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lundi 8 janvier 2024

L'Armée des douze singes - Twelve Monkeys, Terry Gilliam (1996)


 2035. La quasi-totalité de la population mondiale a été décimée par un mal mystérieux. Les survivants, réfugiés sous terre, mettent tous leurs espoirs dans un voyage à travers le temps pour prévenir la catastrophe. Désigné pour cette mission, James Cole (Bruce Willis), prisonnier condamné à perpétuité, débarque en 1996. Là, il rencontre Jeffrey Gaines, fils rebelle et détraqué d'un scientifique cruel, ainsi que le Dr. Kathryn Railly, psychiatre, qui va tenter d'élucider avec lui les mystérieux signaux lancés par une association secrète connue sous le nom de l'Armée des 12 singes...

Durant les années 80, Terry Gilliam gagne les faveurs des amateurs de fantastique tout en s’aliénant celles des décideurs hollywoodiens à travers une sorte de trilogie de l’imaginaire formée par Bandits, bandits (1981), Brazil (1985) et Les Aventures du baron de Münchausen (1988). Ces trois films par les motifs dont ils introduisent l’imaginaire peuvent être qualifié comme des odes aux fous, aux excentriques perdus entre leurs rêveries et une réalité dont il souhaite échapper. C’est l’ennui ordinaire de l’enfant de Bandits, bandits, le monde totalitaire, administratif et kafkaïen de Brazil, puis les maux de la vieillesse et l’ombre sinistre de la mort dans Les Aventures du baron de Münchausen. La folie latente réside dans la confusion s’opérant entre réel et imaginaire, la réminiscence des situations et protagonistes questionnant la santé mentale des héros. Terry Gilliam faisait cependant du choix de la rêverie un élément transcendant concrètement comme allégoriquement les maux du réel dans des spectacles foisonnant. The Fisher King (1991) en confrontant le « fou » joué par Robin Williams à un environnement contemporain et une réalité sociale marquée creuse ce sillon en estompant la fantasmagorie de l’univers des films précédents. Il s’agit dorénavant de déchiffrer ou interpréter au sein d’une urbanité sinistre les symboles menant vers un « graal » surmontant de profondes tragédies intimes. La croyance et la folie n’étaient plus seulement les moteurs d’une fuite en avant, mais pavaient aussi le chemin de la rédemption pour ses personnages.

On peut soupçonner que c’est cette ambiguïté quant à l’attrait de ses héros pour cette folie douce qui a intéressé Terry Gilliam dans L’Armée des douze singes, davantage même que l’argument de science-fiction. Le scénario de David Peoples et Janet Peoples (auteurs des scripts mémorables de Blade Runner (1982) et Impitoyable (1992)) est librement inspiré du court-métrage SF La Jetée de Chris Marker dont il reprend des éléments tels que le voyage dans le temps, le futur apocalyptique, la romance et la réminiscence du souvenir. Alors que le style formel singulier de La Jetée (composé d’une suite d’images fixes) rendait palpable et touchant son postulat, Terry Gilliam n’a de cesse de semer le doute dans L’Armée des douze singes. C’est d’autant plus vrai qu’à certains thèmes du film s’inscrivant dans des peurs « fin de siècle » telles que la perception du réel (Dark City (1998), The Truman Show (1998), Matrix (1999), Fight Club (1999)) interrogée sous un prisme social, d’autres éléments gagnent en acuité pour le spectateur des années 2020. 

Une humanité confinée à cause d’un dangereux virus, un activisme écologique si radical qu’il peut conduire à la catastrophe, un quotidien chargé de signaux alarmistes où une vérité enfouie peut aussi être le prélude à une folie complotiste… Ces éléments étaient présents dans certaines des fictions évoquées plus haut (il n’y a qu’à voir l’interprétation faite des extrêmes de tout bord d’un Matrix ou Fight Club, voire de la série X-Files pour servir leur idéologie) mais se dote d’une dimension captivante sous la caméra de Gilliam. Le futur désespéré se dote d’une imagerie et ambiance claustrophobique à la texture industrielle semblant tout à fait réaliste, tout en y ajoutant par les accessoires et les effets stroboscopiques de la mise en scène de Gilliam une pure veine expressionniste. La perception de James Cole (Bruce Willis) peut ainsi être autant dûe à une santé mentale précaire qu’à la nature hostile de cet avenir incertain.

Le doute est entretenu longtemps par Gilliam qui fait passer Cole de ce quotidien glauque à la réalité de notre monde contemporain par le seul montage, le processus du voyage dans le temps n’étant montré que bien plus tard. Cole en voulant alerter l’humanité du 20e siècle ne peut être perçu que comme un fou, uniquement bon à être interné et être « entendu » par un autre fou, Jeffrey Goines (Brad Pitt) qui va réinterpréter son message à sa manière. On retrouve là le regard du réalisateur dont les protagonistes « perchés » n’évoluent pas selon un même niveau de perception que le commun des mortels, parfois à cause d’un monde ayant perdu sa capacité de croyance et d’émerveillement (Robin Williams, roi pêcheur et SDF dans The Fisher King). Avec le recul l’accueil issu des deux premiers sauts temporels de Cole correspond aussi à un certain état d’esprit des années 90, période optimiste (malgré les drames géopolitiques s’y déroulant) dans sa première moitié et correspondant au rejet du message alarmiste du héros, et plus anxieuse en fin de décennie avec justement en 1996 Cole trouvant enfin une oreille pour le croire avec le docteur Railly (Madeleine Stowe). On peut l’interpréter comme une prise de conscience des dangers qui guettant notre société, ou à l’inverse une sorte de contagion de la paranoïa psychotique façon Bug de William Friedkin (2006) - toutes les "voix" entendues par Cole étant une vraie expression de schizophrénie.

La prestation sidérante de Bruce Willis fait magnifiquement passer toutes ces contradictions. Individu instable et violent conditionné par une vie dans un monde clos (qu’il soit d’anticipation ou mental), il représente l’ambiguïté longtemps questionné d’être le sage parmi les fous, ou le fou parmi les sages. Le scénario de David et Janet Peoples sèment habilement les indices qui vont finir par rendre plausible l’interprétation SF, tout en offrant la trajectoire inverse à son héros qui tente d’accepter sa supposée folie pour demeurer dans ce passé pour lui paradisiaque. Son passage à cependant donné la foi à Kathryn Railly, ou au contraire contaminé Jeffrey Goines pour une issue dans laquelle l’apocalypse serait inéluctable ou possiblement empêché. La dualité du film repose là, servie par les réminiscences formelles de Gilliam (la ruelle et les bâtiments de Philadelphie du présent faisant écho aux mêmes lieux du futur où les animaux ont pris le pouvoir) et certaines visions surréalistes avec ces animaux de zoo lâchés en ville.

Peu à peu le choix du rêve ou du réel, de la folie ou du rationnel, va s’avérer ne pas se jouer entre le présent endormi et le futur dévasté. Il reposera sur les sentiments à travers la référence au Vertigo d’Alfred Hitchcock, puisque c’est avec la révélation d’une Kathryn déguisée en blonde que Cole est convaincu qu’il s’agit bien d’elle dans le rêve qui obsède. Toutes ces souffrances, il les a endurées pour retrouver cette femme et la révélation s’opère par la mise en scène avec la même recherche d’emphase romantique que Vertigo, mais sans la duplicité sous-jacente. Gilliam, génie du trop-plein atteint ici une poésie simple et en partie méta qui permet d’une certaine façon de faire le lien avec la veine sentimentale merveilleuse de Brazil. D’ailleurs, après nous avoir baladé dans une atmosphère tortueuse et faites de signes à l’interprétation nébuleuse (la fameuse armée des douze singes), Gilliam poursuit finalement son éloge des excentriques et des doux-dingues quand la vraie et glaçante origine de l’apocalypse se révèlera. Le jeu des boucles et paradoxes temporels nous conduit brillamment à cette terrible conclusion, mais c’est avant tout l’amour défiant le temps et la mort qui nous étreint, par la grâce d’un échange de regard entre une femme blonde et un enfant. 


 Sorti en bluray français chez L'Atelier d'Image

 

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