Un architecte américain est invité à Rome pour réaliser une exposition sur une de ses idoles, l'architecte visionnaire français Etienne-Louis Boullée. Stourley Kracklite arrive avec sa charmante épouse Louisa. Obsédé par son travail, il souffre de maux de ventre et devient paranoïaque tandis que sa femme se tourne vers un jeune architecte italien.
Le Ventre de l’architecte est un des films les plus accessibles de Peter Greenaway, et suit directement Zoo (1985) qui à l’inverse fut à l’inverse fut une de ses œuvres les plus radicales. Peter Greenaway mêle souvent partis pris formels originaux et exigeants autour d’un défi esthétique avec une facette plus humaine, sociale et existentielle. Dans le très hermétique Zoo l’aspect expérimental prenait le pas même si l’émotion était là pour qui savait se laisser porter par la proposition, tandis que Meurtre dans un jardin anglais (1982) et Le Cuisinier, le voleur, la femme et son amant (1989) trouvent un point d’équilibre qui en font les films les plus satisfaisants pour les néophytes et les aficionados du réalisateur.
Le Ventre de l’architecte a ceci d’étonnant d’être réellement limpide, de ne pas chercher à désarçonner le spectateur et de justement mettre le curseur de l’émotion avant celui de l’expérimentation et de l’exercice de style. Sur le papier, le postulat n’est pas si éloigné de Meurtre dans un jardin anglais avec un héros artiste réalisant un grand projet sous lequel il ne voit pas s’amorcer une destinée tragique pour lui. Mais quand le film de 1982 adoptait le regard arrogant de son protagoniste avant de révéler ses intentions sous forme de whodunit, Le Ventre de l’architecte avec son héros mûr et las nous plonge tout de suite dans une mélancolie sourde. Stourley Kracklite (Brian Dennehy) architecte américain, arrive à Rome en compagnie de son épouse Louisa (Chloé Webb), pour réaliser le rêve d’une vie : réaliser une exposition sur l’architecte français Etienne-Louis Boullée. Progressivement son destin professionnel et intime va lui échapper à travers Caspasian Speckler (Lambert Wilson), jeune et séduisant architecte italien qui complote pour lui voler la responsabilité de l’exposition, et cherche à séduire son épouse.Peter Greenaway trace le destin tragique de Kracklite en le liant à l’environnement esthétique et culturel romain dans lequel il évolue, à la figure culturelle d’Etienne-Louis Boullée qu’il souhaite célébrer, et à quelque chose de plus organique et intime quand sa détresse se manifeste par de terribles maux de ventre. L’histoire romaine et plus particulièrement la légende sur la mort de l’empereur Auguste empoisonné par son épouse Livie fait naître chez lui la suspicion envers Chloé, et une obsession sur les ventres, nombrils, des nombreuses sculptures antiques qu’il observe dans la ville. Parallèlement l’esprit de Boullée imprègne le film dans le fond et la forme. Boullée (1728-1799) fut un architecte qui traversa le temps et influença davantage sa discipline pour ses théories que pour ses réalisations, l’audace des premières rendant difficile la concrétisation des secondes. On ressent peu à peu un effet miroir entre Boullée et Kracklite, ce dernier voyant son projet et sa vision lui échapper au profit d’un opportuniste y visant un simple marchepied social. Peter Greenaway choisit de faire évoluer Kracklite dans des environnements dont le design est sous influence des idées de Boullée, notamment en reconstituant à différentes échelles certains des projets les plus mégalomanes et non-réalisés de celui-ci comme son projet de Cénotaphe en hommage à Isaac Newton. Les maux conjugaux de Kracklite l’incitent à s’enfermer dans la paranoïa et la solitude, exprimée par cette obsession de Boullée dont il dissèque les plans, imagine des connexions imaginaires avec sa propre vie, et surtout transforme en confident fantasmé avec lequel il entretient une correspondance à sens unique. Le formalisme géométrique si typique de Greenaway déploie un mimétisme avec Boullée dans les compositions de plan et la confection des décors studios, et phagocyte l’imagerie habituelle de divers monuments romain pour les calquer à l’obsession et psychose de Kracklite. Comme toujours dans ses meilleurs films, Greenaway parvient à faire ressentir tout cela même sans le bagage culturel (qui est un véhicule du drame mais pas son moteur), en fonctionnant de manière sensorielle et émotionnelle. On est ainsi davantage touché par la détresse de Kracklite écrasé par les monuments romains, étouffé dans les portails circulaires, voyant le passé de ces lieux comme une manifestation de son désespoir du présent. Les doutes, la vieillesse, le sentiment du temps qui passe et de la trace que l’on va laisser se confondent entre les murs chargés d’Histoire et sa propre histoire qui lui échappe pour Kracklite.Brian Dennehy davantage connu dans un registre musclé et virile est assez impressionnant de vulnérabilité, et contribue par sa seule prestation à une grande part de la mélancolie qui traverse le film. C’est vraiment un de ses meilleurs rôles, lui permettant de montrer une autre facette de son talent. Michael Nyman n’est pas de la partie cette fois pour la bande-originale et la musique de Wim Mertens n’a pas ce côté thématique fusionnelle et hypnotique aux images. On retrouve les boucles répétitives réclamées par Greenaway, mais davantage pour appuyer l’errance et la lassitude de Kracklite alors que Nyman semblait davantage dans un contrepoint annonçant avant les images certains évènements funestes. Le film se partage entre l’atmosphère estivale finissante des extérieurs et la stylisation plus torturée et cérébrale des intérieurs (Kracklite observant les ébats de Chloé et Speckler par le trou d’une porte) grâce à la photo de Sacha Vierny, les compositions de plan n’ayant de cesse de souligner la distance entre les individus – aussi proche soient-ils physiquement. Le côté mélodramatique très frontal surprend pour du Greenaway et bouleverse plus d’une fois, notamment la scène d’amour avec la sœur Speckler (Stefania Casini) ou encore le moment délicat où le médecin annoncera son diagnostic à Kracklite. Le grand moment reste cependant la conclusion voyant toutes les strates formelles, thématiques et dramatique magnifiquement s’agencer entre la fuite en avant de Kracklite, l’artificialité de l’interprétation Boullée à l’ouverture de l’exposition, et le gigantisme de l’espace urbain romain qui a vu passer bien d’autres tragédies. Un superbe film et une vraie belle porte d’entrée au cinéma de Peter Greenaway.Sorti en dvd zone 2 français chez Bac Films et en bluray anglais chez BFI
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