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lundi 29 juillet 2024

L’Empire de la passion - Ai no bōrei, Nagisa Oshima (1978)


 Dans un village isolé, en 1895 pendant l'ère Meiji, Seiki mène auprès de son mari Gisaburo une existence paisible. Mais elle succombe aux avances empressées d'un jeune et beau soldat. Leur passion charnelle les conduira au meurtre de Gisaburo qu'ils jetteront dans un puits. Le fantôme du mort viendra hanter les nuits du couple criminel...

L’Empire de la passion est pour Nagisa Oshima le film « d’après », celui d’après le scandale et succès du sulfureux L’Empire des sens (1976), ballet érotique et morbide restant probablement son film le plus célèbre. Malgré le triomphe international, Oshima doit cependant encore en découdre avec la justice japonaise le temps d’un retentissant procès où il est jugé pour obscénité. L’Empire de la passion s’affirme à la fois comme une réponse, le miroir inversé et le complément de son glorieux prédécesseur. L’inspiration semble en effet proche à première vue, avec comme base un fait divers criminel trouvant ses racines dans une passion amoureuse et érotique fiévreuse. Nagisa Oshima souhaite cependant cette fois offrir une passion tournée vers l’extérieur et aux élans primitifs s’éloignant de la dimension cérébrale, urbaine et intellectuelle du drame charnel qu’était L’Empire des sens. Il va travailler dans un premier sur un autre fait divers datant de 1926, ayant vu un homme nourrir un amour fou pour une femme mariée qui le conduira au suicide après que cette dernière ait regagnée le foyer conjugal et mis fin à leur liaison. Il va interrompre son travail sur ce projet quand il tombera sur le manuscrit d’un roman de l’autrice Itoko Nakamura. L’ouvrage, inspiré de la vie de Takashi Nagatsuka (un des romancier favori d’Oshima), comprend un segment relatant un fait divers rural datant de 1896 qui va stimuler l’imagination d’Oshima et le décider à en faire son film suivant.

Si L’Empire de la passion peut être considéré comme une suite du cycle entamé avec L’Empire des sens, Oshima y recule cependant dans le temps pour articuler une dynamique différente. L’histoire se déroule durant l’ère Meiji (1868-1912), période où les mœurs occidentales gagnent le Japon et l’inscrive progressivement dans la modernité. Pourtant le cadre rural de l’action ne traduit pas ces changements, qui ne s’inviteront que très insidieusement pour empêcher les amours de Toyoji (Tatsuya Fuji) et Seki (Kazuko Yoshiyuki). Celle-ci est mariée à Gisaburo (Takahiro Tamura), modeste conducteur de pousse-pousse, tandis que Toyoji de 26 ans son cadet est un jeune, vigoureux et oisif célibataire. Oshima dépeint le quotidien laborieux et monotone de Seki, seulement illuminé par les visites encore chastes et amicales que lui fait Toyoji. Cette existence est suffisamment terne pour éteindre toute émotion vive au sein du couple légitime. Lorsque Gisaburo constate la nouvelle visite de Toyoji à son épouse, il lui demande d’un air badin et sans une once de jalousie si Toyoji ne serait pas amoureux d’elle. Le malheureux nourrit alors la graine d’un désir refoulé chez Seki, auquel il ne semble plus pouvoir répondre – la scène où il s’endort comme une souche alors que Seki vient s’allonger à ses côtés. Dès les rencontres amicales se font plus ambiguës, les regards plus appuyés, les attitudes plus maniérées, jusqu’à la bascule voyant Toyoji céder à ses pulsions et Seki mollement lui résister avant de succomber à son propre désir. L’actrice Kazuko Yoshiyuki excelle à traduire ce trouble, son visage ayant une expression presque théâtrale lors de son refus initial, avant de tomber le masque dans un spasme et abandonner son corps aux assauts de son amant.

Oshima ne cherche pas à réitérer la provocation de L’Empire des sens lors des séquences charnelles, finalement peu nombreuses et davantage suggestive qu’explicite. Il fait néanmoins ressentir cette notion de possession et de lâcher-prise nourrissant les amants, à travers certaines situations sulfureuse (Toyoji rasant le sexe de Seki) et les risques qu’ils prennent parfois d’être découvert comme lorsque Toyoji va étreindre Seki en pleine rue sous la neige. Alors que le couple revenu de tout de L’Empire des sens s’abandonnait à sa « corrida de l’amour » comme par défi à un ordre moral et politique oppressant dont il avait décidé de ne plus se soucier, les amants de L’Empire de la passion sont différents. Quand le reniement des bonnes mœurs est conscient et rassemble à l’unisson des corps et de l’intellect le couple de L’Empire des sens, le geste de celui de L’Empire de la passion est plus maladroit. Les décisions sont hâtives, pulsionnelles et incohérentes, à commencer par celle de tuer le mari alors que la liaison aurait pu se poursuivre loin des regards. C’est d’ailleurs le regard sidéré de l’époux alors qu’ils l’étranglent mortellement qui va marquer la tournure morbide du récit.

L’équilibre entre cette ère Meiji d’un Japon basculant dans la modernité et les élans ancestraux plus primitifs du pays se ressent dans les différentes façons dont la culpabilité va gagner le couple. Le policier (Takuzo Kawatani) venant enquêter suite à la longue et inexpliquée absence de Gisaburo, ainsi que la rumeur gagnant la population du village, représente le poids de la civilisation et son opprobre morale. Les apparitions progressives du fantôme de Gisaburo expriment une peur et culpabilité intime quand il surgit au-devant de Seki, et la force de la croyance ancestrale quand il va hanter les rêves des habitants du village. Un Shohei Imamura aura souvent filmé ce choc entre les carcans de la civilisation et l’expression sans inhibitions des pulsions et affects dans des cadres plus reculés, avec des œuvres comme La Femme insecte (1963), Profond désir des dieux (1968) ou La Balade de Narayama (1983). En inscrivant L’Empire de la passion dans la tradition du récit de fantôme japonais, Oshima se déleste de la neutralité entomologiste de Imamura pour nous dépeindre un véritable conte moral et tragique.

Le film peut autant être interprété sur une orientation surnaturelle que psychologique. Le fantôme est possiblement une expression du remord rongeant les amants, altérant leur perception et faisant ressurgir leurs peurs enfouies. Cela se ressent notamment par la fâcheuse et irrépressible habitude de Toyoji d’aller jeter des feuilles mortes dans le puits où git le cadavre de sa victime – tout comme le rituel de Seki d’aller acheter à toute heure l’alcool apprécié de son défunt mari. Dans l’idée d’un réel phénomène fantastique, l’absence de rancœur du fantôme et sa manière de répéter les actions quotidiennes de son vivant, obéit totalement à l’interprétation de la nature des yokais japonais. Oshima exprime cette dualité dans son travail sur la couleur, ainsi que le jeu entre l’intérieur et l’extérieur. 

La teinte bleue du visage de Gisaburo jure à chaque apparition avec les cadres intérieurs ternes et austères où il est vu par Seki. Au contraire la colorimétrie des extérieurs est comme « contaminée » par cette teinte bleue, accompagnant la marche nocturne de Seki d’effet vaporeux rendant irréels de véritables environnements naturels. Oshima s’inscrit de façon paradoxale dans cette tradition du film de fantôme japonais façon Kwaidan (Masaki Kobayashi (1964), ce type de production étant essentiellement tournée en studio, espace plus aisément malléable pour les effets visuels. En rendant l’extérieur artificiel et l’intérieur réaliste, il répond aux contradictions du couple hanté dans son intimité et dans sa vie sociale, ne supportant pas le poids de sa transgression morale et criminelle.

D’ailleurs la frénésie sexuelle de Toyoji et Seki s’estompe après la disparition du mari supposée les libérer, le regard du fantôme tout comme la vindicte publique les empêchant de céder - à la proximité constante en huis-clos des corps de L'Empire des sens répond la distance forcée de ceux de L'Empire de la passion. Ils n’assument pas non plus une destinée d’amants maudits, s’accrochant à la vie tout en courant à leur perte. Piégé entre deux époques, entre des manières de penser contradictoire, ils ne savent pas contre quoi éventuellement se rebeller, et finiront logiquement rattrapé par la justice, qu’elle soit celle des hommes ou de l’au-delà. 

Sorti en blu(ray français chez Carlotta

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