit et demi de Federico Fellini (1963). On passe du harem excentrique à une sorte de sincère polyamour, mais à trop jouer avec les équilibres moraux le poids de la destinée plane. La construction du film correspond à une sorte de rise and fall polisson dont la menace (divine ?) plane lorsque Storey s’amuse de sa propension à provoquer les séismes au Japon. Le film parvient à être sincèrement touchant (la dernière scène entre Philip et Palmira), revisitant et renouvelant les thèmes de certains des meilleurs films de Greenaway comme Zoo déjà évoqué, mais aussi le superbe Le Ventre de l’architecte (1987). Accessible et moins expérimental que certains de ses travaux précédents (ainsi que de ceux à venir dans les années 2000), 8 Femmes ½ est une des belles réussites de Greenaway.Sorti en dvd zone 2 français chez Film sans frontières
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