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lundi 1 janvier 2024

Tokyo Bordello - Yoshiwara enjō, Hideo Gosha (1987)

 À la fin de l'ère Meiji, une jeune femme issue d'une riche famille ruinée est vendue au plus luxueux établissement de Yoshiwara qui vit alors ses derniers «feux». Passant de la révolte à l'intégration, elle gravira progressivement les échelons d'une hiérarchie quasi féodale pour devenir l'ultime grande geisha de ce quartier des plaisirs historique de Tokyo.

Après sa trilogie d’adaptation de Tomiko Miyao (Dans l’ombre du loup (1982), Yohkiroh, le royaume des geishas (1983) et La Proie de l’homme (1985)), Hideo Gosha poursuit avec Tokyo Bordello la veine féminine initiée dans ces films, ainsi que dans l’exploration du monde des plaisirs et des maisons de geisha. Ce regard féminin était progressivement introduit dans la trilogie, par le prisme masculin du père (Dans l’ombre du loup, Yohkiroh, le royaume des geishas) puis de l’époux (La Proie de l’homme) gravitant par des professions peu recommandables (yakuza, zengen) autour de ce monde flottant. Hideo Gosha endosse cette fois pleinement ce point de vue féminin dans Tokyo Bordello, et ce en s’attachant plus spécifiquement à Yoshiwara, célèbre quartier des plaisirs de Tokyo de l’ère Edo jusqu’à l’abolition officielle de la prostitution en 1958. La différence se fera aussi dans l’approche formelle, l’esthétique du film dans les décors, costumes et couleurs puisant dans l’œuvre du peintre Shin'ichi Saitō – certaines images étant de véritable matérialisation de ses peintures.

Le film s’ouvre et se clôture sur l’arrivée et le départ de Yoshiwara de la jeune Hisano (Yûko Natori), vendue par sa famille ruinée à une maison de geisha. Dès lors ce sont les règles et la mentalité de ce monde clos qui s’imposent à la jeune fille, de façon formelle (tout le processus règlementaire de la « vente » par son zengen montré dans le détail) et sociale lorsque nous découvrons à travers les yeux de la novice les us et coutumes de la maison. Notre héroïne est placée sous l’aile des trois geishas vedettes, Kiku (Rino Katase), Yoshizato (Mariko Fuji) et Kokonoé (Sayoko Ninomiya) et brutalement initiée à sa fonction d’objet destiné à la satisfaction des hommes. Ce prestige de façade s’illustre par l’éclat des costumes, la stylisation des décors et la beauté sophistiquée des geishas constituent l’écrin et le symbole de l’artificialité, la superficialité régissant Yoshiwara et en dissimulant la réalité sordide. Gosha effectue une trajectoire parallèle au sein de laquelle la lassitude rattrape les geishas vedette et leur fait d’autant plus ressentir le désespoir de leur condition, quand Hisano au contraire gravit les échelons et se laisse griser par son statut grandissant. La longévité des oirans (courtisanes de haut rang) aura reposé sur l’illusion, celle dont elles ne sont plus dupes (Kiku indifférente aux déclarations d’un jeune client souhaitant l’épouser après ses études), celle à laquelle elles s’abandonnent (Yoshizato et l’homme qu’elle entretient qui finira par l’abandonner) et enfin celle qu’elles se créent pour survivre (Kokonoé s’inventant un frère dont elle finance les études).

Hisano dans son ascension s’illusionne de son rang et laisse passer l’amour quand il n’a pas la portée matérielle et possessive du client, voyant une insulte dans le refus de l’héritier Furushima (Jinpachi Nezu) de la toucher. La scène où elle finit par s’en plaindre auprès de lui amènera une réflexion amère de ce dernier, laissant entendre qu’elle a désormais le pur raisonnement d’une prostituée – ne voyant l’expression de l’amour que par ce prisme factice. Hideo Gosha joue des contours chatoyants de ce monde flottant pour traduire l’hypocrisie des rapports humains, même dans les instants les plus tendres. Le voile de tulle reproduisant la texture diaphane de certains tableaux de Shin'ichi Saitō, les arrière-plans et la colorimétrie féériques du ciel, la symbolique bouddhique appelant à des bienfaits très terre à terre (la prière invoquant le fait d’avoir beaucoup d’argent des clients avant l’ouverture) tout cela dresse des sentiments très peu nobles en définitives.

Le réalisateur sous cet apparat fait preuve d’un réalisme saisissant et parfois très cru. Il dévoile ainsi la nature des moyens de contraceptions d’alors (une sorte de colle que les femmes se glissaient dans l’entrejambe), laisse comprendre la différence de rang entre oiran et simple prostituée par un simple emplacement géographique des maisons respectives, et laisse deviner l’influence croissante de la culture occidentale dans la supposée tradition avec les vitraux et l’architecture art déco des bâtisses les plus prestigieuses. C’est lorsque cette vérité est enfin claire pour le spectateur que Gosha dans sa dernière partie laisse ses personnages s’enfoncer dans le pur désespoir. Bascule dans la folie, retour à la case départ après une échappée éphémère, Yoshiwara est à la fois une prison et un foyer pour les parias qui ont oublié la réalité existant hors de ses frontières. Mais même sous cet angle, le déterminisme social semble jouer. 

Hisano venait d’une famille riche dont la ruine l’a condamnée à la prostitution, mais ses congénères ont échoué là par pur instinct de survie et fuite de la misère en venant de la campagne, de famille nombreuses… Cette conscience et origine d’Hisano la dessert initialement pour s’avilir, puis est un atout dans son ambition et même l’attention des hommes nantis qui chercheront à l’entretenir. C’est donc lorsque Hisano s’offre à la fois le moment le plus glorieux de sa nature de geisha (un défilé de rue prestigieux) et une porte de sortie vers l’honorabilité par le mariage que tout peut disparaître par un incendie purificateur. Les illusions, déceptions et souffrances de ces lieux se désagrègent sous les flammes sous l’expression et les sentiments contrastés de l’héroïne. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side

 

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