Albert Spica, mafioso, est le propriétaire d'un grand restaurant. Il s'y goinfre chaque soir, en compagnie de sa femme qui ne supporte plus sa vulgarité. Mais elle a remarqué un homme distingué qui dîne seul, il devient son amant. Elle le retrouve dans les toilettes ou dans l'arrière-cuisine, sous l'œil indulgent de Richard, le chef-cuisinier.
Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant demeure sans doute l’œuvre la plus populaire et accessible de Peter Greenaway. Dans chacun de ses films, le réalisateur cherche à déployer un manifeste formel dont l’esthétique se croise à la thématique du récit. Une fois cet élément établit, il guide un propos brillant où Greenaway parvient à happer le spectateur dépourvu du bagage intellectuel initial par une intrigue accessible et aux ressorts archétypaux dont ressort une vraie problématique sociale. C’était le cas dans l’inaugural et excellent Meurtre dans un jardin anglais (1982) où, partant d’une inspiration autour de la peinture baroque, il avait façonné un véritable manifeste sur le regard, le point de vue, tout en proposant un cinglant constat sur l’arrivisme et la notion de classe dans la société anglaise. Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant est quant à lui une tentative d’appliquer la dimension outrageuse et les excès du théâtre élisabéthain (avec comme principal source Dommage qu'elle soit une putain tragédie du 17e siècle de John Ford) dans le contexte du vingtième siècle. La situation archétypale qui impliquera cette fois le spectateur sera un triangle amoureux.
Celui-ci est formé par « le voleur » Albert (Michael Gambon), sa femme Georgia (Helen Mirren) et son amant Michael (Alan Howard). Albert est un truand violent, vulgaire et bestial qui malmène son entourage et plus particulièrement Georgia par son attitude tyrannique. Sa « cantine » locale est le restaurant français tenu par le cuisinier Richard (Richard Bohringer), seul capable de lui tenir tête par son flegme. Le récit est construit autour de dix repas se déroulant au restaurant et durant lesquels Georgia va tomber sous le charme de Michael, vivre une passion torride avec lui dans l’arrière-cuisine sous l’œil bienveillant de Richard, avant que les évènements ne prennent une tournure plus tragique.Peter Greenaway ne fonctionne pas selon une progression narrative classique, mais rend l’ensemble limpide par des choix où l’émotion fonctionne de manière instinctive grâce à la caractérisation des acteurs, et sensitive par ses choix formels marqués. Albert est une manifestation du mal absolu, non pas celui dangereusement séduisant, mais celui qui répugne, dont on détourne les yeux mais dont il est impossible de s’éloigner. A côté de lui Georgia n’est qu’une frêle silhouette condamnée à subir ses invectives et sa brutalité dans un silence douloureux. Le seul réconfort, c’est lorsqu’elle lève les yeux vers une table voisine où se trouve l’antithèse d’Albert, le calme discret et maladroit Michael toujours le nez dans un livre. La détresse de l’une répond à la solitude de l’autre et le coup de foudre va être consommé immédiatement dans les toilettes du restaurant. Les différents espaces du récit sont définis par leur rôle et un code couleur. La salle de restaurant, « royaume » d’Albert baigne dans une couleur rouge de plus en plus marquée et qui affirme son emprise démoniaque. La foisonnante salle de cuisine et théâtre des ébats secrets du couple illégitime est teintée de jaune, symbole de liberté pour les amants mais aussi la faune cosmopolite des grouillots de cuisine qui s’oppose au racisme de la salle rouge où les truands sont tous des Anglais de souche blancs et bas du front. Les toilettes sont immaculées de blanc et dès que les personnages « purs » y pénètrent, leur tenue change de couleur pour devenir blanche également - Jean-Paul Gautier en charge des costumes ancre la folie du film bien dans son temps pour le meilleur. C’est le cas de Georgia et symboliquement, à travers le rôle des toilettes où l’on vient se vider des déjections consommées à l’extérieur, l’héroïne se purifie de la souillure accumulée au contact du répugnant Albert. Peter Greenaway déploie une chorégraphie hypnotique et inventive pour nous faire passer d’un lieu à l’autre et fait comprendre de manière instinctive, sans explication orale, la symbolique de chacun. Les références picturales sont bien là, notamment le tableau Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Georges de Frank Hals dans la salle rouge, et les compositions de plan d’Albert et ses sinistres acolytes à table qui reprend celles de peintres baroques flamand - dont la photo de Sacha Vierny reprend magnifiquement les parti-pris. Le regard se perd dans l’activité intense de la très stylisée salle de cuisine, où la rigueur réaliste de chaque action culinaire trouve un contrepoint excentrique à travers certaines situations et personnages comme le jeune Pup (Paul Russell) garçon de cuisine entonnant des chants lyriques alors qu’il lave la vaisselle. Le jaune irradie d’un éclat dionysiaque les amours de Georgia et Michael dans la réserve, donnant à cette préciosité et stylisation une facette charnelle et paillarde par les étreintes crues du couple entouré de volaille suspendue. Les travellings gracieux nous font passer du rêve au cauchemar d’une salle à l’autre dans un véritable ballet où les raccords en mouvement impressionnent de bout en bout, puis que si la bascule prend une seconde à l’écran, il a probablement dû s’écouler plusieurs semaines de tournage entre les changements de décors en réalité. La bande-originale de Michael Nyman est exceptionnelle une nouvelle pour traduire ces ruptures de ton, répétitive dans une forme d'extase romantique lors du rituel des rencontres secrètes, emphatique et expressive lors des bascules tragique, c'est en tout cas l'un des socles sur lequel repose toutes les émotions que cherche à retranscrire Greenaway.L’aspect social se dessine progressivement en proposant, métaphoriquement puis concrètement l’idée du cannibalisme. Le film sort en plein thatchérisme où les conditions sont idéales pour que les puissants dévorent les plus faibles. Albert est la manifestation extrême de cela, suintant la vulgarité du nouveau riche ne respectant personne, et son comportement dans le microcosme du restaurant exprime tout simplement son rapport au monde. La scène d’ouverture où sur le parking il tabasse et enduit de crotte de chien un malheureux qui lui devait de l’argent annonce la couleur. A l’inverse, les jeux érotiques entre Georgia et Michael les voient se « dévorer » goulûment, la métaphore cannibale exprimant là l’idée de la passion amoureuse à son point le plus primitif où il s’agit de s’imprégner, d’absorber l’autre et ne plus former qu’un avec lui. La nature décérébrée d’Albert lui fait rejeter tout intellect tant qu’il ne se « consomme » pas, qu’il ne rapporte pas espèces sonnantes et trébuchantes (sa réflexion à Michael sur ce que rapporte le livre qu’il lit) quand la fringale sexuelle de Georgia et Michael s’épanouit dans un entrepôt de livre – Georgia ne s’amourachant pas d’un libraire par hasard pour fuir le rustre Albert. Une nouvelle fois, il faut saluer le brio de Peter Greenaway à faire passer toutes ces notions qui pourraient paraître froide et cérébrales de façon limpide par la pure veine romanesque et teintée de stupre qui traverse l’ensemble. Le réalisateur épure sa trame de toute lourdeur et à l’inverse surcharge l’esthétique qui a pour rôle à la fois d’intellectualiser mais aussi de rendre universel le propos. La puissance des quinze dernières minutes radicalise encore davantage cette volonté, la théâtralité et la stylisation baroque atteignant des sommets (et annonce les travaux scéniques à venir de Greenaway) avec son décorum écarlate et oppressant au service d’un cannibalisme devenu un terrible geste de vengeance mitonné par le cuisinier. Un grand film porté par l’interprétation tout en lâcher-prise de son quatuor d’acteur, en particulier une fabuleuse Helen Mirren.
Sorti en dvd zone 2 français chez Bac Films
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