Matrix fut une des grandes sensations cinématographiques de cette année 1999, œuvre somme et aboutissement par son esthétique, ses thèmes et son art de cerner/anticiper l’air du temps. L’approche du nouveau millénaire entraîne une forme de peur du vide qui se matérialise par plusieurs films qui interrogent le réel et notre raison d’être au sein de celui-ci. Cela passe par la fable pour The Truman Show de Peter Weir (1999), la satire et la comédie noire avec Fight Club de David Fincher (1999) ou encore l’allégorie et la science-fiction sur Dark City d’Alex Proyas (1998). Matrix partage cette approche via l’imaginaire de Dark City (et lui emprunte certains décors puisque tourné dans les mêmes studios en Australie) et l’esprit punk vindicatif de Fight Club. Là où avec le recul l’ironie du film de Fincher désamorce l’esprit de rébellion de façade, Matrix premier du nom reste encore très adolescent et premier degré sur ce point en faisant de l’ennemi au sein de la matrice les figures d’autorités institutionnelles avec la police, ou de son fantasme gouvernemental à travers les hommes en noir agents de la matrice (dont les noms Smith, Jones ou Brown illustrent cette identité interchangeable).
La figure du salary man asservi, mal dans sa vie et son environnement (là aussi au cœur de Fight Club) existe à travers Neo (Keanu Reeves) qui ne devient lui-même que la nuit venue dans sa vie de hacker avant une mue où il transcende et domine le monde qui l’entoure. Les Watchowski englobent cette idée d’une approche mythologique, mystique et archétypale autour de la figure de l’Elu apte à rendre accessibles tous les concepts SF, les préoccupations philosophiques de Matrix. A postériori on y verra aussi une métaphore de la question de transidentité qui travaillait déjà les Watchowski mais dans un tout habilement masqué sous l’entertainment et les multiples d’influences. En effet, Matrix est une révolution non par ce qu’il invente, mais par ce qu’il assimile dans un tout cohérent pour le démocratiser aux yeux du grand public. Si Neo est la figure intra diégétique du thème de l’humain entravé et transcendé en découvrant ce qu’il est vraiment, le film Matrix occupe la même place au sein du paysage hollywoodien d’alors. Les vieilles formules du cinéma d’action arrivaient là en bout de course avant d’être dynamisée par une culture pop plus sous-terraine. Matrix surfe sur un zeitgeist amorcé par Blade de Stephen Norrington (1998), l’influence et l’arrivée de John Woo à Hollywood qui témoigne de l’impact du cinéma de Hong Kong dans le cinéma occidental. A cela s’ajoute l’esthétique de la japanimation, des comics dont les Watchowski ont une parfaite compréhension et passion pour comme le reste le rendre acceptable à un spectateur néophyte.Cela se fera dans une vraie déférence en appelant des figures telles que le dessinateur Geoff Darrow pour concevoir l’univers visuel du film (l’atmosphère néo noir cuir SM techno déjà dans Blade), ou encore le réalisateur/chorégraphe hongkongais Yuen Woo Ping pour chorégraphier les scènes de combats. L’écrin n’est donc pas novateur dans ce qu’il raconte ou propose concrètement (le cyberpunk, la guerre contre les machines reprises des Terminator de James Cameron, la scène de l'hélicoptère plus qu'inspirée du Darkman de Sam Raimi (1990)) mais par son art du melting-pot, élément cher au Watchowski tant formellement, que charnellement et spirituellement comme le montreront des travaux plus tardifs avec la série Sense 8 ou le film Cloud Atlas (2010).Dès lors la grande force de Matrix est l’efficacité et la croyance absolu en son récit. Le film reste un modèle de narration et d’exposition, doté d'une atmosphère visuelle et sonore aisément identifiable (les costumes de Kym Barret, les teintes verte de la photo de Bill Pope, la bande-originale lancinante de Don Davis) pour intégrer tous les éléments évoqués plus haut. La dimension mystique discutable (et discutée dans les suites) est ici totalement transcendée par le cheminement des personnages. Dès ce premier volet on ressent ce mysticisme comme un poids aussi étouffant que le déterminisme technologique orchestré par la Matrice. Neo se sent mal à l’aise face à la ferveur de Morpheus (Laurence Fishburne) et les attentes que semblent faire reposer sur lui ses nouveaux compagnons. La « croyance », la transcendance et les prouesses de l’Elu n’interviendront non pas consciemment lorsqu’il s’imaginera comme tel, mais seulement quand il se ressentira implicitement ainsi (on en revient au sous-texte sur la transidentité) et avant tout dans le but noble de sauver Morpheus puis Trinity (Carrie-Ann Moss). Cette dernière ne peut également avouer ses sentiments à Neo tant que ces derniers semblent déterminés par l’Oracle (Gloria Foster), et ce n’est qu’après voir côtoyé, combattu et observé celui-ci que la déclaration peut se faire. L’humain, les sentiments et la conscience de l’autre guide constamment cette transcendance chez les Watchowski qui savent en faire des climax inoubliables, que ce soit ici où Neo désormais tout-puissant défait aisément le redoutable Agent Smith (Hugo Weaving) ou l’apothéose de la fin de course de Speed Racer (2008). La victoire ne se construit pas par la force (ce que souligne Morpheus lors d’une séquence d’entraînement) mais par se trouver soi-même, c’est progressivement atteindre une forme de hauteur et plénitude que les Watchowski savent rendre habité et spectaculaire à l’image du cultissime (et maintes fois copiés) effet bullet-time où Neo évite les balles. Il y a une forme de pure jubilation adolescente qui se dégage de ce premier volet qui rencontre un immense succès et constituera la vraie révolution et l’entrée aux 21e siècle du blockbuster, au contraire de la formule ressassée de l’attendu La Menace Fantôme de George Lucas (1999) qui semblera désormais bien daté face à la fougue juvénile de Matrix. Les passionnantes suites Matrix Reloaded (2003) et Matrix Revolutions (2003) se feront plus complexe, hermétiques et réflexives sans toutefois retrouver l’équilibre de cet opus original.Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Warner
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